Revue
Nouvelle parution
L'art qui manifeste (revue Itinéraires et contacts de cultures)

L'art qui manifeste (revue Itinéraires et contacts de cultures)

Publié le par Vincent Ferré (Source : Anne Larue (Paris13))

L'Art qui manifeste, sous la direction d'Anne Larue, Itinéraires et contacts de cultures

L'Harmattan

Isbn : 9782296039285

15.50€

On peut se demander si l'art a encore quelque chose à dire quand la scène artistique devient un terrain de jeux, un Luna Park, une opération de street marketing, avec distribution gratuite de gadgets et entertainment collectif de rigueur.

Ce volume contient des mises au point sur les manifestes des avant-gardes historiques, ainsi que quelques coups de projecteur sur des artistes contemporains qui ne cèdent pas à l'art chic et choc. Il laisse aussi une place au pamphlet et présente des manifestes inédits. Toutes nos excuses pour la subjectivité : cet opus sur l'art qui manifeste aimerait être aussi un numéro qui manifeste.

Avec des textes de Bruno Nassim Aboudrar, Erwan Bout, Jean-Pierre Cometti, Laurence Corbel, Bruno Daniel-Moliner, Vincent Dulom, Gilles Froger, Véronique Goudinoux, Junko Kamatso, Marc Kober, Clémence Laot, Hervé-Pierre Lambert, Lauretta Leroy, Laurent Margantin et Anne Tomiche.

INTRODUCTION

L'art qui manifeste : entre histoire des avant-gardes et exigence de résistance au pire

Anne Larue

On pourrait croire que l'art qui manifeste est une vieille lune ; qu'il est passé, le temps des manifestes. Les « manifestes historiques », manifestes du futurisme ou du surréalisme, semblent appartenir à une avant-garde à présent bien en arrière, autant que les mouvements artistiques politisés des années 70. Tout ceci est à présent rangé en histoire de l'art : autant dire que la puissance manifestaire s'en est ipso facto tarie. Ce qui est classé devient classique. Vraiment ? Et cela signifie-t-il pour autant que l'art d'aujourd'hui a cessé de « manifester » - quel que soit le sens que l'on accorde à ce mot ? Que l'art, en somme n'a plus rien à dire ?

On pourrait le croire, au premier abord. La scène artistique contemporaine semble envahie par le gentil « art contextuel » selon Paul Ardenne, ou l'agréable « esthétique relationnelle » selon Nicolas Bourriaud. L'art devient un terrain de jeux, un Luna Park, une théâtralisation ludique du monde de l'entreprise ou une opération de street marketing ; rien ne semble différencier cet univers, formellement parlant, de celui de la publicité et des loisirs. Bien des « performances » aujourd'hui s'apparentent plus à la promotion sur le lieu de vente, avec distribution gratuite de gadgets et liesse collective de rigueur qu'à la mise en cause de la violence implicite de la société ! On ne voit plus guère de Gina Pane se tailladant la peau, de Chris Burden se clouant tout vif à une Volkswagen, d'activistes viennois déféquant sur le drapeau autrichien. Pourtant, même s'il n'emprunte plus de tels chemins extrêmes, l'art d'aujourd'hui a encore, parfois, quelque chose à dire.

Pour explorer cela, ce numéro de la revue Itinéraires ne s'attachera pas à une forme trop universitaire : des articles variés, de longueur volontiers différentes, traduiront son souci de refléter différentes manières de dire. Une part importante du numéro est consacrée à des mises au point historiques sur les grands moments manifestaires, comme le futurisme ou le surréalisme ; mais nous avons laissé une large place à la véhémence, à la contestation, à la mazarinade et à ceux et celles qui veulent, à la fin de l'envoi, toucher. Notre désir est de faire d'un numéro sur l'art qui manifeste qui soit en même temps un numéro-manifeste, un numéro qui manifeste.

La forme choisie (une revue) peut faire sourire. On aurait sans doute mieux aimé un jeu vidéo, une installation, un blog, un postcast, une vidéo sur You Tube. Mais, dans ce monde numérique multi-supports, on se rend compte que le papier, étrangement, tient bon comme support de ce qu'on appelle la « communication ». Théoriquement, il part en cendres, à 451 degrés Farenheit, et fait tragiquement silence tant est grande sa fragilité ; avec le Victor Hugo de William Shakespeare, on ne peut oublier que, n'était une poignée d'exemplaires sauvés de l'incendie du Globe, le grand dramaturge élisabéthain aurait disparu de la Terre. Certes, mais actuellement, alors que la dématérialisation des supports induit des standards toujours changeants, le papier est le seul à résister, stoïquement, à cette valse inquiétante. L'ambiguïté de la revue – actuelle, éphémère, faite pour passer, mais que les archives gardent – correspond bien au projet de l'art qui manifeste, entre présent pointu et fragment de mémoire vive.

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Le numéro est construit suivant trois axes.

1. Il s'agit d'abord de comprendre comment le « genre » du manifeste avant-gardiste  s'est historiquement constitué, dans le contexte du premier XXe siècle qui voit fleurir les « ismes » autoproclamés. La première section de ce numéro, intitulée Brève histoire du manifeste, rend ainsi compte de ces mouvements collectifs et des influences à partir desquelles les manifestes se sont constitués.

L'esprit manifestaire disparaît-il avec la fin de ces avant-gardes ? Assiste-t-on à la « clôture » du « genre » ? Certes non : l'art contemporain a encore besoin d'écrire des manifestes, surtout quand c'est un cyborg qui tient la plume. Aux limites de l'humain, le bioart réalise paradoxalement l'étrange voeu d'Antonin Artaud, celui d'avoir un corps sans organes, peut-être même un corps sans corps.

2. Dès lors, on assiste à la remise en cause, parfois violente, du statut de l'artiste et de sa valeur. La deuxième partie du volume, intitulée Crise de l'artiste, regroupe des analyses qui, chacune à sa manière, dénient à l'artiste le rôle essentiel et structurant qui était le sien depuis le Romantisme. À nouveaux temps, nouveaux artistes. Le présupposé collectif qui fait le fond du manifeste s'est mué en silence solitaire, chacun jouant dans une structure invisible le rôle d'un rouage dans une machine géante. L'art, loin de manifester, suivrait-il les tendances dominantes ?  On se penchera sur les limites intellectuelles de cette adhésion muette, qui à l'art « qui manifeste » tend à substituer la réalité d'une immanence dépolitisée : l'art reflète-t-il, de la société, une certaine tendance à la « manifestation pure » qui risque de le vider de tout contenu ? Le risque de cynisme, et celui de se fondre sans esprit critique avec la doxa ambiante caractérisent-ils l'art contemporain aujourd'hui ? La question flotte comme une bannière.

3. La troisième partie de l'ouvrage, Pour un art critique aujourd'hui, explorera les nouvelles formes sous lesquelles l'art manifeste de nouveau – quand bien même le manifeste se serait fait plus individuel, l'humain rescapé de la science-fiction se dressant, tout seul, face à une impitoyable machine, à la manière des héros de quelque roman dystopique anglais, type 1984 ou Le Meilleur des mondes. Le manifeste est-il encore manifeste quand on se trouve seul à le proclamer ? Même si la dimension collective vient à faillir, la question de fond reste la même : l'art qui manifeste peut-il se résumer à une page d'histoire forclose, qu'il faut maintenant tourner, ou bien le désir de manifester, même seul, est-il encore d'actualité ? On se penchera donc sur l'analyse d'artistes chez qui la dimension manifestaire est insistante, et en illustrera l'actuelle vitalité.

Peut-être un levier important est-il, dans ce contexte, un certain féminisme : non pas un féminisme théorique ou conceptuel, mais un féminisme qu'on pourrait qualifier d'opérationnel. C'est aussi par la critique virulente du « système des images », si l'on peut dire, que s'exprime avec ardeur un nouvel art qui manifeste – en s'attaquant à la source vive qui était celle des arts avant cette époque : l'image même, à présent supplantée par la contestation, qui vaut pour art, de l'idéologie que ces images véhiculent, avec la force et l'impact qu'on sait.

En guise de conclusion, un épilogue consacré à deux Manifestes contradictoires sur la peinture offrira son contrepoint – et aussi point d'orgue, en l'occurrence. L'un des manifestes reprend et analyse nombre de manifestes célèbres, l'autre se fait stances et poème. Le manifeste en art confine bel et bien, et cela depuis les origines, à un art qui serait le manifeste même.

Refusant toute nostalgie mélancolique sur l'heureux temps qui prétendument n'est plus, temps politique de l'art qui avait quelque chose à dire avant la perte du sens et la « fin des grands récits » nous proposons donc de brosser un bref état des lieux de l'art qui aujourd'hui manifeste en ces temps de « barbarie douce » (Le Goff), et qui engage une démarche de « résistance au pire » (Onfray).