Essai
Nouvelle parution
N. Langbour, Littérature de jeunesse : la construction du lecteur

N. Langbour, Littérature de jeunesse : la construction du lecteur

Publié le par Romain Bionda (Source : Nadège Langbour)

Référence bibliographique : Nadège Langbour, Littérature de jeunesse: la construction du lecteur, L'Harmattan, collection "Prix Scientifique L'Harmattan", 2020. EAN13 : 9782343207346.

 

La littérature de jeunesse joue un rôle essentiel dans la construction du jeune lecteur parce qu’elle s’adresse aux lecteurs de demain : elle tente à la fois d’aiguiser leurs goûts littéraires et leurs compétences de lecture, Elle met régulièrement en scène le personnage du lecteur sous les traits de l’enfant ou de l’adolescent : pour sublimer l’acte de lire mais aussi fictionnaliser les pratiques de la lecture qui vont de l’identification au personnage par le « lisant » à l’interprétation herméneutique des textes par le « lectant ».

 

L’étude compare vingt fictions françaises et étrangères destinées à un jeune lectorat. Elle s’intéresse à cette problématique complexe, embrassant dans un même mouvement la dimension métaréflexive et intertextuelle de la littérature de jeunesse, la question de la représentation du lecteur et de la lecture et les transpositions didactiques de ces réflexions qui peuvent être concrètement réalisées en classe.

Entre théorie et pratique pédagogique, cet essai sur « la construction du lecteur dans et par la littérature de jeunesse » invite à penser la construction de l’enfant lecteur. Mais il propose de repenser la posture des lecteurs prescripteurs de littérature de jeunesse qui trouveront dans cette littérature une fontaine de jouvence pour renouveler leur plaisir de lecteur et réinventer leur statut de médiateur entre le livre et l’enfant.

Un essai qui donne envie de lire et de faire lire. Un hommage à la littérature de jeunesse et à son remarquable essor.

Llittérature de jeunesse: la construction du lecteur, ouvrage de Nadège Langbour, a été lauréat du Prix scientifique L’Harmattan 2019.

Prix: 31 euros.

SOMMAIRE

Introduction

CHAPITRE 1 : LE LECTEUR, UN PERSONNAGE DANS LA LITTERATURE DE JEUNESSE?

1 – Typologie du lecteur

Portraits du lecteur : entre stéréotypes bien-pensants et mise en scène du plaisir de lire – Lecteur versus non-lecteur – Jeunes lecteurs sous influence – La réhabilitation du lecteur de littérature de jeunesse.

2 – Les paradoxes du lecteur

Rester soi et devenir autre : la mise en scène de l’identification au personnage – Le voyage dans un fauteuil : le leitmotiv du livre comme porte vers un autre monde – Transformer la pratique individuelle de la lecture en expérience collective : vers une communauté de lecteurs.

3 – Le lecteur et son double

La fonction réflexive du personnage du lecteur – De l’auteur-lecteur au lecteur-auteur.

CHAPITRE 2: L'AMBITION DE LA LITTERATURE DE JEUNESSE: FORMER LE LECTEUR

1 – La mise en scène de la ludo-lecture ou la formation du lecteur par le jeu

La thématisation de la lecture ludique comme argument pour convaincre le lecteur – Entre lecture et jeux vidéo : démontrer l’interactivité de la lecture – Les jeux de piste littéraires et intertextuels : faire du lecteur un insp(l)ecteur.

2 – L’intertextualité ou la formation de l’encyclopédie littéraire du jeune lecteur

L’intertextualité comme transmission culturelle et formation de la bibliothèque intérieure du jeune lecteur – L’intertextualité comme mise en scène de la pratique de la lecture – Les limites performatrices de l’intertextualité dans la formation du jeune lecteur.

3 – L’écrivain Pygmalion ou la formation du lecteur expert et libre

Les adresses de l’auteur au lecteur : prendre le lecteur par la main puis le lâcher – Vers une déclaration des droits du lecteur.

CHAPITRE 3: LA FORMATION DU LECTEUR COLLEGIEN PAR LA LITTERATURE DE JEUNESSE

1 – Construire la posture de lecteur grâce aux romans-miroirs

Inventer une nouvelle posture de l’enseignant comme passeur d’histoires – Les postures du lecteur collégien – De l’autre côté du miroir : la classe comme espace de lecture.

2 – Développer un dialogue ludo-éducatif autour du livre

Développer la curiosité et l’autonomie du jeune lecteur – Favoriser la compréhension de l’intertextualité.

3 – Initier les enseignants à l’intérêt de la littérature de jeunesse pour former le lecteur collégien

Partir des stéréotypes et des préjugés pour construire une première définition de la littérature de jeunesse – Sensibiliser à la littérarité de la littérature de jeunesse.

Conclusion

PREFACE DE CHRISTIAN GRENIER:

Nadège Langbour aborde un problème longtemps négligé par les chercheurs, critiques, enseignants et écrivains qui se penchent sur la Littérature : la construction du lecteur. Premier handicap : la majuscule à cette Littérature qui exclut de facto… les ouvrages destinés aux enfants et adolescents, récits qui aux yeux de beaucoup ne peuvent être considérés comme des œuvres à part entière. Pour faire court, disons que le futur lecteur, pour se construire, devra utiliser une littérature enfantine, terme qui sous-entend littérature infantile.

Eh oui : passer par cette « petite littérature » semble un  parcours obligé !

Le présent de mon affirmation peut choquer : les temps n’ont-ils pas changé ? Hélas, moins qu’on ne le croit, à en juger par la place réservée dans l’enseignement et les médias (radio, télévision, magazines littéraires… milieu universitaire) - à cette littérature qu’on écarte ou néglige.

Longtemps, cet ostracisme a touché d’autres paralittératures : la BD, la SF ou le polar… aujourd’hui largement réhabilitées et célébrées !

Offrons-nous un bref regard en arrière…

Jusqu’à l’aube du XXe siècle, l’enfant passe vite au stade adulte, embauché à dix ou douze ans aux champs, à la mine ou à l’usine. Le vrai jeune lecteur se construit dans les classes aisées, à l’aide de précepteurs, de curés et de classiques incontournables : L’Iliade, L’odyssée, parfois les Métamorphoses d’Ovide, la Bible chez les protestants et chez les catholiques L’Imitation de Notre Seigneur Jésus Christ ( 2 300 éditions et 2,4 millions d’exemplaires !)

À la fin du XIXe siècle, Jules Ferry mitonne ses lois sur l’école gratuite, l’instruction obligatoire et l’enseignement public et laïc. Une mesure sociale ? Là encore, moins qu’on ne le croit, d’après Philippe Mérieux : il s’agit surtout d’encadrer le lectorat de la classe ouvrière qui se construit de façon anarchique et clandestine au moyen d’écrits qui encouragent les grèves et la révolte sociale.

En 1877 naît un best seller moral, civique et pédagogique : Le Tour de France par deux enfants qui construira les futurs citoyens… et les combattants de 14/18.

À la même époque, Jules Verne séduit un lectorat de jeunes garçons issus de la bourgeoisie, celui du Magasin d'éducation et de récréation qui comme son nom l’indique s’adresse… à la jeunesse.

Conséquence : pendant plus d’un siècle, Jules Verne sera écarté des manuels de littérature, comme le seront les auteurs d’œuvres populaires qui ont pourtant largement contribué à… la construction des lecteurs : Alexandre Dumas et Eugène Sue, dont Les Mystères de Paris (1843) fut le best seller incontesté du XIXe siècle : un roman feuilleton que jalousèrent Victor Hugo et Gustave Flaubert !

Après 1945, les manuels de littérature (comme le fameux Lagarde & Michard) destinés aux lycéens et aux étudiants, , évoquent volontiers dans leur tome du XIXe siècle Senancour, Augustin Thierry, Maurice de Guérin ou Albert Samain… mais on y cherchera en vain les noms d’Alexandre Dumas, Eugène Sue ou Jules Verne… qui, bien plus que les précédents, ont contribué à… la construction des lecteurs pendant plus de cent ans !

Eh bien malgré des ébauches de réhabilitation, cette injustice perdure !

En 1991, la quintuple Histoire de la littérature, dans son manuel du XIXe siècle (540 pages), évoque enfin Jules Verne en affirmant, page 493 , qu’il « fut, des années durant, considéré comme un écrivain secondaire, pratiquement ignoré par la critique littéraire et les manuels scolaires, classé à tort parmi les auteurs de littérature enfantine. Heureusement, ces erreurs ont été dénoncées et l’œuvre vernienne, désormais réhabilitée, occupe la place qu’elle mérite. » Deux pages du Voyage au centre de la Terre.

Le 11 mars 2020, invité à La Grande Librairie et interrogé par François Busnuel,  le Prix Nobel de littérature J.M. G. Le Clézio, enfonce le clou en déclarant : Jules Verne est un des grands écrivains de la langue française qu’on a malheureusement cantonné à la jeunesse alors que c’est un écrivain qui s’adresse aux adultes. (sic) Les affirmations qui précèdent suggèrent une seule alternative :

1/ En écrivant ses romans pour le Magasin d'éducation et de récréation, Jules Verne a commis une erreur : croyant s’adresser à des jeunes, il écrivait en réalité pour des adultes !

2/ En relisant Jules Verne, on comprend aujourd’hui qu’il est un écrivain majeur dont les œuvres sont dignes d’entrer dans la Littérature – c’est donc un écrivain pour adultes.

Deux prolégomènes pour un même constat : les écrits destinés à la jeunesse ne peuvent pas être l’œuvre de « grands écrivains ». S’ils sont reconnus de qualité littéraire, ils s’adressent aux adultes. J’ajoute que j’ai le plus grand respect pour Le Clézio qui, d’ailleurs, sollicité par Gallimard, a publié… des ouvrages destinés à la jeunesse comme Voyage au pays des arbres ou Lullaby !

Quand on aborde au XXIe siècle le problème de la construction du lecteur, la littérature jeunesse paraît (hélas ?) incontournable – à moins de considérer, comme le font encore certains  érudits élitistes, qu’un enfant peut devenir un lecteur à l’aide des seuls grands classiques, sans ces ouvrages de littérature de jeunesse qui ne sont que de la bouillie pour les chats. Cette expression a été employée par un universitaire de Paris XIII au cours… d’un salon de littérature de jeunesse – non, ce n’est pas Jean Perrot qui, au contraire, a toujours contribué à la réhabiliter !

Dans son mémoire, Nadège Langbour, éminente spécialiste de Denis Diderot, montre combien cette littérature peut nourrir l’appétit des jeunes pour la lecture. La littérature jeunesse serait donc un tremplin ? Certes, mais aussi, parfois, une littérature authentique, dont la large production accuse les mêmes défauts ou facilités que les ouvrages destinés aux adultes : parmi eux, tous ne lisent pas Claude Simon, Julien Gracq ou Louis-René Des Forêts.

Ne soyons pas si pessimiste : des progrès ont été accomplis !                      

Il y a cinquante ans, quand j’étais enseignant, les passagers du métro me regardaient lire un ouvrage de la Bibliothèque verte avec un sourire narquois - alors qu’eux-mêmes avaient en main un Harlequin ou le magazine Point de vue images du monde. Aujourd’hui, un adulte peut lire un Harry Potter sans être la risée des autres voyageurs. Et la littérature jeunesse existe dans les BCD et les CDI. Au collège, certains manuels en offrent même des extraits !

L’opération S.O.L. (Silence On Lit), lancée par l’académicienne Danielle Sallenave, est de plus en plus adoptée par le milieu enseignant. Rappelons ce qu’elle préconise : tous les jours, à la même heure, tout l’établissement s’arrête (…) chacun prend un livre et lit en toute liberté.

Une mesure qui rappelle étrangement L’heure du livre, dans mon roman Virus L.I.V. 3 : l’obligation pour toute la population de lire de 20 à 21 heures, une règle imposée par le pouvoir, les « quarante Voyelles » qui sont à la tête du gouvernement des Lettrés ! Nadège Langbour a raison d’espérer qu’on transforme la classe en espace de lecture !

À l’aide de centaines d’ouvrages, de dizaines d’auteurs et d’extraits significatifs, son mémoire aborde des problèmes majeurs : que lisent les jeunes ? De quelle façon ? Avec quels résultats ? Quel rôle peut avoir la littérature jeunesse pour participer à la construction du lecteur ?

De la lecture-contrainte imposée par le collège à la lecture-plaisir, elle montre que lire, c’est toujours entrer en résistance. C’est refuser parfois de suivre le troupeau, c’est accepter de se mettre à l’écart – un écart qui révèle une porte, puisque lire, c’est ouvrir mille et une fenêtres sur le monde, c’est vivre mille et une autres vies que la sienne. C’est découvrir des camarades, des amis virtuels plus réels et fidèles que ceux de Facebook.

Lire, c’est se nourrir puisqu’on peut dévorer un livre !

C’est aussi accepter de jouer le jeu proposé par l’auteur (le pacte du lecteur !), c’est devenir le détective d’un récit qui invite à suivre des pistes, promesses de découvertes, d’émotions, de désirs...

À l’heure d’Internet, des tablettes et des réseaux sociaux, Nadège Langbour pointe le hiatus grandissant entre lecteurs et non-lecteurs, souvent illustré par les auteurs eux-mêmes qui mettent en scène des enfants ou des adolescents rétifs à (ou passionnés par) la lecture… au point de vouloir lire tous les livres de la Terre - un discret clin d’œil à la fameuse Bibliothèque de Babel de Borges.

Elle aborde la question que me posent les jeunes et les enseignants que je rencontre souvent :

- Pouvez-vous nous conseiller un bon livre ?

Eh bien non. Parce qu’un bon livre est celui qui, à un moment précis de votre vie, va correspondre, à vous, lecteur unique et particulier, à votre horizon d’attente – celui qui va vous hisser plus haut, vous apporter davantage que ce que vous attendiez : du plaisir, de la surprise, l’envie d’aller plus loin – et en même temps va faire écho à ce que vous avez vécu… ou à ce que vous aimeriez vivre.

Elle démontre qu’un lecteur est un créateur. Oui ; lire, c’est écrire un peu. De gré ou de force, le lecteur reconstitue le récit imaginé par son auteur, un récit parfois différent de celui de l’écrivain puisque chaque lecteur le traduit avec ses émotions, une histoire, un passé particulier, unique. Si l’auteur prend le lecteur par la main (une ambition pédagogique qui anime aussi bien l’auteur jeunesse que Marcel Proust), ce dernier s’identifie souvent à son mentor : il pénètre dans le livre.

Enfin, elle aborde l’attitude de l’enseignant vis-à-vis du jeune lecteur. Le prof de Lettres a rarement le beau rôle dans les romans pour la jeunesse. Ce n’est pas un hasard : un grand nombre de ces écrivains ont été (ou sont encore) enseignants ; ils rencontrent leurs lecteurs dans des classes ou des bibliothèques. Fort de leur expérience, ils jugent que le professeur devrait repenser sa posture de médiateur et respecter le droit interprétatif du lecteur.

Avant de laisser la parole à Nadège, j’aimerais révéler… quel récit a construit le lecteur (et l’auteur ?) que je suis devenu. Ce bref aveu est la réponse, posée par La Charte des Auteurs, à la question : « Quel texte a marqué votre enfance ? »

Quatre-vingt deux écrivains jeunesse y ont répondu. J’en fais partie.

L’une des premières histoires qui m’a profondément marqué est Le petit Pioui, chien de cirque, publiée en 1934 aux U.S.A par Dorothy Kunhardt, traduite en 1949 et parue dans l’un des Petits Livres d’or des Editions Cocorico : le destin d’un chien minuscule, que L’homme du cirque exhibe fièrement au public. Un récit au style audacieux quasiment dépourvu de ponctuation : Il y avait une fois un homme de cirque avec un chapeau tout rouge sur sa tête et il avait un cirque à lui tout seul et c’est pourquoi on l’appelait l’homme du cirque, et c’était un cirque magnifique magnifique magnifique. Les dialogues eux-mêmes étaient intégrés au récit : Alors l’homme du cirque disait Ah je savais bien que tout le monde aimerait mon petit Pioui c’est dommage qu’il ne sache faire aucun tour pas même une cabriole et pas même tendre la patte mais ça ne fait rien c’est un si joli petit que tout le monde l’aime.

Hélas, une catastrophe survient : le petit Pioui se met à grandir. Une fois qu’il a atteint la taille d’un chien ordinaire, on le chasse. C’était le moment où je me mettais à pleurer. Je connaissais pourtant la suite : exilé, Pioui grandit, grandit… Devenu un géant, il revient au cirque où son maître l’accueille, ravi : désormais, il peut montrer au public le plus énorme chien de la Terre entière.

Fils de comédien, peut-être me devinais-je confusément derrière ce petit cabotin qui, adulte, devrait affronter le monde ? Une chose était sûre : le retour du petit Pioui, magnifié, n’était possible qu’au prix d’une métamorphose qui ferait de lui un géant.

Soixante dix ans et quelques milliers de livres plus tard, une certitude s’impose : ni Le rouge et le noir ni A la recherche du temps perdu n’auront aussi profondément, aussi durablement façonné ma vie, mon écriture, mon imaginaire. Et aujourd’hui, dans les salons du livre, quand un auteur vieillesse me lance avec un sourire indulgent ou condescendant : « Ah… vous écrivez pour les enfants ? », je ne cherche ni à me justifier ni à convaincre.

Mais je pense au Petit Pioui.

Christian Grenier