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"Les écrivains, images de marques", par P. Assouline (blog larepubliquedeslivres.com)

Publié le par Marc Escola

"Les écrivains, images de marques", par P. Assouline

en ligne le 26 décembre 2020 sur son blog larepubliquedeslivres.com

 

[…] À une époque où tout est label, l’écrivain, qui craint toujours d’être oublié, se doit de faire signe. Cela peut être signe de reconnaissance (gilet rouge de Théophile Gautier, chemise blanche décolletée de BHL, col roulé de Duras, parka dégueu de Houellebecq) ou des signes permanents et récurrents sur son propre site ou sur Twitter, Facebook, Instagram, étant entendu qu’il maitrise déjà son identité numérique. Forts de ses tirages, de sa notoriété, de sa popularité, il attire des agences de pub soucieuses de capter son univers pour en faire profiter une marque dépourvue de ce capital symbolique. Si JK Rowling, Tom Clancy, Stephen King notamment ont déposé leur nom au registre des marques, le dépôt de marque à l’INPI est un phénomène très mineur dans l’édition française ; encore concerne-t-il essentiellement la littérature sérielle, populaire ou policière, d’Alexandre Dumas à Gérard de Villiers. On a glissé du copyright, qui protège une œuvre unique, au trademark, qui protège une marque déclinée en série de produits aux créateurs multiples. On cite souvent le pactole rapporté à sa famille par le Petit prince de Saint-Exupéry, notamment les 450 objets qui en sont dérivés en vente sur son site ; mais il fait pâle figure en regard de « l’écrivain Obama » à la tête d’une véritable franchise avec sa femme : un contrat de 65 millions dollars avec son éditeur Penguin Random House, un autre de 50 millions avec Netflix, un autre encore de 20 millions avec Spotify pour des podcasts, sans parler des conférences à travers le monde et d’innombrables produits dérivés etc Mais comment conserver sa visibilité d’écrivain quand on n’a pas, comme lui, 126 millions d’abonnés sur Twitter et 34 millions sur Instagram ? Il ne suffit pas de répéter « Yes, I can ! » en français à longueur de journée (j’ai essayé, ça ne marche pas). N’empêche que l’air du temps, la tendance et les mutations des marques poussent l’écrivain à faire évoluer sa vocation première (raconter des histoires) vers le storytelling publicitaire, la marque-écrivain se faisant récit. Rien de mieux que l’aura culturelle pour une marque en quête de légitimité sur un terrain qui n’est pas le sien ; mais l’hybridation de la littérature et de la promotion commerciale ne va pas sans risque. On peut perdre son âme à déjeuner avec un publicitaire fut-ce avec une longue cuillère. Certains auteurs font des acrobaties pour concilier leur exigence littéraire doublée de leur morale d’écrivain avec les impératifs de la commande. La logique commerciale n’est pas celle de l’écriture -enfin, en principe. Le capital symbolique et le capital économique n’ont pas naturellement vocation à se rencontrer. Pour ceux qui organisent tout un marché autour de l’univers de l’écrivain, cela ne consiste pas seulement à inventer une « plume attitude » faite de pixels et de traits numériques ou à faire du placement de produit pour qu’une marque de whisky soit cité dans un roman. Reste à savoir si l’auteur ne perd pas un peu de son crédit dans l’affaire, et la marque une part de sa crédibilité. Dans les années 80/90, Paul-Loup Sulitzer, qui avait fait de son nom une marque, donnait l’illusion d’être quelqu’un pour avoir réussi à faire croire aux banquiers qu’il était écrivain et aux écrivains qu’il était banquier. Mais aujourd’hui, il n’existe déjà plus de son vivant. Des chercheurs ont été invités à réfléchir à ces questions qui relèvent autant de la sociologie culturelle que de l’histoire littéraire dans L’écrivain comme marque, un ouvrage collectif publié sous la direction de Marie-Eve Thérenty et Adeleine Wrona à Sorbonne Université Presses. Sa lecture est aussi instructive qu’édifiante. […]

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