Actualité
Appels à contributions
L’auteur face à son traducteur : la généalogie d’une relation asymétrique

L’auteur face à son traducteur : la généalogie d’une relation asymétrique

Publié le par Justine Brisson (Source : Anna Krykun)

L’auteur face à son traducteur : la généalogie d’une relation asymétrique

 colloque international

 Dates prévisionnelles : 12-13 juin 2023

 cf. English version below

Jusqu’à une époque somme toute assez récente, la traduction était une activité très peu codifiée : non seulement n’était-elle guère soumise à une réglementation rigoureuse de ses pratiques, ce qui donnait lieu à des interprétations très libres des textes-sources, mais, qui plus est, l’acte de traduire n’instaurait pas automatiquement des rapports dissymétriques entre un démiurge souverain et son serviteur, interprète. En effet, l’évolution relativement autarcique des marchés nationaux du livre, dont chacun possédait son propre cadre légal, qu’il n’ambitionnait pas à faire respecter par les acteurs internationaux, s’accompagnait d’une absence de hiérarchie rigide entre différents producteurs des biens culturels : les traducteurs appartenaient à la République des Lettres au même titre que les auteurs de textes originaux de sorte qu’en préparant la première édition d’œuvres complètes de Charles Baudelaire, les éditeurs y intégraient sans hésitation ses traductions à côté des textes originaux de l’écrivain. La mondialisation accélérée du marché de l’imprimé au tournant du XXe siècle apporte la nécessité de contrôler la commercialisation internationale des livres et donc d’uniformiser les pratiques de leur fabrication dans les pays étrangers. Étape incontournable de la mise en circulation à l’internationale, la traduction se voit rapidement confrontée aux conséquences de cette nouvelle conjoncture socio-économique. La législation supranationale en matière du droit d’auteur, qui se constitue progressivement sous l’égide de la Société des Nations, met ainsi fin à la fois à la liberté de traduction et à un statut égalitaire du traducteur.

* * *

Le colloque international L’Auteur face à son traducteur appelle les chercheurs appartenant aux champs disciplinaires les plus variés (études littéraires et culturelles, histoire, sociologie, droit, économie, linguistique) à parcourir ce chemin dans le sens inverse en reconstituant la généalogie de ce rapport des forces en présence au sein du champ éditorial afin de saisir les tenants et les aboutissants du processus d’harmonisation des marchés nationaux de l’écrit, qui détermine, depuis un siècle, les pratiques de traduction littéraire. Quatre aspects de cette question nous semblent mériter une attention particulière :

— la mise en regard de la codification du métier de traduction[1] (formation, certifications, formalisation des contrats, réseaux professionnels, prix et récompenses aux meilleurs traducteurs, etc.) avec la consolidation du corpus des lois en matière du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle : La comparaison de la chronologie de ces deux processus révèle-t-elle une évolution parallèle ? Dans quelle mesure la stabilisation et le durcissement du droit d’auteur se traduisent-ils par un contrôle accru sur la production et la circulation des textes ? La subordination du travail des traducteurs au principe de respect de l’intégrité de l’œuvre originale ne se solde-elle pas par une standardisation de la production culturelle ?

— l’histoire de traduction et l’histoire littéraire/culturelle: Quels rapports existent-ils entre le sacré de l’écrivain et la marginalisation d’autres métiers du livre, dont celui de traducteur littéraire ? L’autonomisation progressive du champ littéraire, que Pierre Bourdieu met en évidence dans Les Règles de l’art, n’aurait-elle pas eu une face plus sombre ? Les contraintes économiques et juridiques de la production des textes, considérées comme étant étrangères à l’art, dont se virent affranchis un petit groupe de créateurs reconnus, ne furent-ils simplement externalisées, transférées aux métiers « secondaires » du champ littéraire (traducteurs, correcteurs, éditeurs, libraires, etc.) ? Quel fut le rôle que les grands litiges entre les écrivains et leurs traducteurs (ceux de Nabokov ou de Becket sont sans doute des plus notoires) jouèrent dans la redéfinition de leurs métiers et dans la construction d’un rapport asymétrique entre l’écrivain et le traducteur littéraire ?

— la typologie des collaborations possibles entre l’auteur et le traducteur littéraire. Examiner la diversité des formes d’interaction entre l’écrivain et le traducteur permet de révéler une diversité des pratiques impressionnantes : d’un laisser-faire bienveillant à de longues et pointilleuses discussions épistolaires en passant par des procès judiciaires intentés aux auteurs des traductions jugées infidèles, la traduction réciproque des deux pairs, ou encore l’auto-traduction, les façons de concevoir et de mener à bien la traduction d’un texte littéraire sont pourtant historiquement et culturellement marquées. Que disent de nous nos façons de réaliser la traduction d’un auteur vivant ? Quelles modifications ce modus operandi a-t-il subi au cours de l’histoire littéraire et/ou culturelle ? Les face-à-face entre quelques écrivains contemporains et leurs traducteurs, que nous prévoyons dans le cadre de ce colloque, pourraient nous permettre de jeter un éclairage supplémentaire sur les formes que nos sociétés confèrent au dialogue entre l’écrivain et le traducteur.

— la traduction et le marché du livre: La position subordonnée du traducteur, telle qu’elle apparaît dans le rapport de Pierre Assouline, commandé par le CNL[2], ne pourrait-elle pas être mise en rapport avec le mode de production des objets livres et avec la structure du marché des biens culturels ? Aussi pourrions-nous, par exemple, nous interroger si l’exigence de qualité de traduction, garantie par la fixation des normes et la standardisation des procédés, ne cache pas une taylorisation du processus de traduction visant à augmenter le rendement en en minimisant les coûts. De façon similaire, il serait possible de se poser la question si la mise en valeur de la figure de l’Écrivain, ayant pour corollaire l’occultation de la part créative du travail du traducteur, n’est pas une des manifestations de l’économie de vedettariat, qui, selon Françoise Benhamou, constitue un modèle dominant l’industrie culturelle contemporaine.

* * *

Le colloque international L’Auteur face à son traducteur entend offrir aux chercheurs de tous les domaines des sciences humaines et sociales une possibilité d’interroger les pratiques culturelles contemporaines à partir de la place qu’y occupe le travail des traducteurs. Afin de permettre un examen approfondi de la question, le programme de cette manifestation scientifique comprendra différentes formes de travail : aux communications individuelles et panels thématiques assurés par plusieurs chercheurs s’ajouteront trois face-à-face entre un écrivain et son traducteur, une table ronde avec des éditeurs et des directeurs de collections de littérature étrangère ainsi qu’une série d’ateliers pratiques consacrés aux axes de réflexion principaux du colloque.

Les propositions de communication contenant un titre, une présentation synthétique de l’intervention proposée (300 mots) et une courte notice bio-bibliographique doivent être envoyées à anna.krykun@univ-tours.fr avant le 3 octobre 2022. Les notifications d’admission vous seront communiquées début novembre après une évaluation de l’ensemble des propositions par les membres du comité scientifique.

——————————————————————————————————————————————————————————————————————————————————————

 

English version

 The Author and “his” Translator: the Genealogy of an Asymmetric Relationship

 International conference: call for papers

 University of Tours (France), June 12th -13th 2023

Until quite recently translation was a quite uncodified activity: not only was it hardly subject to rigorous regulation of its practice, which gave rise to free interpretations of the source texts, but, what is more, the act of translating did not automatically establish a dissymmetrical relationship between a sovereign demiurge Author and his humble servant, the interpreter. As a matter of fact, national book markets developed in a rather autarkic way, each one within its own legal framework, which it did not pretend to make respect abroad. This relatively autonomous evolution of national book markets was accompanied by an absence of a rigid hierarchy between the various producers of cultural goods. The translators as well as the authors of original texts made part of the Republic of Letters, so that the publishers preparing the first edition of Charles Baudelaire’s complete works did not hesitate to include his translations alongside with the writer’s original texts. The accelerated globalisation of the print market at the turn of the 20th century brought with it the need to control the international distribution of books and thus to standardise the practices of their production and merchandising in foreign countries. As an essential element in the international circulation of books, translation was soon obliged to face the consequences of this new socio-economic situation. The supranational legislation on copyright, which was gradually established under the aegis of the League of Nations, seems to have put an end at the same time to the freedom of translation and the equal status of the translator.

* * *

The international conference The Author and “his” Translator calls on researchers from a wide range of disciplines (literary and cultural studies, history, sociology, law, economics, linguistics, etc.) who would like to contribute to investigating this evolution by reconstructing the emergence of this publishing field structure in order to reach a better understanding of the processes of harmonisation of national book markets, which determine contemporary literary translation practices and international distribution of literary texts. Four aspects of this subject seem to deserve our special attention:

— analogies between the process of codification of the translation profession (diplomas and certifications in translation studies, formalisation of translators’ contracts, emergence of professional networks, prizes and awards for the best translators, etc.) and the one of consolidation of the body of laws on copyright and intellectual property: Does a comparison of the chronology of these two processes reveal a parallel evolution? To what extent do the stabilisation and tightening of copyright regulation contribute to a more thorough control over the production and circulation of texts? Does the subordination of translators’ work to the principle of respect for the integrity of the original text add to a standardisation of cultural production?

— relationship between the history of translation and literary/cultural history: Would it be possible to establish connections between romantic aesthetics of sacralisation of the writers and artists and the subordinate position of other actors of book chain, such as literary translators? Can we suggest that the progressive gain in autonomy of the literary field, described by Pierre Bourdieu in The Rules of Art, had its dark side? While a small group of renowned creators were spared from the necessity to deal with economic and legal constraints of text production, considered as irrelative to their art, were not those ones simply externalised, transferred to the “secondary” book-trade roles, namely translators, proof-readers, editors, publishers and booksellers? What function did the disagreement between writers and their translators (the cases of Nabokov or Becket are undoubtedly amongst the most notorious in this respect) play in redefining their respective positions within literary field and in shaping relationship between writers and literary translators as an asymmetrical and unequal one?

— typology of collaborations between the writer and the literary translator throughout history. Looking into the diversity of forms of interaction between writer and translator reveals an impressive diversity of practices: benevolent laissez-faire of the author, long and detailed epistolary discussions about the dilemmas of translation, reciprocal translation by the two peers, collaborative translation, choice of self-translation and refusal to cede copyright for non-authorial translations or even legal proceedings against the authors of translations judged to be unfaithful. The ways we conceive and carry out the translation of literary texts are undoubtedly in large part historically and culturally determined. What do our ways of translating a living author say about us? What changes has this modus operandi undergone during our literary and cultural history? The encounters between some contemporary writers and their translators, which we are planning as part of this conference, could enable us to shed further light on the importance that our societies give to the dialogue between cultures and nations.

— translation and book market: Could the translator’s subordinate position in publishing industry, which Pierre Assouline highlights in the report commissioned by the CNL[3], be due to the ways of organising book production and trade in cultural goods in the globalised economy? For example, we could ask ourselves whether the demand for quality of translation, guaranteed by the fact of setting standards and codifying the act of translation, does not participate in the taylorisation of the translators’ work aiming to increase total output by the means of outlining specific tasks and minimising the time spent on the production of every single piece. In a similar way, it would be possible to ask whether the emphasis on the figure of the Writer and the subsequent minimisation of the creative part of the translator’s work are not the manifestations of the economy of stardom, which according to Françoise Benhamou constitutes an archetypal model of the contemporary cultural industry.

* * *

The international conference The Author and “his” Translator intends to offer researchers from all fields of humanities and social sciences an opportunity to question the functioning of contemporary cultural field from the point of view of the place that translators are bound to occupy within it. In order to allow for an in-depth examination of this subject, the programme of this scientific event will include various forms of work: in addition to individual papers and thematic panels proposed by several researchers, the conference will comprise a series of talks with a writer and his/her translator, round tables with publishers and directors of foreign literature collections, workshops devoted to the key points of the conference.

Proposals containing a title, a paper summary of 300 words and a short biographical statement must be sent to anna.krykun@univ-tours.fr  before October 3rd 2022. Notification of admission will be sent at the beginning of November after evaluation of all proposals by the members of the scientific committee.

 

Bibliographie indicative / Selected bibliography :

Michel Ballard, De Cicéron à Benjamin : traducteurs, traductions, réflexions, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2007 [1992].

Françoise Barret-Ducrocq (dir.), Traduire l’Europe, Paris : Payot, 1992.

Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » dans Walter Benjamin, Œuvres I, Paris : Gallimard, 2000 [1926].

Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger : culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris : Gallimard, 1995 [1984].

Marie-Françoise Cachin, La Traduction, Paris : Cercle de la librairie, 2007.

Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris : Éditions du Seuil, 1999.

Barbara Cassin, Éloges de la traduction, compliquer l’universel, Paris : Fayard, 2016.

Geneviève Contamine (dir.), Traduction et Traducteurs au Moyen Âge, Paris : Éditions du CNRS, 1989.

Jean-Louis Cordonnier, Traduction et Culture, Paris : Hatier - Didier, 1995.

Jean Delisle et Judith Woodsworth (dir.), Les Traducteurs dans l’histoire, Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa, 1995.

Jacques Derrida, « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante” ? » dans Actes des quinzièmes assises de la traduction littéraire (Arles 1998), Paris, Actes Sud, 1999.

Véronique Duché et Françoise Wuilmart (dir.), Présences du traducteur, Paris : Classiques Garnier, 2021.

Fabienne Durand-Boagert (dir.), Violence et Traduction. Actes du colloque co-organisé par l’École des hautes études en sciences sociales et le Centre de recherches sur l’Europe de l’Université de Sofia Saint Clément d’Ohrid à Melnik les 7-10 mai 1993, Sofia : Sofita, 1994.

Efim Etkind, Un art en crise, essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne : L’âge d’homme, 1982.

Histoire de la traduction. Repères historiques et culturels, Bruxelles : de Boeck, 2013.

Histoire des traductions en langue française, 4 volumes, Lagrasse : Éditions Verdier, 2012 - 2019.

Lieven d’Hulst, Cent ans de théorie française de la traduction. De Batteux à Littré (1748-1847), Lille : Presses universitaires de Lille, 1990.

Jean-René Ladmiral, Traduire. Théorèmes pour la traduction, Paris : Gallimard, 1994 [1979].

André Markowicz, Partages, Paris : Inculte – Dernière marge, 2016.

Guillaume Métayer, A comme Babel : traduction, poétique, Sainte-Colombe-sur-Gand : La Rumeur libre éditions, 2020.

Eugene Albert Nida, Toward a Science of Translating, Leiden: E.J. Brill, 1964.

José Ortega y Gasset, Misère et Splendeur de la traduction, Paris : les Belles Lettres, 2013.

Inês Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, Paris : A. Colin, 1999.

Michaël Oustinoff, Bilinguisme d’écriture et auto-traduction : Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov, Paris : l’Harmattan, 2001.

Florence-Marie Piriou, Vous écrivez ? Quels sont vos droits ?, Paris : Dixit, 2003.

Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris : Bayard, 2004.

Tiphaine Samoyault, Traduction et Violence, Paris : Seuil, 2020.

Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le Marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris : CNRS Éditions, 2008.

La Traduction littéraire, dossier de la SGDL disponible sur : https://www.sgdl.org/sgdl-accueil/presse/presse-acte-des-forums/la-traduction-litteraire

Henri Van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, Paris : Duculot, 1991.

Lawrence VenutI, The Scandals of Translation: Towards an Ethics of Difference, London - New York: Routledge, 1998.

Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility: A History of Translation, London - New York: Routledge, 1995. 

[1] Code des usages pour la traduction d’une œuvre de littérature générale, signé qu’Olivier Mannoni et Antoine Gallimard signent le 17 mars 2012 au nom de l’Association des Traducteurs Littéraires de France et du Syndicat National de l’Édition, qu’ils présidaient à l’époque, en offre un exemple par excellence.

[2]  Pierre Assouline, La Condition du traducteur, Paris : Centre national du livre, 2011.

[3] Centre national du livre, French public body whose ai mis to promote literature and to support the professionals of book chain.