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Les lanceurs d’alerte entre héroïsme et déviance 

Les lanceurs d’alerte entre héroïsme et déviance

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Danièle Henky)

Les lanceurs d’alerte entre héroïsme et déviance

 

Michel Fabréguet, UMR 7367 DynamE

 Danièle Henky, EA 1337 Configurations littéraires

Université de Strasbourg

 

Appel à communications

Date limite de l’appel : 15 décembre 2021

 

Objet d’une attention croissante de la part du public et des médias, ce phénomène bénéficie d’un traitement important dans le champ scientifique nord-américain.

Aux Etats Unis, le whistleblower  est un employé ou un fonctionnaire qui révèle à sa direction, à la police ou à la presse la malhonnêteté d’une administration, la corruption d’une direction, un commerce ou une pollution nuisible à la santé, ou une atteinte aux libertés, avec la volonté de défendre l’intérêt public. L’expression « whistleblower » désigne à l’origine les policiers qui sifflent pour alerter les citoyens d’un danger et appeler les forces de l’ordre à la rescousse. Souvent considérés comme des « délateurs » par ceux qu’ils dénoncent, ils risquent de lourdes condamnations.

Le concept des « lanceurs d’alerte » a été théorisé en France au milieu des années 1990. L’expression française a été forgée par deux sociologues, Francis Châteauraynaud et Didier Torny, dans leur ouvrage de 1999, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque (Editions EHESS). Selon Châteauraynaud, le terme est apparu pour la première fois fin 1994, au cours de réunions de travail avec le sociologue Luc Boltanski, un spécialiste de la dénonciation des injustices, à l’époque de la maladie de la vache folle et de sa possible transmission à l’homme. On appelait « prophètes de malheur », les chercheurs alarmistes qui prédisaient une épidémie massive de la maladie de Creutzfeld-Jakob. Ce terme réducteur ne paraissant pas caractériser le travail souvent pertinent de ces militants de la prévention des risques, Châteauraynaud et Torny eurent l’idée de créer le terme « lanceurs d’alerte » pour les désigner.

Les whistleblowers  ou lanceurs d’alerte prennent le risque de perdre leur travail voire leur liberté en dévoilant des secrets  d’Etat ou industriels qu’ils jugent préjudiciables pour les citoyens. Le 22 juin 2013, les révélations de l’un d’entre eux, l’informaticien de la NSA, Edward Snowden, produisit une onde de choc psychologique et politique d’une envergure mondiale inédite. Snowden dévoila l’écoute généralisée des appels téléphoniques et la captation des métadonnées des citoyens et des dirigeants politiques par les programmes de surveillance d’Internet du gouvernement américain et du gouvernement britannique. Accusé d’espionnage, il risquait 30 ans de prison pour « trahison ». Après s’être enfui à Hong Kong, il finit par obtenir l’asile politique en Russie. Il a toujours soutenu que son seul objectif était d’informer le public de ce qui était fait en son nom et contre lui. 

Si le concept des « lanceurs d’alerte » a été théorisé fort récemment, il n’en demeure pas moins que la pratique des mises en garde face à la prise de conscience de risques et de dangers  aboutissant à la formulation de messages d’alerte pour provoquer une prise de conscience collective possède une très longue antécédence historique. Sans remonter jusqu’au mythe de la troyenne Cassandre, fille du roi Priam et de la reine Hécube, dotée du don de pouvoir prédire l’avenir sans être crue, véritable ancêtre des « sombres précurseurs » ou des «  prophètes de malheur », on peut citer ici Caton l’Ancien, au IIème siècle avant JC, qui, impressionné par le rapide relèvement de Carthage au lendemain de la deuxième guerre punique, ne cessa d’inciter ses compatriotes à entamer une troisième guerre pour détruire la ville : Delenda est Carthago.  

Au début du XVIe siècle, les thèses de Martin Luther, dites de Wittenberg, contre la pratique des indulgences ont été intégrées au corpus des « lanceurs d’alerte ». Au XIXe siècle, le genevois Henry Dunant en écrivant Un souvenir de Solférino, accélère une prise de conscience décisive qui rend possible la fondation du Comité international de la Croix-Rouge puis une action en faveur des prisonniers de guerre. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, Hermann Rauschning publie Hitler m’a dit, recueil de confidences du Führer auprès de l’ancien président du Sénat de la ville libre de Dantzig sur son désir de conquête mondiale, source historique aujourd’hui fortement remise en cause, mais qui visait lors de sa publication en 1939 à mettre en garde l’opinion publique des démocraties occidentales. Et pendant la seconde guerre, Jan Karski, entre autres témoin direct des atrocités commises à l’intérieur du ghetto de Varsovie, joue également le rôle d’un « lanceur d’alerte » lorsqu’il s’efforce d’intervenir, non sans difficultés, auprès des dirigeants alliés, dont le président Roosevelt, pour tenter de les informer de la réalité du génocide des juifs d’Europe. Et il faudrait encore évoquer ici les très nombreux précurseurs de l’écologie politique, depuis la fin du XIXe siècle, qui lancent des avertissements afin d’anticiper et de limiter les crises sanitaires ou environnementales.          

De semblables actions se sont multipliées très récemment au cours du XXIe siècle. Des hommes et des femmes divulguèrent, au nom de l’éthique et non sans courage, des informations secrètes jugées stratégiques par les gouvernements mais que les laceurs et lanceuses d’alerte considéraient comme liberticides pour les citoyens. Depuis un siècle, ils sont protégés par les gouvernements américains dès lors que leur révélation va dans le sens de l’intérêt public. En France, l’article 6 de la loi Sapin II de décembre 2016 les a définis. Un lanceur d’alerte est « […] une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». C’est aussi pour leur assurer un niveau élevé de protection qu’en avril 2018, la Commission européenne a proposé une directive sur la protection des « lanceurs d’alerte ». Entrée en vigueur le 16 décembre 2019, celle-ci les considère comme « des acteurs permettant le respect de la légalité et l’application du droit de l’Union » car les « signalements et les divulgations publiques des lanceurs d’alerte constituent une composante en amont de l’application du droit et des politiques de l’Union ». Pour les protéger contre le licenciement, la rétrogradation et d’autres formes de représailles, (y compris ceux qui interviennent en tant que source pour des journalistes d’investigation), le texte entend instaurer des « canaux sûrs permettant les signalements tant au sein d’une organisation qu’auprès des pouvoirs publics ». La directive s’applique à toutes les personnes divulguant des informations dans leur cadre de travail, qu’ils soient ou non salariés. Stagiaires, sous-traitants ou volontaires sont donc concernés. Grâce à cette loi, les « lanceurs d’alerte » sont désormais garantis dans leur confidentialité, protégés dans le cadre du travail contre les mesures de représailles. La loi exclut néanmoins de son champ d’application les informations couvertes par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client.   

Malgré la polémique qu’ils ont largement suscitée depuis les années 1990 et la longue précarité juridique à laquelle ils se sont confrontés, les lanceurs d’alerte ont donc gagné en reconnaissance et en soutien. En témoignent la multiplication des plateformes et ONG qui leur sont dédiées pour réceptionner leurs informations et les protéger. La considération due à celui qui s’engage, seul, pour défendre l’intérêt général, pourrait apparaître comme un des signes des mutations qui affectent les sociétés démocratiques : la crise de la représentation et le déclin des mobilisations collectives laisseraient le champ libre à cette forme d’individualisme moral qui, contrairement à l’individualisme égoïste, contribuerait à consolider la démocratie. L’alerte éthique se trouve aujourd’hui valorisée dans l’espace public, notamment médiatique, et va de pair avec la tentation d’apposer l’étiquette de plus en plus libéralement, y compris de façon rétrospective : on a par exemple proposé d’inscrire sur la liste des lanceurs d’alerte Luther, pour avoir dénoncé la vente des indulgences, Zola, pour son « J’accuse », ou, plus près de nous, Jan Karski qui a tenté – en vain – d’alerter les gouvernements alliés sur l’entreprise nazie d’extermination des juifs [1].

Mais il convient aussi d’inscrire la problématique des « lanceurs d’alerte » au regard de celle de la « déviance ». La problématique de la déviance se construit par référence aux notions de norme et de modèle institué : la mise en garde et la dénonciation du risque s’effectuent toujours, du point de vue des « lanceurs d’alerte », au nom de ces notions, qui impliquent aussi une délimitation entre le « normal » et le « pathologique ». Les « lanceurs d’alerte » se mobilisent pour défendre le premier terme contre le second. Mais cela peut se retourner contre eux comme ce fut le cas pour Edward Snowden. Le sens de la déviance, au propre comme au figuré, rapporté au cas des « lanceurs d’alerte » constitue ainsi un enjeu essentiel, au regard des institutions auxquelles ils peuvent appartenir. Dans la mesure où elles édictent des lois, ces institutions sont en mesure de déterminer les critères de la déviance et de la criminalité. Afin de faire respecter l’ordre public, elles peuvent donc classer les « lanceurs d’alerte » qui viendraient s’opposer à elles dans ces catégories. La question du contrôle social et de ses dispositifs se trouve ainsi posée autour des concepts de « lanceurs d’alerte » et de déviance.     

Dans la continuité des recherches entreprises sur le concept de « l’héroïsme » dans trois précédents ouvrages collectifs  que nous avons codirigés : Grandes figures du passé et héros référents dans les représentations de l’Europe contemporaine, Paris, L’Harmattan, « Inter-National », 2012, Mémoires et représentations de la déportation dans l’Europe contemporaine, Paris, L’Harmattan, « Inter-National », 2015 et  Les “Héros du retrait” dans les mémoires et les représentations de l’Europe contemporaine, Paris, L’Harmattan, « International », 2020, nous envisageons d’étudier ce qui apparaît comme nouvel avatar du héros contemporain.  

Nous nous proposons d’analyser dans un ouvrage collectif pluridisciplinaire les caractéristiques et les limites des « lanceurs d’alerte », un sujet encore peu traité par les chercheurs européens, exception faite de quelques études pionnières (Bernstein, Jasper, 1996; Chateauraynaud, Torny, 1999).

 

Pour tenter de cerner et peut-être aussi d’élargir les contours de la notion de « lanceurs d’alerte », on pourra se demander, entre autres, en interrogeant la notion d’héroïsme comme celle de déviance :

  • Quelles caractéristiques des héros du passé se retrouvent chez le « lanceur d’alerte » ?
  • Le « lanceur d’alerte » est-il finalement une victime, un traitre ou un héros ?
  • Quel sens, au propre comme au figuré, les « lanceurs d’alerte » donnent-ils à leur délimitation du « normal » et du « pathologique » pour justifier leur intervention ?
  • Les acteurs de l’histoire comme « lanceurs d’alerte » ont-ils toujours été crédibles, en particulier au sein des institutions auxquelles ils pouvaient le cas échéant appartenir ? Dans cette perspective, on pourra s’intéresser aux domaines les plus divers, y compris au domaine sportif.
  • L’écrivain engagé peut-il être considéré comme un lanceur d’alerte et comment se manifeste son héroïsme ou sa déviance par rapport à l’ordre établi ?
  • Quels personnages de la littérature peuvent-ils être considérés comme des lanceurs d’alerte ? A quel courant littéraire ou à quelle période de l’histoire peuvent-ils être rattachés ?
  • D’autres formes d’art ont-elles permis à leurs créateurs de manifester des opinions qui pouvaient les rattacher aux « lanceurs d’alerte » ? Pour quels effets ?
  • Quelles transformations ces types de personnes ou de personnages entraînent-ils dans les différents domaines de leurs interventions (historique, politique, social, sportif, littéraire ou artistique) ?

 

Quelques indications bibliographiques :

D. Lewis, W. Vandekerckhove (ed.), Whistleblowing and Democratic Values, The International Whistleblowing Research Network, 2011.

F. Chateauraynaud, « Lanceur d'alerte », in Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, consultable en ligne : www.dicopart.fr/fr/dico/lanceur-dalerte.

D. Lochak, « L’alerte éthique entre dénonciation et désobéissance », AJDA, 2014, p. 2236.

 J.-P. Foegle, « Lanceur d’alerte ou « leaker » ? Réflexions critiques sur une distinction », Revue des Droits de l’Homme n°10.

Y. Graf, I. Joseph (ed.), L’école de Chicago – naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1990.

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Les articles réunis sous la responsabilité d’un comité scientifique feront l’objet d’une publication ultérieure dirigée par Michel Fabréguet et Danièle Henky dans la collection « International » de L’Harmattan.

            Les propositions de communication (titre, court résumé et bref C.V.) devront être adressées pour examen avant le 15 décembre 2021 à Michel Fabréguet, Professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po Strasbourg (michelfabreguet@noos.fr) et à Danièle Henky, Maître de conférences habilitée en Langues et Littérature françaises émérite de l’université de Strasbourg (daniele.henky@wanadoo.fr).          

 

 

[1] Hors-Série - Le Monde, « Générations rebelles. De Camus aux Pussy Riot », N° 42, 9 Juillet 2014.