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Appels à contributions

"Le Sensible" (Manouba, Tunisie)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Adel Habbassi)

Appel à communications

Congrès international transdisciplinaire organisé par le Laboratoire de Recherches : Études Maghrébines, Francophones, Comparées et Médiation Culturelle

Le Sensible

 

9-10-11 décembre 2021

à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de Manouba (Tunisie)

 

Argumentaire

« Nous considérons que nous sommes des êtres rationnels, pensants et parlantset pourtant, pour nous, vivre signifie avant toutes choses regarder, goûter, toucher ou sentir le monde. »

Emanuele Coccia, La Vie sensible 

 

Avant d’être doté de raison, l’homme est éminemment un être des sens grâce auxquels il se joint au monde. L’« infans » (l’enfant) est cette instance qui ne parle pas encore. Réduit à une instance corporelle, l’« infans » ne sait et ne peut communiquer avec le monde extérieur que par les canaux sensoriels. Bien avant d’être des hommes de paroles, des hommes pensants,  nous sommes des êtres sensibles dans le sens où nous nous enjoignons au monde par la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat qui sont les véhicules de nos premières expériences cognitives.

Au XVIIIème siècle, influencé par le philosophe John Locke, Condillac publie Traité des sensations (1754) dans lequel il postule que toutes nos connaissances s’originent dans les sensations.

 Aussi Louis-Ferdinand Céline a-t-il raison quand il dit ceci : « Vous savez dans les Écritures, il est écrit : ‘’ Au commencement était le Verbe ‘’. Non ! Au commencement était l’Émotion. Alors le Verbe est venu ensuite pour remplacer l’émotion. » Cette remarquable intuition de l’auteur deVoyage au bout de la nuit, qui souligne la primauté de l’affectif par rapport au logos, a constitué une prémisse centrale de la phénoménologie, considérant précisément l’affectif comme un fondement de notre rapport au monde, comme le « premier sol », pour emprunter cette expression à Maurice Merleau-Ponty, sur lequel s’appuient la perception, l’action, l’impression .L’affectif se présente ainsi comme le lieu premier de la rencontre avec l’altérité et le monde. C’est dans cet ordre d’idées qu’on peut appréhender l’opposition que fait Paul Valéry entre « l’acte perceptif » et « l’acte cognitif ». Une opposition proched’une idée chère à Merleau-Ponty qui donnait la précellence au « je peux » du corps par rapport au « je pense » de la personne, le premier étant le support matériel de la signification.

La phénoménologie, celle d’Edmond Husserl et celle de l’auteur de Phénoménologie de la perception particulièrement, aura joué un rôle important dans le développement et l’essor de la critique littéraire aux alentours des années 50 du siècle dernier. A cet égard, il faut songer par exemple aux travaux incontournables de Jean-Pierre Richard :Littérature et sensation (1958), Paysage de Chateaubriand (1967), Proust et le monde sensible (1990). A propos de l’auteur d’A la recherche du temps perdu, on ne peut manquer de souligner le rôle qu’il aura joué, sinon dans la révolution tout au moins dans le renouveau de l’écriture romanesque, en tournant le dos à l’art mensonger que constitue « la littérature de notations », mettant ainsi l’accent sur « l’impression » qui, chez l’écrivain, précède « l’intelligence ». Car aux yeux de Proust « la réalité est un certain rapport entre (les) sensations et (les) souvenirs qui nous entourent », rapport que l’artiste articule par le truchement des métaphores, ces « anneaux nécessaires d’un beau style ». (Le Temps retrouvé, Gallimard, Folio, p.196.)

Toutefois, force est de constater que le sensible et ses corollaires (sensations, émotions, passions etc.) ont été les grands absents de la théorie littéraire qui, dans les années 1960-1970, avait le vent en poupe. Lorsqu’au tournant des années 1990 la sémiotique d’obédience greimassienne s’est plus ou moins sclérosée et transformée en pratique scolaire automatisée, c’est précisément vers la phénoménologie qu’elle s’est tournée pour trouver les sources de son renouvellement. Dès lors, s’ouvre pour la sémiotique un nouveau champ d’exploration articulé autour du sensible et de l’affectivité, c’est-à-dire tout ce qui avait mauvaise presse : passions, perception, émotions, sensibilité, notions que la doxa structuraliste rejetait au nom de l’objectivité et de l’immanence. L’interdit qui avait frappé le domaine de l’affectivité s’explique, entre autres, par l’absence d’outils à même d’interroger le vaste univers du sensible qu’on ravalait au rang de l’ineffable. « C’est par excès de pauvreté, non de richesse, que nous parlons d’ineffable », écrit à juste titre Roland Barthes dans Essais critiques (1964). Cette lacune sera comblée par Greimas dont le petit livre De l’imperfection (1987), traité d’esthétique d’inspiration phénoménologique, rompt avec l’hermétisme de la sémiotique structurale et constitue pour beaucoup de chercheurs une source d’inspiration et de renouvellement des études sémiotiques. Cet opuscule serait aux écrits de Greimas ce que Le Plaisir du texte est aux textes de Barthes. Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme qu’il publie avec Jacques Fontanille (1991), abonde dans cette voie et propose une réflexion stimulante dans cette prise en compte de la dimension sensible du sens et par conséquent du corps, siège s’il en est de l’affectivité. Les instruments d’analyse élaborés, tout en évitant le risque de verser dans l’impressionnisme, viennent comme contredire la célèbre prémisse de Wittgenstein selon laquelle « ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »

Certes, ce ne sont pas les sémioticiens qui ont inventé la distinction entre l’intelligible et le sensible, mais en s’intéressant au sensible, la sémiotique a reconnu qu’on ne pouvait pas réduire le texte littéraire à une structure narrative, et que les personnages et les acteurs des romans sont dotés non seulement de raison mais aussi d’une sensibilité et d’un dispositif perceptivo-sensoriel, offrant ainsi un champ d’investigation stimulant. Aussi faut-il souligner que la sémiotique n’a pas le monopole de la question du sensible et de ses corollaires auxquels les sciences humaines se sont intéressées depuis quelque temps. C’est dire si cette question est en vogue et suscite un réel engouement auprès des chercheurs. Songeons aux travaux de Michel Collot, et particulièrement son livre La matière-émotion (PUF, 1997). La revue Critique a consacré aux « Passions médiévales » un numéro spécial (716-717, 2007). A la lancinante question : « Comment dire le sensible ? », la revue Littérature a proposé dans son numéro 163, (2011) des réflexions intéressantes. Pour sa part Modernités a publié en 2012 une étude sous le signe « L’Émotion, puissance de la littérature ? » Enfin, on ne peut oublier de citer La vie sensible (Rivages Poche, 2010), le livre du philosophe italien Emanuele Coccia qui réhabilite les sens. 

C’est à la lumière de cet intérêt inédit accordé à un thème d’une importance capitale, un champ dont la littérature n’a eu de cesse de traiter mais paradoxalement occulté par les études littéraires, que nous aimerions pour aborder notre congrès pour tenterd’explorer lesarcanes du sensible que la littérature française, francophone et maghrébine recèle, et d’en tirer la « substantifique moelle ».

 

Pour développer cette problématique, nous proposons quatre axes de réflexion qui ne sont probablement pas exhaustifs, mais nous aideront à articuler les différentes interventions lors de ce congrès :

1-) Les modalités à travers lesquelles le sensible (perceptions, sentiments, sensations émotions, passions etc.) se manifeste et se donne à lire dans les textes.Ces modalités s’apparentent à des « codes somatiques » énoncés par le langage articulé (logos), qui se présente ainsi comme l’aboutissement de l’univers irréfléchi, l’univers du sensible (phusis).

2-) Le rôle et la place du corps, siège de l’expérience sensible, dans l’engendrement du sens, en focalisant sur  les liens qui le lient au texte, au monde.La prise en compte de l’instance corporelle apparaît ainsi aux antipodes des personnages désincarnés conçus par la doxa structuraliste comme des « êtres de papier ». « La vie fait texte à partir de mon corps », écrit Hélène Cixous dans Entre l’écriture (1986). « C’est par la médiation du corps percevant que le monde se transforme en sens, en langue », peut-on lire dans Sémiotique des passions.

3-) l’articulation entre passion et narration à la lumière des travaux de Raphaël Baroni (La tension narrative, Paris, Seuil, 2007). Le texte littéraire n’obéit pas seulement à une logique de l’action. Celle-ci est sous-tendue par ce qu’on pourrait appeler une logique passionnelle qui apparaît ainsi comme une composante essentielle de la narrativité.

4-) La corrélation entre le sensible et l’esthétique qui n’est pas sans rappeler les fonctions émotive et poétique (chères à Roman Jakobson). Il s’agit pour nous de chercher comment se déploie l’émotion esthétique, plus précisément ce que Michel Deguy appelle « l’éblouissement épiphanique », dans la perspective de l’interaction entre le sujet et l’objet, entre le sujet percevant et le monde sensible. Rappelons que le terme esthétique a pour étymologie le grec aïesthésis qui signifie « sensation, sensibilité » ; Greimas dans De l’imperfection fait de l’esthésie, la pierre philosophale de l’expérience esthétique, dont « les valeurs sont les seules à nous tirer vers le haut. »

Abbès Ben Mahjouba

 

Les propositions de communication (titre, résumé : 500 mots au maximum) accompagnées d’une brève bibliographie de l’auteur doivent nous parvenir avant le 31 août aux adresses suivantes :

habib.salha@yahoo.fr

abenmahjouba@gmail.com

alouibessem@yahoo.fr

La notification de l’acceptation des propositions sera communiquée le 15 septembre 2021.

 

Comité scientifique

Abbès Ben Mahjouba, Habib Salha, Mohamed Mansouri, Hamdi Hemaïdi, Abdelouahed Mabrour (Université El Jadida, Maroc), Simona Modreanu (Université Alexandru ion Cuza Iasi, Roumanie), Amel Maafa (Université de Guelma, Algérie), Olivier Guerrier (Université de Toulouse, France), Patrick Voisin (Classes préparatoires littéraires aux ENS, Paris & Lyon).

 

Comité d’organisation

Bessem Aloui, Ilhem Saïda, Hanen Harrazi, Wafa Bsaïs, Rym Kheriji, Donia Maroub, Faiçal Ltifi, Mhammed Sayadi, Issam Maâachaoui, Mondher Temani.

 

Bibliographie indicative

Baroni, Raphaël, La tension narrative, Paris, Seuil, 2007.

Coccia, Emanuele, La vie sensible, Paris, Rivages (Poche), 2010.

Collot, Michel, La matière-émotion, Paris, PUF, 1997.

Coquet, Jean-Claude, Phusis et logos. Une phénoménologie du langage, PU Vincennes, 2007

Fontanille, Jacques, « L’émotion et le discours », Protée, vol.21, n°2, 1993.

Fontanille, Jacques, Séma et soma. Les figures du corps. Paris, Maisonneuve et Larose, 2004.

Geninaska, Jacques, « Le regard esthétique », in Actes sémiotiques, Limoges, 1984.

Geninaska, Jacques, « Un ravissement non totalement aveugle », La revues des belles Lettres, Lausanne, 3-4, 1999.

Greimas, Algirdas Julien, De l’imperfection,Périgueux, Fanlac, 1987

Landowski,Éric, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004

Macé, Marielle,Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011.

Kristeva, Julia, Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris, Gallimard, 1994.

Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception. Paris, Gallimard, 1945 et 2013.

Merleau-Ponty, Maurice,  « Le doute de Cézanne », in Sens et non-sens, Genève, Nagel, 1961

Ouellet, Pierre, Poétique du regard, PU Limoges, 2000.

Parouty-David, Françoise et Zilberberg, Claude, Sémiotique et esthétique, PU Limoges, 2001.

Parret, Herman, Les passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles, Mardaga, 1986.

Proust, Marcel, Le temps retrouvé, NRF, 1927.

Rancière, Jacques, Le partage du sensible, esthétique et politique, La Fabrique éditions, 2000.

Richard, Jean-Pierre, Littérature et sensation, Paris, Seuil, 1954.

Richard, Jean-Pierre, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974.

Revues

Littérature, « Comment dire le sensible ? » n° 163, 2011.

Modernités, « L’Émotion, puissance de la littérature ? », n° 34, 2012.