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L’écriture de soi et la vie des autres (Québec)

L’écriture de soi et la vie des autres (Québec)

Publié le par Vincent Ferré (Source : Michaël Trahan)

L’écriture de soi et la vie des autres

Journée d’étude organisée par Michaël Trahan et Sophie Létourneau
Maison de la littérature, Québec — 13 mai 2022

Depuis une vingtaine d’années, les débats entourant les usages littéraires de la vie d’autrui se multiplient dans le champ littéraire français. En 2003, quand l’ex-mari de Camille Laurens poursuit cette dernière en justice pour atteinte à la vie privée à la suite de la parution de son livre L’amour, roman, les juges tranchent en faveur de l’écrivaine, en insistant sur le fait que l’autofiction doit, « sous peine de disparaître, pouvoir être pratiqué[e] dans un maximum de sécurité juridique et ne saurait être entravé[e], voire annihilé[e], par une protection trop rigoureuse de la vie privée des personnes concernées ». Quelques années plus tard, le procès intenté à l’écrivain Nicolas Fargues par son ex-compagne, qui s’est reconnue dans son livre J’étais derrière toi (2006), donne lieu à un verdict similaire.

En 2009 et en 2013, toutefois, il en va différemment pour Christine Angot. À la parution du livre Le marché des amants (2008), Élise Bidoit, l’ex-épouse du conjoint de l’écrivaine, lance une action en justice à cause de sa figuration dans l’ouvrage. Un accord est finalement conclu, qui prévoit une indemnisation de 10 000 euros. En 2011, la même Élise Bidoit poursuit de nouveau l’écrivaine pour Les petits, un livre qui raconte l’histoire d’un couple en crise, et dans lequel Bidoit se reconnaît, dépeinte sous les traits d’une femme manipulatrice qui fait du tort à son ex-mari. Cette fois, les noms sont changés, mais la reproduction, dans le livre, d’une enquête sociale, demandée par un juge pour régler le problème de la garde des enfants, pèse sans doute dans la balance : en mai 2013, Bidoit remporte le procès l’opposant à Angot, qui doit lui verser 40 000 euros en dommages et intérêts. 

Plus récemment encore, une autre affaire éclate, donnant lieu à une fascinante polémique, qui explicite les enjeux poïétiques, mais aussi rhétoriques et pragmatiques, de l’écriture de soi dans son rapport à la vie d’autrui. À l’automne 2020, Emmanuel Carrère fait paraître Yoga, un livre dans lequel l’écrivain revient sur les dernières années de sa vie pour évoquer sa pratique du yoga et la dépression qui l’a mené au bord du suicide. Ce faisant, il met en scène, plus ou moins directement, et à différents degrés, certains de ses proches. Quelques semaines plus tard, Hélène Devynck, l’ex-conjointe de l’écrivain, fait paraître une lettre ouverte dans laquelle elle explique sans détour qu’elle a refusé de figurer dans ce livre. Leur séparation, quelques mois plus tôt, a été accompagnée d’une entente légale singulière : Carrère doit dorénavant obtenir son consentement s’il désire l’utiliser dans son œuvre. Le livre, construit sur une ellipse qui paraissait bien mystérieuse avant la médiatisation de l’affaire, porte formellement trace de ce refus, qui montre les effets que l’autre peut avoir sur la genèse d’une œuvre. 

Ces affaires récentes, qui donnent à voir une judiciarisation croissante des pratiques autobiographiques et autofictionnelles, montrent bien l’articulation complexe de la liberté de création et du souci d’autrui, de même que les enjeux éthiques et esthétiques qui y sont à l’œuvre. Dans un contexte marqué par un brouillage de plus en plus apparent de l’écriture et de l’expérience vécue au sein des pratiques littéraires, ces questions sont aujourd’hui d’une importance déterminante. 

On envisage depuis longtemps l’énonciation autobiographique sous un angle littéraire. Depuis les travaux fondateurs de Philippe Lejeune (1975), qui mettent l’accent sur le pacte que les écrivain·e·s nouent avec le lectorat, jusqu’à ceux de Philippe Gasparini (2016), qui cherchent à historiciser la pulsion autobiographique qui a progressivement investi le champ littéraire, en passant par ceux de Philippe Forest (2007), qui ont montré que la description de l’expérience vécue ne va pas sans une certaine charge aporétique, le discours autobiographique occupe une place importante dans les études littéraires. Dans une perspective complémentaire, on considère de plus en plus l’écriture autobiographique – en particulier sa déclinaison autofictionnelle – sous un angle juridique. On peut penser ici à la réflexion de Nathalie Mallet-Poujol (2001) sur les conditions dans lesquelles la fiction devient soumise à des exigences d’exactitude et de respect des droits de la personne, ou à celle d’Emmanuel Pierrat (2010) sur le « péril autofictionnel », où il s’interroge sur les liens entre la conscience des risques judiciaires et l’autocensure de l’écrivain·e au travail.

Si ces travaux, à la croisée de la littérature et du droit, permettent de baliser les paramètres légaux à l’intérieur desquels une œuvre littéraire mettant en jeu autrui est considérée comme inacceptable, ou encore de montrer que les préoccupations judiciaires modulent l’expérience de la création, cette journée d’étude s’intéressera davantage à autrui qu’au cadre de la loi. À partir d’une réflexion sur la singularité du geste autobiographique contemporain, il s’agira de poser d’une façon engagée et pratique la question morale de l’attention à l’autre. Quelles sont les responsabilités de l’écrivain·e envers les personnes concernées par son écriture? Qu’est-ce qui, dans le dispositif d’une œuvre, peut moduler les effets qu’elle a sur les autres? Comment envisager ces questions dans la formation universitaire en création littéraire? Une telle perspective, qui s’intéresse à ce qui est vécu dans les marges des œuvres, sera au cœur de la réflexion.

Les interventions, qui aborderont des enjeux de recherche ou de création, peuvent porter sur des études de cas (la littérature contemporaine est à privilégier), des questions théoriques, des enjeux d’écriture (les prises de parole d’écrivain·e·s sont les bienvenues) ou encore des témoignages de personnes dont l’histoire a été utilisée à des fins littéraires.

Les propositions, d’au plus 300 mots, devront être accompagnées d’une courte notice biobibliographique. Elles doivent être transmises par courriel avant le 17 décembre 2021 à l’adresse suivante : michael.trahan@lit.ulaval.ca.

Comité scientifique :
Anne-Marie Desmeules
Sophie Létourneau
Alex Noël
Michaël Trahan