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La Charité romaine et ses incarnations queer: politiques et érotiques de l'allaitement (volume collectif)

La Charité romaine et ses incarnations queer: politiques et érotiques de l'allaitement (volume collectif)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Sarah-Anaïs Crevier Goulet)

La Charité romaine et ses incarnations queer: politiques et érotiques de l'allaitement 

Jutta Sperling, Maribel Peñalver Vicea, Sarah-Anaïs Crevier Goulet et Mireille Calle-Gruber (éds.)

 

Il se mit à genoux devant elle ; et elle se pencha vers lui, portant vers sa bouche, dans un geste de nourrice, le bout foncé de son sein. Dans le mouvement qu'elle fit en le prenant de ses deux mains pour le tendre vers cet homme, une goutte de lait apparut au sommet. Il la but vivement, saisissant comme un fruit cette lourde mamelle entre ses lèvres. Et il se mit à téter d'une façon goulue et régulière.

Il avait passé ses deux bras autour de la taille de la femme, qu'il serrait pour l'approcher de lui; et il buvait à lentes gorgées avec un mouvement de cou, pareil à celui des enfants.

                 Guy de Maupassant, Idylle (1884)

 

 

De façon étonnante, le thème iconographique de la Charité romaine, très prisé à la Renaissance et pendant la période baroque, n’a reçu que peu d’attention de la part de la critique universitaire. Si l’on dénombre plus de trois cent représentations artistiques du couple Pero et Cimon actuellement exposées dans les musées et différentes collections européens (sous des formes diverses : peintures à l’huile, dessins, médaillon, enluminures, sculptures de marbre, fresques, vaisselle décorative, etc.), parmi lesquelles les œuvres de Rubens, du Caravage, et de Bartolomeo Manfredi sont les plus connues, les études portant sur ce motif issu de la Rome antique sont peu nombreuses. 

         L’anecdote désignée sous le nom de Charité romaine fut rapportée par divers auteurs de l’Antiquité, dont l’historien et moraliste Valère Maxime, mais aussi Pline l’Ancien et Solin. Il s’agit, selon ces auteurs, d’un acte exemplaire de « piété filiale » : Pero, une jeune fille, décide d’allaiter en secret son père, Cimon, un vieillard accusé de crime capital et condamné à mourir de faim en prison. Lorsque ce secret fut découvert puis dévoilé par les geôliers, les juges romains, émus de compassion, gracièrent Cimon et lui accordèrent la liberté, touchés par cet acte de dévouement et de tendresse de la part de Pero qui, pendant longtemps à Rome, incarna la figure de la piété (pietas) et de l’héroïsme.           

         Cette scène n’en est pas moins troublante. En effet, en nourrissant son père de manière clandestine et ce avec son propre lait, Pero transgresse les bornes ordinairement assignées à la destination habituelle d’un tel liquide. Une dimension à la fois inquiétante et impudique traverse les multiples représentations visuelles de cette scène fondatrice. Selon une variante de l’anecdote rapportée par Valère Maxime, la jeune Romaine aurait allaité sa mère emprisonnée, faisant ainsi apparaître le couple fille-mère lequel s’avère doublement troublé du fait de la dimension homosexuelle. Pour cette raison même, le couple fille-mère trouva, dans l’ensemble, moins d’écho que le couple fille-père dans les arts visuels. On peut néanmoins signaler quelques gravures éparses, des dessins, notamment l’un du peintre italien Guercino (1595-1666), ainsi que les fameuses enluminures, datant du XVème siècle, du livre de Bocacce consacré aux femmes célèbres de l’Antiquité, De mulieribus claris/ De cleres femmes (1374). En outre, une certaine tradition semble s’être installée en France autour du couple allaitant fille-mère : par exemple, le célèbre tableau de Nicolas Poussin, Les Israélites recueillant la manne dans le désert (1637-1639), qui fit beaucoup parler de lui à l’Académie Royale, représente une mère offrant à une vieille femme affamée le sein qu’elle refuse à son enfant. Enfin, dans l’Allemagne des XVIème et XVIIème siècles, on a pu voir également un certain nombre de réécritures de ce thème, notamment dans l’œuvre de la poétesse baroque Sibylle Schwärzin.

         La Charité romaine, dans sa version fille-père, fit quelques apparitions dans la littérature des XIXème et XXème siècles, sous forme parodique chez Maupassant notamment, et aussi, de manière plus dramatique, chez l’écrivain américain John Steinbeck dont le célèbre roman, Les Raisins de la colère (1939), se clôt précisément sur une scène où un vieil homme, pauvre et affamé, est secouru par la protagoniste acceptant de lui donner le sein. Plus récemment, ce motif a surgi dans l’œuvre de l’écrivaine Hélène Cixous (Eve s’évade. La Ruine ou la vie, 2009), où une scène d’allaitement, évoquée par l’entremise du tableau de Rubens, fait intervenir la narratrice et sa mère malade, la fille se faisant la nourrice de sa mère afin de différer sa mort comme dans l’anecdote de Valère Maxime. Telle une scène primitive, le don du lait de vie par la fille est comparé, de manière parallèle, au pouvoir de l’écriture et à la fécondité de la langue que lui a léguée la mère.

Dans son ouvrage Roman Charity. Queer Lactations in Early Modern Visual Culture (2016), la seule monographie parue à ce jour consacrée à l’iconographie de la Charité romaine, l’historienne Jutta Sperling a montré que les nombreuses représentations du couple Pero et Cimon dans les arts figuratifs de la pré-Modernité fonctionnent, suivant les différents contextes dont ils sont issus, comme une allégorie de la contestation. En effet, cette scène qui érotise très fortement le corps maternel en train d’allaiter, donne non seulement une image subversive du lien incestueux, mais permet également de voir les pratiques d’allaitement entre adultes sous un autre jour. Selon Sperling, ce corps maternel érotisé va jusqu’à « rivaliser avec l’imagerie phallique à une période où les notions modernes du moi sont justement en train d’émerger ». Le sein donnant le lait apparaît dans ces œuvres picturales comme un véritable « signifiant du désir, de la puissance et de l’abondance » dépassant la simple relation intime parent-enfant, et met en place une logique du don et du recevoir qui s’écarte des notions de sexualité comme pénétration et comme activité/passivité prévalant dans les discours de la Renaissance et de l’époque pré-moderne. Si les arts picturaux de cette époque ont vu émerger une forme d’allaitement queer, c’est-à-dire un allaitement « incestueux, ironique et anti-patriarcal », la construction de l’allaitement comme pratique exclusivement domestique et individuelle au XIXème siècle, lors de la création de la famille bourgeoise, conduisit à l’éradication d’un univers symbolique à l’intérieur duquel le sein allaitant fonctionnait comme le symbole non seulement « de l’amour spirituel, mais aussi du désir queer, de la contestation et de l’excès dionysien ». Tout en proposant un « déplacement “queer” de la mère », l’iconographie de la Charité romaine permet en même temps d’élargir la définition de ce qui relève habituellement de la sexualité et de la parenté.

         Ces thèses de Sperling trouvent un écho direct dans l’art contemporain. L’artiste espagnol Jesús Herrera Martínez, par exemple, dans son retable El Fuego y la llama (2015), reprend le thème de la Charité romaine, mais accentue délibérément sa dimension transgressive en se représentant à la fois sous les traits de Pero et ceux de Cimon. Cette scène exclusivement masculine n’en évoque pas moins le nourrissage et le soin dont tout être dépend au début de sa vie. Cette image de gender-bending, qui signale peut-être ici une « envie du sein », montre en tout cas la multiplicité des incarnations queer de la Charité romaine.

Ce volume collectif accueillera des travaux interdisciplinaires touchant de près ou de loin à l’imaginaire de la Charité romaine et à ses détournements queer, sans restriction de période historique. Il s’agira de réfléchir à l’allaitement en dehors des schémas normatifs et de l’envisager comme l’expression d’un désir queer. Les études pourront proposer des analyses de diverses représentations de la Charité romaine dans les arts visuels, la littérature, le cinéma et les arts de la scène, ou encore proposer une réflexion plus théorique s’inscrivant dans les domaines des études de genre, la philosophie, l’histoire, mais aussi la psychanalyse, l’anthropologie, la sociologie, la linguistique, la médecine, la sémiotique et le discours social (la presse, la publicité).

 

Autour de la Charité romaine, nous voudrions privilégier les thèmes suivants: 

Potentiel érotique de l’allaitement

Erotisations corporelles du don 

Renversements des genres et des générations dans la charité

Couple fille-mère dans les scènes de charité

Lactations père-fille ; lactations mère-fille

Relationnalités de nourrissage

De l’inceste et du tabou dans la charité romaine

Intime étrangeté de l’hospitalité du sein

Corporéités dissidentes dans les pratiques de nourrissage

Parodie et humour dans la charité romaine

Jouissances et ambivalences du bon/mauvais sein

Plaisir et pulsion partiels

Dimension transgressive et/ou politique de l’allaitement

Normalisations de l’allaitement dans l’espace public

L’allaitement, une norme sociale ?

 

Les propositions de contribution en français ou en anglais (entre 2000 et 2500 signes, accompagnées d’une notice bio-bibliographique) sont à adresser simultanément à Sarah-Anaïs Crevier Goulet (sirogh55@hotmail.com), Maribel Peñalver Vicea (mi.penalver@ua.es), Jutta Sperling (jsperling@hampshire.edu) et Mireille Calle-Gruber (mireille.calle-gruber@univ-paris3.fr) au plus tard le 30 juillet 2018. Un avis sera rendu avant le 15 octobre 2018. Les articles seront à rendre en avril 2019.

 

Queer Incarnations of Roman Charity: The Politics and Erotics of Breastfeeding

Jutta Sperling, Maribel Peñalver Vicea, Sarah-Anaïs Crevier Goulet et Mireille Calle-Gruber (eds.)

 

He knelt down in front of her. She leaned towards him and with a practised gesture pushed the dark tip of her breast towards his mouth. With the movement she made with both hands to proffer her breast to the man a drop of milk appeared at the crown. He licked it greedily then, as if on a fruit, closed his lips on the heavy breast. Regularly and deeply he began to suck.

He put both arms around the woman's waist so as to bring her closer to him and drank in long, slow draughts, making movements with his neck like a baby.

                                                                                  Guy de Maupassant, Idyll (1884)

 

 

         Surprisingly, very little academic attention has been paid to the iconographical theme of Roman Charity, which emerged in Renaissance art and became particularly popular in the Baroque. More than three hundred artistic representations of Pero and Cimon are currently extant in European museums and collections (in various forms: oil paintings, drawings, medals, book illuminations, prints, marble statues, frescoes, decorative dishes), but studies dealing with this motif, going back to ancient Rome, are extremely limited. 

The anecdote, which served as textual reference to the iconography of Roman Charity, was told by various authors from antiquity, among them Valerius Maximus, Pliny the Elder, and Gaius Julius Solinus. The story tells of an exemplary act of “filial piety”: Pero, a young girl, decides to secretly breastfeed her own father, Cimon, an old man accused of a capital crime and condemned to death by starvation in prison. When the secret is discovered and revealed by the jailers, the Roman judges, moved by compassion, reprieve Cimon and release him from jail. Pero’s act of devotion and tenderness turned her into an emblematic figure of piety (pietas) and heroism in ancient Rome. 

Despite its alleged moralizing intention, the scene has a troubling effect. By clandestinely nourishing her father with her own milk, Pero transgresses the boundaries that we usually assign to the transmission of this liquid. The numerous visual representations of this scene are disturbing because of their erotic address and their potential for ironic subversion. A similar anecdote told by Valerius Maximus recounts that a young Roman girl breastfeeds her mother in jail. Representations of the mother-daughter couple seem even more troubling because of the same-sex relationship they depict. Precisely for this reason, the mother-daughter couple found less echo in the visual arts and literary culture than the father-daugther couple. Nevertheless, diverse prints and drawings – notably one by the Italian painter Guercino (1595-1666) – and late fifteenth-century book illuminations of Bocaccio’s book De Mulieribus claris (1374) did represent the mother-daughter couple. Moreover, a kind of artistic tradition surrounding the mother-daughter couple seems to have emerged in     France : Nicolas Poussin’s well-known painting The Israelites Gathering the Manna (1637-1639), discussed by members of the Royal Academy as a prime example of French history painting, shows a young mother choosing to breastfeed a starving older woman instead of her own child. Finally, in the German context of the sixteenth and seventeenth centuries, literary reworkings of the theme appeared in the works of Hans Sachs and Sibylle Schwärzin.

Roman Charity, in its father-daughter version, made sporadic appearances in nineteenth- and twentieth-century literature : as a parody in Guy de Maupassant’s short story Idyll, and also, in a more dramatic vein, in John Steinbeck’s famous novel The Grapes of Wrath (1939), which ends with a scene in which a poor, old, and famished man is rescued by the protagonist who breastfeeds him. This motif has re-emerged in one of Hélène Cixous’s recent fictions (Eve s’évade. La Ruine ou la vie, 2009), in which a lactation scene, inspired by Rubens’s painting, takes place between the narrator and her sick mother. As in Maximus’s anecdote, the daughter becomes the nurse or nurturer of her own mother. In Cixous’s story, the daughter’s gift of the milk which prolongs life is compared to the power of writing and the fecundity of language, gifts originally bestowed on the daughter by her mother.  

In her seminal book, Roman Charity. Queer Lactations in Early Modern Visual Culture (2016), the only existing monograph devoted to the iconography of Roman Charity, Jutta Sperling has shown that the numerous representations of Pero and Cimon in the figurative arts of early modern Europe function in different contexts as allegories of dissent. Indeed, this motif, which highly eroticizes the breastfeeding maternal body, not only gives a subversive image of an incestuous relationship between a father or a mother and their daughter, but allows to throw new light on practices of breastfeeding between adults. According to Sperling, the eroticized maternal body « came to rival phallic imagery at a time when modern notions about the self emerged ». In these pictorial works, the lactating breast appears as a genuine « signifier of desire, power, and abundance » instead of indicating an exclusive and intimate relationship between mother and child. It sets up a logic of giving and receiving which moves away from prevailing notions of sexuality as penetration governed by the active/passive binary in early modern discourses. If a form of queer breastfeeding, that is, an « incestuous, ironic and anti-patriarchal » breastfeeding, has emerged in early modern visual culture, the construction of breastfeeding as an exclusively domestic and maternal practice during the nineteenth century led to the complete eradication of a symbolic universe in which the lactating breast functioned as « a signifier of spiritual love, but also of queer desire, dissent, and Dionysian excess ». While proposing « a “queer” displacement of the mother », the iconography of Roman Charity enables simultaneously to expand normative definitions of sexuality and kinship.

Sperling’s ideas are echoed in contemporary art. For example, Spanish artist Jesús Herrera Martínez elaborates on the motif of Roman Charity in his altarpiece The Fire and the Flame (2015) by deliberately emphasizing its transgressive meaning: he places himself in the position of both Pero and Cimon. This all-male scene concerns the nurture and care on which each human being depends at the beginning of life. This gender-bending performance, which is perhaps inspired by a certain « breast envy », shows the multiplicity of queer incarnations of Roman Charity.

This interdisciplinary volume will gather various contributions that deal, directly or indirectly, with the imagery of Roman Charity and its queer appropriations, regardless of historical period. The aim is to reflect upon non-normative breastfeeding as an expression of queer desire. The articles could analyse representations of Roman Charity in the visual or performing arts as well as literature and film, or elaborate a theoretical reflection inspired by gender studies, philosophy, history, but also psychoanalysis, anthropology, sociology, linguistics, medical sciences, semiotics and social discourse (press, publicity).

  

Regarding the motif of Roman Charity, we would like to privilege the following aspects:

Erotical potential of breastfeeding

Bodily erotizations of the gift

Reversal of gender and generation in Roman Charity

Father-daughter lactations ; mother-daughter lactations 

Nurturing relationships

Incest and taboo issues in Roman Charity

Intimate strangeness of the hospitable breast

Dissident corporalities in practices of nurturing

Parody and humor in Roman Charity

Pleasures and ambivalences around the good/bad breast

Partial pleasures, partial drives

Transgressive dimension and political affirmation of breastfeeding

Normalisation of breastfeeding practices in public space

Breastfeeding, a social norm ?

 

Please send 2000-2500 sign abstracts, along with a short bio-bibliographical note, in French or English, to Sarah-Anaïs Crevier Goulet (sirogh55@hotmail.com), Maribel Peñalver Vicea (mi.penalver@ua.es), Jutta Sperling (jsperling@hampshire.edu) and Mireille Calle-Gruber (mireille.calle-gruber@univ-paris3.fr) before July 30th 2018. Notification will be sent to submitters by October 15th 2018. Articles should be sent by late April 2019.