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Le voyage de Rosa Parks (revue K)

Le voyage de Rosa Parks (revue K)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Stéphane Hervé)

K. Revue trans européenne de philosophie et arts

Appel à contributions

Année IV 2021 (II), 7

Le voyage de Rosa Parks

 

1er décembre 1955, Montgomery, Alabama, une jeune couturière afro-américaine monte dans un bus. Les places dans le compartiment réservé aux Noirs sont occupées ; il reste une place libre dans la zone « mixte », où les Noirs doivent obligatoirement se lever à la demande d’un Blanc. C’est ce qui se produit, mais la jeune femme refuse ; elle dit non. Qui sait : peut-être que le jour d’avant, ou celui d’après, elle aurait libéré la place et respecté les normes du racisme d’Etat. Mais le 1er décembre elle décide de rester assise ; un corps immobile (mais en réalité frénétique) et rétif, tout à coup, ne respecte pas (plus) les règles du jeu. Pour cette subtile et énergique forme d’opposition Rosa Parks est arrêté et jugée au cours d’un procès.

Rosa Parks, comme Ulysse, était en route pour rentrer chez elle. Sur cette route vers le foyer éclate l’événement d’une femme noire parmi tant d’autres.

Où a vécu, et continue à vivre, Rosa Parks ? À Montgomery, bien sûr. Puis à Détroit. Puis à Berlin, et, de retour aux États-Unis, à Providence. De septembre 2020 aux premiers jours du printemps 2021, elle habite à Naples, dans la cour du Palazzo Reale. Des lieux qui sont tous « presque un foyer ». L’artiste new-yorkais Ryan Mendoza, avec son œuvre Almost Home – The Rosa Parks House Project, a donné à voir un aspect crucial de la figure de Rosa Parks : le fait qu’elle soit presque chez elle dans chaque discours qui prétend en faire le symbole d’une lutte, d’une injustice, d’une plaie ouverte.

Presque chez elle : car il y a un reste, une ruine que l’histoire ne parvient pas à raconter, un excès qui probablement va au-delà même de l’histoire d’une couturière rebelle. Comme sa maison, laissée à l’abandon, sauvée à condition d’être démontée et transportée de l’autre côté de l’océan, dans le jardin d’une maison de Berlin, Rosa Parks ne peut trouver vraiment, définitivement sa place dans un discours linéaire, symbolique, édifiant.

La nature politique du geste artistique de Mendoza consiste justement en cette déspatialisation de la maison de Rosa Parks : en effet, non seulement il nous invite à regarder ailleurs, dans un espace qui tend généralement à rester en dehors de notre attention, mais il clarifie aussi immédiatement la fonction de la déterritorialisation des luttes. L’ambition de Mendoza offre l’occasion de repenser le geste de Rosa : « J’ai pris sa maison en otage dans l’espoir qu’un jour la rançon soit payée […]. En attendant de voir si l’Amérique s’aperçoit qu’il manque quelque chose. »

Il y a une emphase pour le vide, pour l’absence, arrière-plan sur lequel le geste se détache en silence. Les ruines de l’habitation de Rosa Parks gardées par Mendoza permettent de révéler la trame moins évidente de ce geste. Pour Mendoza « il manque quelque chose ». Les choses sont-elles effectivement ainsi ? Ce qui manque, pour manquer, doit d’abord avoir été possédé, déjà connu d’une façon ou d’une autre. Sommes-nous bien sûr qu’il en ait été ainsi pour Rosa, avec sa maison ? Peut-être Mendoza se trompe-t-il, qui sait ; peut-être ne manque-t-il rien. Ce qui est absent, peut-être le percevons-nous, mais n’a-t-il jamais été connu et possédé. Probablement, et même malgré lui, Mendoza nous laisse-t-il voir que Rosa, dans le temps long et infini de son geste, est une absence dans l’histoire américaine précisément au moment où son histoire devient l’indice symbolique d’un discours de rachat et de droits. Le traumatisme que son geste évoque et auquel il survit reste absent : l’obstination infinie d’un geste quelconque – on reste où on est et pourtant un tourbillon inouï se déchaîne – qui se répète dans d’innombrables autres gestes exécutés par des femmes noires sans nom ni visage.

Rosa Parks est le nom de l’inconnu, du geste imprévisible, d’un mouvement collectif et anonyme qui se débarrasse de tout nom propre ; coalescence de vie et de pensée pour une révolte qui exclut toute forme de souveraineté, même celle contenue dans la suprématie du geste exemplaire.

Peut-être que la maison de Rosa ne peut pas manquer car elle est irrémédiablement le lieu d’un ailleurs, des lieux infinis où les gestes, les silences, les mouvements imperceptibles, les refus et les désertions, offrent l’opportunité d’un nouveau monde dans le monde. Les ruines de la maison de Rosa sont sa vérité ; au fond le geste de cette femme, la puissance de sa rupture, dépendent du fait que son histoire ait toujours été racontée par d’autres (qu’ils soient ses amis ou ses ennemis). Ce que nous devons donc empêcher est l’intégration du geste de Rosa dans une histoire, que sa force soit domestiquée, adaptée aux exigences des bonnes manières, comme cela a déjà, en réalité, amplement été fait. Nous voudrions, au contraire, non pas penser Rosa comme un moment d’un processus plus ample, historiquement déchiffrable, comme une étape de l’intégration du black people dans l’univers des droits inspiré des Lumières, mais comme un événement qui se produit partout de façon imprévisible quand l’individu qui d’habitude tolère toute forme de violence et de forfait, de façon inattendue, ne supporte plus de supporter l’injustice et trouve le courage de risquer le tout pour le tout.

La maison de Rosa (ou bien est-ce celle de Mendoza ?), fluctuante dans l’espace du monde, qui survit à sa fin, signale probablement que Rosa doit encore devenir le nom commun d’infinis sans-noms.

L’ambition de ce numéro de K. est donc de soustraire Rosa Parks à son caractère symbolique et progressif, à l’histoire des droits civils et à la légende d’Obama. Ni symbole, ni icône, nous voudrions, au contraire, disséminer son nom dans la chair d’autres innombrables noms capables de dissoudre toute suprématie de la subjectivité en lutte. Rosa devrait alors prendre congé de son histoire, éluder toute forme de verticalité symbolique, et habiter, comme le devine probablement Mendoza, l’inhabitable de sa propre histoire. Ce qui implique, bien sûr, les batailles pour les droits ; sans aucun doute, l’amitié avec Martin Luther King ; mais aussi la lutte pour la justice, qui comme chacun sait est une lutte infinie sans laquelle, toutefois, le droit devient exclusivement le nom de la Loi. En résumé, pas seulement l’intégration, mais aussi les seuils, les frontières, les conflits radicaux. Cette histoire au-delà de l’histoire, impossible même à représenter, composée de coupures, de sauts, d’obstructions, de discontinuités, est probablement ce que l’histoire du cinéma américain depuis ses premiers balbutiements, avec ses ombres et ses lumières, est capable de raconter, d’interpréter mais aussi d’éluder, de dissimuler. En réalité, plus généralement, il est légitime de penser que ce soit, par exemple, le travail de Spike Lee ou l’écriture de James Baldwin qui saisissent la voix anonyme de ceux qui, dans l’histoire, résistent à l’histoire qui devrait, à la fin, tout concilier.

Notre hypothèse est que le geste de Rosa Parks, observé depuis le temps présent, puisse représenter le nom d’un sacrifice. Le sacrifice de ceux qui s’engagent à protéger et à garder la myriade de gestes anonymes qui obstruent, bloquent, dénoncent l’ordre du discours et les pratiques du pouvoir ; comme si le nom lui-même, et sa perte continue, permettaient une activité dans l’ombre obscure, sans maître, radicale. Nous osons croire qu’il s’agit même de penser Rosa contre Rosa ; c’est-à-dire de ne pas célébrer Rosa Parks au point de rendre son geste unique, mais plutôt de se souvenir des innombrables Rosa qui chaque jour font dérailler la férocité raciste par de petites actions, imperceptibles, invisibles, mais non moins risquées et courageuses que des actes ostentatoires et retentissants. La répétition infinie du geste de Rosa serait alors l’effort de survivre à son propre geste en permettant à d’autres gestes de travailler de façon anonyme et, ainsi, en affleurant dans le monde, de prévoir aussi sa propre autodestitution pour éviter de générer d’autres formes imprévisibles, involontaires peut-être, mais pas moins dommageables, de souveraineté. L’action de Rosa Parks conserve son caractère exemplaire à chaque fois qu’il est oublié dans sa spécificité, et il se répète dans n’importe quel coin de la planète selon des modalités différentes, où la différence se différencie continuellement même d’elle-même.

De cette façon, en pénétrant dans une trame de relations oppressives, la figure de Rosa Parks dépasse ainsi sa propre individualité et s’inscrit dans un corps collectif qui déclare vouloir être « freer, and freer, and freer » (comme l’affirme la chercheuse Treva Lindsey). Une annonce qui traduit sur le plan linguistique la condition d’oppression existentielle dans laquelle les femmes noires, malgré tout, opèrent dans la tentative de se libérer : du racisme, du classisme et du sexisme. Trois plans qui rappellent un des textes les plus importants et les plus suggestifs d’Angela Davis, qui fait de l’intersectionnalité des conflits et de l’internationalisme (c’est-à-dire de la déterritorialisation des luttes) les prémices de l’invention d’une possible et efficace « géographie de la liberté ».

Nous proposons la composition d’un numéro de K. dédié à la figure de Rosa Parks organisé autour d’une série d’études dont l’ambition réside dans l’assemblage d’un travail fortement transdisciplinaire :

1) Le geste de Rosa Parks comme matérialisation d’une forme de désertion radicale qui aujourd’hui, toutefois, doit être étudiée et envisagée en évitant sa symbolisation et son intégration totalisante à l’intérieur de la dialectique Loi-droits.

2) Le thème du corps : « racisé », sexualisé et exploité. Il s’agit de manier la notion de body-territory, et plus généralement l’idée de Deleuze du corps comme source de déterritorialisation permanente qui remet en discussion toute identité, même celle de la victime. À ce sujet, la question du corps se connecte naturellement avec celle de l’espace conçue selon l’articulation entre espace public et espace privé / expropriation / réappropriation des espaces et de nouveau déterritorialisation et reterritorialisation.

3) La relecture de l’autobiographie de Rosa Parks offre l’occasion de réfléchir avec les instruments de la linguistique (et pas seulement) sur la possibilité d’un langage de la destitution qui se décline en des langues protéiformes entendues comme systèmes sémiotico-sociaux à l’intérieur desquels les participants expriment des signifiés pas encore pré-codifiés. À travers des actes de signification, il est possible de provoquer, maintenir mais aussi remodeler et décomposer la réalité. La nature de la langue est selon M.A.K. Hallyday étroitement liée aux requêtes que nous lui adressons, aux fonctions qu’elle doit remplir. La langue reflète et se reflète mais aussi agit et réagit. Une analyse des pratiques lexico-grammaticales, syntaxiques et sémantiques également à l’intérieur des nouvelles formes de textualité contemporaines peut mettre en lumière une grammaire d’actes linguistiquement destituants (voir « You may do that » « I was tired to give in » « Ain’t we women ? » ; la négation qui sert à (s’)affirmer ; « I can’t breathe»).

4) À l’époque de la pandémie, au temps du tous-à-la-maison, le dé-confinement de la maison de Rosa Parks, réalisé par Ryan Mendoza dans la tentative extrême de rétablir une relation qui ne peut que se donner à l’absence, est apparue comme une fulgurance, car elle déplace radicalement le point de focalisation des questions évoquées par l’histoire politique de la femme en portant l’attention sur un espace inédit, l’espace domestique. La centralité de la maison dans les luttes pour la reconnaissance des droits des femmes et des hommes noirs s’explique à partir des contradictions que celle-ci génère inévitablement. Lieu d’extraction de la force de travail des domestiques noires au service des familles blanches, la maison est cependant aussi cet espace où ces femmes, au terme d’une journée de travail, ont l’occasion de se réapproprier leur propre altérité, leur propre subjectivité anomale. Naturellement, les tactiques qui se produisent à l’intérieur de l’espace domestique sont des tactiques dissimulées et souterraines ; des tactiques qui ne se laissent pas domestiquer trop facilement ni par la féroce suprématie de la société raciste dans laquelle elles se produisent et contre laquelle, silencieusement, elles se préparent à lancer l’attaque, ni, non plus, par la critique plus subtile portée par le féminisme de l’émancipation généralement dicté par les intellectuelles blanches.

5) S’il est vrai que l’histoire des États-Unis d’Amérique coïncide avec l’histoire du cinéma comme forme de récit qui, à partir des premières années du XXe siècle, s’est substituée au grand roman épique, il est aisé de croire qu’une partie consistante de cette histoire coïncide avec celle des Noirs d’Amérique et de la façon dont leur vie ont été (ou non) mises en image. Il y a déjà un indice de tout cela dans le film qui, symboliquement, peut-on dire, a donné le la à l’histoire glorieuse du cinéma américain et de son langage, devenu très tôt un véritable code. Naissance d’une nation (1915) est le film de Griffith qui raconte, justement, la fondation des États-Unis et baptise cette forme spécifique de montage que l’on appelle « parallèle » et qui est à la base du cinéma dit classique. Or, le film consacre au Ku Klux Klan une partie importante de son épopée fondatrice, sur un ton qui semble même flatteur, à tel point que Griffith est contraint de tourner Intolerance (1916) pour éloigner de lui les accusations de racisme que le film précédent avait attirées sur lui. Il s’agit peut-être seulement d’un épisode, mais il est sans aucun doute significatif pour soutenir le fait que parler de « négritude » veut aussi dire parler de cinéma et écrire de nouveau l’histoire d’une exclusion d’un système représentatif, économique et productif comme Hollywood. Il suffit de penser à un film tel Devine qui vient dîner… (Kramer, 1967) qui, seulement alors que le grand empire hollywoodien touche à sa fin, peut dénoncer l’exclusion dont nous parlons et même obtenir deux Oscars. À partir de ce moment commence un mouvement de « normalisation », pas moins dangereux que son exclusion, et que seulement quelques années plus tard un réalisateur comme Spike Lee (juste pour citer quelques titres : Do the Right Thing de 1989 et Malcolm X de 1992) parvient à rompre, lorsqu’il revendique fièrement l’existence d’un cinéma des Noirs et non sur les Noirs.

6) Enquêter sur la valeur de la galaxie immense de la Black music des années Soixante à nos jours en prenant en compte particulièrement l’expérience du Black arts movement et en faisant spécifiquement référence à des expériences capables d’évoquer un paysage dans lequel la charge politique se cache dans les plis du musical et du poétique.

Envoi des propositions avant le 30 mars 2021 (2500 caractères maximum). Merci de préciser si le contenu est destiné à la section Essays ou Readings (la rédaction, dans tous les cas, se réserve éventuellement le droit de modifier l’emplacement de l’essai à l’intérieur des sections de la revue).

À faire parvenir à l’adresse suivante : krevuecontact@gmail.com.

En cas d’acceptation de la proposition, l’essai dans sa forme élaborée devra être remis avant le 15 septembre 2021.