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La normalisation linguistique en France et en Italie au XVIIe siècle : stratégies, mécanismes, conséquences (Paris Sorbonne)

La normalisation linguistique en France et en Italie au XVIIe siècle : stratégies, mécanismes, conséquences (Paris Sorbonne)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Joséphine Gardon)

Dans le cadre d’une collaboration entre l’Université de Vérone et Sorbonne Université, nous organisons un colloque international en deux volets. L’appel ci-dessous concerne la journée d’études qui aura lieu le 14 février 2020 à Sorbonne Université.

La normalisation linguistique en France et en Italie au XVIIe siècle : stratégies, mécanismes, conséquences

Si au cours de l’histoire les courants linguistiques ont pris des visages variés, la notion de bon usage a toujours été au cœur des débats, en particulier dans les recherches sur l’époque classique en France et en Italie. Le terme de « norme », polysémique, anachronique et volontairement vague, présente comme définitif voire péremptoire un artefact en réalité complexe. C’est notre vision actuelle, influencée par une approche hégélienne de l’histoire linguistique, qui donne ce sentiment de linéarité autotélique. Or, si norme il y eut, au XVIIe, elle ne s’est pas imposée d’elle-même, comme l’a illustré l’ouvrage sur le bon usage. En adoptant une approche comparative, entre France et Italie, on peut mettre en lumière les modalités d’une normalisation qui ne va pas sans problème. En effet, ces deux langues romanes, sœurs et rivales, proposent à ces problèmes des solutions diverses dans des conjonctures singulières, notamment politiques.

Pour les élites politiques du XVIIe siècle français, la normalisation linguistique est un outil d’unification du territoire et d’imposition d’une conception de la pensée, d’où la naissance de plusieurs académies, en particulier de l’Académie française, sous l’impulsion de Richelieu. Plus largement, les élites culturelles participent à cette normalisation, en imposant un langage civil –celui de la cour ou la ruelle parisienne- opposé au parler populaire –celui du bas peuple ou des provinciaux. L’ordre langagier révèle donc un ordre social, crée des hiérarchies et exclut ceux qui n’en maîtrisent pas les codes, suivant les analyses de Bourdieu rassemblées dans Langage et pouvoir symbolique (2001). De ce fait, refuser cette normalisation revient à s’opposer aux autorités politiques et culturelles, ou tout du moins permet de mettre en lumière les enjeux sociaux du langage. À la suite des travaux de C. Jouhaud, de G.Siouffi et D. Denis, cette journée se propose de mettre en lumière une normalisation politique de la langue à l’époque classique.

La notion de bon usage en France, de même que le regard porté sur ce qui a été, presque trois siècles plus tard, appelé la norme s’en trouvent également de plus en plus sujets à révision. Les études récentes menées dans ce domaine ont amplement affiné l’idée d’un étau qui se serait de plus en plus resserré au fil du XVIIe siècle français. Ainsi, Gilles Siouffi rappelle que l’entreprise de Vaugelas se base sur « une donnée variationnelle »[1], la rupture avec le modèle latin ne débouchant pas sur une contrainte étriquée mais sur « une des formes les plus achevées de réflexivité linguistique »[2]. Francine Mazière évoque d’ailleurs les nombreux conflits dont furent parsemés le travail des savants et leur discussion polémique sur le bon usage de tels ou tels terme ou forme, et relie la variation au doute, lequel aurait encouragé cette « réflexivité » et permis de prendre conscience qu’en français, les « propriétés générales [se reconnaissent] par le fait qu’elles peuvent être en concurrence et/ou harmonie »[3].

Le point commun propre à la période en question serait, pour le français, « un sentiment d’imperfection »[4] chez les locuteurs, ainsi qu’une « insécurité linguistique (…) vis-à-vis du latin (…) et l’italien »[5] et un souci d’« amélioration de l’usage »[6]. Le « génie » de la langue n’est, de ce fait, non plus un absolu dont les règles seraient dictées de l’extérieur mais une source à la fois pérenne et éventuelle qui est « avant tout contenu[e] de manière potentielle dans chaque locuteur »[7]. L’opposition traditionnelle entre parlers des honnêtes gens, d’un côté, et du peuple de Paris, de l’autre, cesse par ailleurs d’être binaire et si simple, au vu des travaux des dernières décennies consacrés aux variations diastratiques, diatopiques et diaphasiques sur la même période[8].

Un regard au-delà des Alpes vient nourrir ces premiers constats. C’est pourquoi, le positionnement critique retenu pour cette journée d’étude a été celui des « regards croisés ». Avec la publication du Vocabolario degli Accademici della Crusca en 1612, l’Italie du Seicento se distingue dans la République des Lettres de l’époque par la première entreprise de formalisation lexicographique : la langue toscane prime donc sur toutes les autres langues qui émaillent la physionomie linguistique de la Péninsule et, ce, à travers des dispositifs normatifs contraignants qui déclenchent une polémique acérée autour de la norma cruscante[9]. Loin de représenter une stagnation dans la réflexion linguistique de l’époque le succès du Vocabolario est le point de départ d’un approfondissement des questions linguistiques qui trouve dans la publication du célèbre ouvrage de Daniello Bartoli, Il Torto e ‘l diritto del non si può (1655), un moment de crispation et de problématisation majeur. Ouvrage pionnier et unique en son genre, cette anthologie de remarques déstabilise le critère de la précellence de la tradition florentine issu du canone bembiano par son « intuition d’une forme asymétrique et polycentrique de l’idiome italien »[10] ; en effet, en laissant aux auteurs contemporains non seulement une pluralité de choix langagiers sur la base d’une étude attentive des grands textes littéraires, mais aussi une marge de liberté intellectuelle, où seul le buon gusto est arbitre[11], Bartoli consigne à la culture italienne de l’époque un texte novateur qui libère les consciences des modalités de transmission de la tradition littéraire devenues autoritaires (classicismo) ainsi que des ferments de subversion esthétique (anticlassicismo). Dès son titre, par l’évocation problématisée d’une dimension légale, voire légaliste, du fait linguistique, l’ouvrage de ce jésuite signe la cristallisation d’un nouveau débat, en terre italienne, autour des notions de bon goût et de sentiment linguistique comme « une négociation in vivo de l’expérience linguistique et discursive »[12] qui s’incarne dans des pratiques « nécessairement adossées à des normes et à des représentations préexistantes »[13]. C’est pourquoi, il serait instructif d’interroger d’un côté les textes (littéraires, linguistiques, scientifiques) du Seicento italien à la lumière de leurs modalités de transmission, de problématisation ou de remise en cause de la norme que les autorités intellectuelles de l’époque s’efforcent de vulgariser et de l’autre de s’intéresser aux modalités par lesquelles cette norme est filtrée dans les textes proprement linguistiques. Une confrontation avec la situation du français du XVIIe siècle, parvenu selon un sentiment commun à son point de perfection, pourrait apporter de nouveaux éléments de réflexion, notamment en ce qui concerne les modalités à travers lesquelles le défi de la normalisation se concrétise dans les textes et par les textes.

À une époque où l’anti-italianisme imprègne le « mouvement d’idéalisation du français »[14], dans quelle mesure les appréciations peu élogieuses du côté français favorisent l’essor d’un renouvellement de la réflexion linguistique en Italie, dont la fondation de l’Arcadia poetica en 1690 représente un événement majeur ? Est-ce que les ferments de la libéralisation linguistique italienne influencent la pensée linguistique en France, et vice versa ? Y-a-t-il des points de rupture et des points d’ancrage ? En quoi le processus de normalisation diverge dans les deux pays en fonction des différentes situations politiques et sociales ? Est-il possible de déterminer une correspondance directe et exclusive entre les modes respectifs de standardisation de la langue ? Et, par ailleurs, si l’on considère, du point de vue chronologique, l’accomplissement de ces processus, on peut se demander quelle est l’incidence que la Querelle des Anciens et de Modernes exerce, en France comme en Italie, sur les dynamiques de la normalisation linguistique. Est-ce que ce moment problématique de la conscience intellectuelle française, en questionnant l’héritage ancien et en proposant de nouvelles possibilités littéraires, signe une démarcation importante vis-à-vis du sentiment linguistique ? En quoi normalisations lexicale, grammaticale e politiques participent-elles d’une même volonté fédératrice à un moment de crise – et de prise – de conscience qui va dans un même élan fonder les langues françaises et italiennes, alors que l’unification des deux États diverge sur le plan politique ?

Les propositions pourront se consacrer à l’analyse de cas particuliers ou à des problématiques transversales nécessitant d’une approche interdisciplinaire et qui dépasse le cadre strictement littéraire pour s’élargir aux textes scientifiques, historiques, administratifs. Les enquêtes pourraient par exemple questionner :

  • Les institutions responsables de la normalisation (instances étatiques ou au contraire marginales, à l'exemple de Port-Royal ; réflexions individuelles particulièrement percutantes, à l’exemple de Daniello Bartoli et de Benedetto Buonmattei).
  • Les sujets de débat, les querelles linguistiques (histoire, enjeux, impact). Les positionnements dans les débats sont-ils toujours nets et consensuels ou bien cachent-ils des zones troubles, influencées par des intérêts personnels ou partisans ?
  • La mise en scène ou la transcription de cette normalisation dans les différents supports de l'écrit (mesures officielles et déclarations publiques, textes polémiques et humoristiques voire représentations de scènes de conversations sur la langue dans les romans et dans les genres mondains). 
  • L’évolution différenciée entre oral et écrit, entre régions, entre agglomérations urbaines et campagnes, notamment en Italie. 
  • L’impact politique de cette normalisation au sein des régions nouvellement conquises. 
  • La réception et l’intériorisation de la norme chez les locuteurs.

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MODALITÉS PRATIQUES

Les propositions de communication en français ou en italien (400 mots maximum) sont à déposer avant le 15.10.2019 à l’adresse suivante : je.normes.xvii@gmail.com

Une réponse sera donnée à ces propositions 15.11.2019 au plus tard.

Organisateurs 

Giovanna Bencivenga, Joséphine Gardon, Oleg Averyanov

(doctorant.e.s en histoire de la langue française à Sorbonne Université) 

 

Bibliographie indicative :

Bartoli, D., Il Torto e ‘l Diritto del non si può, a cura di S. Bozzola, U. Guanda Editore, 2009. Ayres-Bennett, W., Sociolinguistic variation in seventeenth-century France : methodology and case studies, Cambridge, Cambridge university press, 2004. Ayres-Bennett, W., Seijido, M., Remarques et observations sur la langue française : histoire et évolution du genre, Paris, Classiques Garnier, 2011. Bon usage et variation sociolinguistique. Perspectives diachroniques et traditions nationales, Ayres-Bennett (dir.), W., Seijido, M. (dir)., ENS de Lyon, 2013. Bourdieu, P., Langage et pouvoir symbolique, Points, 2001. Buonmattei, B., Della Lingua toscana, a cura di M. Colombo, presentazione di G. Lepschy, Firenza, Presso l’Accademia, 2007. Bozzola, S., Tra Cinque e Seicento. Tradizione e anticlassicismo nella sintassi della prosa letteraria, Firenze, L. Olschki, 2004. Coletti, V., La Standardizzazione del linguaggio. Il caso italiano, in F. Moretti, Il Romanzo, La cultura del romanzo, Torino, Einaudi, 2001. Colombo, M., « Alcuni fenomeni linguistici nelle grammatiche secentesche da Pergamini a Vincenti»,  Studi di Grammatica Italiana, XXVI, 2007, pp.  67 - 106. Il Vocabolario degli Accademici della Crusca (1612) e la storia della lessicografia italiana, atti del X convegno dell’Associazione per la Storia della Lingua Italiana (29.11-01.12.2012), a cura di L. Tomasin, Firenze, Cesati, 2013. 
 La norme lexicale. Etudes rassemblées par Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt. Université Paul-Valéry Montpellier III, Presses Universitaires de la Méditerranée, Dipralang, 2001. Le Jugement de l’oreille (XVIe-XVIIIe siècles), Steuckardt, A. (dir.), Thorel, M. (dir.), Paris, Honoré Champion, 2017, p. 83. Kibbee, D., « ²Liberté² et ²tyrannie² dans le discours normatif », in Langue commune et changement des normes, S. Branca-Rosoff, J.-M. Fournier, Y. Grinshpun, A. Régent-Susini (éds.), Paris, Champion, 2011. Idem, « Présentation : L’autorité de l’état et l’autorité linguistique », in Histoire Épistémologie  Langage, 2002, 24-2, p. 5-27. Lodge, R. Anthony, Le français. Histoire d’un dialecte devenu langue, traduit de l’anglais par Cyril Veken, Fayard, 1997. Maraschio, N., « L’Accademia della Crusca e la lingua italiana fra Nazione e Europa », communication prononcée le 20 octobre 2003, mise en ligne le 3 mai 2004 : http://www.accademiadellacrusca.it/it/scaffali-digitali/articolo/laccademia-crusca-lingua-italiana-nazione-europa Marazzini, C., Da Dante alla lingua selvaggia. Sette secoli di dibattiti sull’italiano, Roma, Carocci, 2009. Idem, Il Secondo Cinquecento e il Seicento, in Storia della lingua italiana, a cura di F. Bruni, Mulino, Bologna, 1993. Merlin-Kajman, H., La Langue est-ele fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003. Parodi, S., Quattro secoli di Crusca 1583-1983, Firenze, Accademia della Crusca, 1983. Raimondi, E., « Grammatica e retorica nel pensiero del Tesauro », in Id., Letteratura barocca. Studi sul Seicento italiano, Firenze, Olschki, 1982, pp. 33-49. Rey, A., Duval, F., Siouffi, G., Mille ans de langue française, histoire d’une passion, volumes 1 et 2, Tempus Perrin, 2011. Serianni, L., Introduzione alla lingua poetica italiana, Roma, Carocci, 2001. Idem, « La lingua del Seicento : espansione del modello unitario, resistenze ed esperimenti centrifughi», in E. Malato [a cura di], Storia della letteratura italiana. V. La fine del Cinquecento e il Seicento, Milano, Il sole 24 ore, pp. 561-595. Siouffi, G., Le Génie de la langue française. Etudes sur les structures imaginaires de la description linguistiques à l’Âge classique, Paris, Honoré Champion, 2010. The Fairest Flower. The Emergence of Linguistic National Consciousness in Renaissance Europe, ed. M. Bircher, Firenze, Accademia della Crusca, 1985. The French Language and questions of identity, W. Ayres-Bennet et M. Jones eds., Studies in Linguistics, Oxford, Legenda, 2007. Vitale, M., La Questione della lingua, Palermo, Palumbo, 1960.

 

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[1] Siouffi, G., « La norme lexicale dans les Remarques sur la langue française de Vaugelas », in La norme lexicale, Etudes rassemblées par Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt, PULM, Dipralang, 2001, p. 65.

[2] Idem, p. 67.

[3] Mazière, F., « Langue, usage, variation chez Meigret, Macé, et dans le Dictionnaire de l’Académie », in Bon usage et variation sociolinguistique. Perspectives diachroniques et traditions nationales, ENS de Lyon, 2013, p. 50.

[4] Siouffi, G., op. cit., p. 61.

[5] Ibidem.

[6] Idem, p. 62.

[7] Siouffi, G., « Le jugement de l’oreille et la subjectivation du discours chez les remarqueurs », in Le jugement de l’oreille (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2017, p. 83.

[8] Voir les travaux de W. Ayres-Bennett et M. Seijido cités dans la bibliographie, ainsi que le recueil Bon usage et variation sociolinguistique cité plus haut, publié sous leur direction.

[9] Voir Maurizio Vitale, La Questione della lingua, Palermo, Palumbo, 1960.

[10] Sergio Bozzola, « Introduzione », in Daniello Bartoli, Il Torto e ‘l Diritto del non si può, a cura di Sergio Bozzola, Modena, Fondazione Pietro Bembo/Ugo Guanda editore, 2009, p. xii-xiii. Nous traduisons.

[11] Ibidem, p. xii-xiii et xxxviii-xix.

[12] Gilles Siouffi, « La ponctuation entre imaginaire et sentiment linguistique », Linx, 75 | 2017, mis en ligne le 23 novembre 2018, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/ linx/1867 ; DOI : 10.4000/linx.1867, ici p. 6 du pdf.

[13] Ibidem.

[14] Gilles Siouffi, « Cela n’est pas français », dans F. Duval, G. Siouffi, A. Rey, Mille ans de langue française. Histoire d’une passion, Paris, Perrin, 2007, p. 697.