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Nouvelle parution
Galien, Ne pas se chagriner (inédit)

Galien, Ne pas se chagriner (inédit)

Publié le par Marc Escola

Référence bibliographique : Galien, Ne pas se chagriner (inédit), Les Belles lettres, 2010.

GALIEN
Oeuvres Tome IV
Ne pas se chagriner

Texte établi et traduit par V. Boudon-Millot et J. Jouanna avec la collaboration de A. Pietrobelli

Livre broché - 59,00 € 

Oeuvres complètes
Tome IV, Ne pas se chagriner

L'incendie de Rome en 192 a été une tragédie pour l'oeuvre de Galien, comme pour bien des ouvrages de l'Antiquité qui ont disparu dans les bibliothèques publiques ou privées de Rome. Mais pour avoir surmonté sans se chagriner cette épreuve en récupérant auprès de ses amis des exemplaires de ses ouvrages ou en réécrivant des ouvrages qui avaient brûlé, Galien a par son courage contribué à la survie de ce qui avait disparu. Et voici que le livre détaillant la mort de ses livres par l'incendie ressuscite dans son intégralité dix-huit siècles plus tard. C'est un beau cadeau de la Fortune, un événement exceptionnel du à la redécouverte de l'équipe française de Médecine grecque de Paris-Sorbonne /CNRS. Après l'édition princeps de 2007 due à Véronique Boudon-Millot, c'est la première édition critique et commentée due à Véronique Boudon-Millot et Jacques Jouanna avec la collaboration d'Antoine Piétrobielli.

Langues français, grec ancien
LXXX - 222 p. (2010)
ISBN-10 2-251-00556-0
ISBN-13 978-2-251-00556-0
Prix 59,00 €

Signalé par Liberation.fr, en date du 8/7/10:


Les prescriptions de Galien

Critique

Dans un manuscrit retrouvé en 2005, le médecin grec explique son absence de chagrin après la perte de ses biens

Par PHILIPPE LANÇON

Le petit chat est mort, la maison inondée, vous perdez un enfant, comment ne pas vous chagriner à en devenir fou ? Quand sa fille meurt, Malherbe écrit ses pleurs. Quand la sienne disparaît, Montaigne envoie à sa femme la Lettre de consolation de Plutarque, qui refuse les plaintes au nom de la joie due au souvenir de ce - ou ceux - qu'on a perdu. Galien, le plus célèbre médecin (grec) de l'Empire romain, né en 129 à Pergame (Asie mineure), répond lui aussi dans un texte qu'on croyait perdu.

Un étudiant travaillant à une thèse sur la lecture d'Hippocrate par Galien, Antoine Pietrobelli, l'a trouvé par hasard, en 2005, au monastère orthodoxe des Vlatades, à Thessalonique. Il lisait le catalogue des manuscrits pour se «distraire un peu» quand il a trouvé, «sous le numéro 14, un manuscrit de Galien qui [lui] paraissait inconnu». C'était De Indolentia («Sur l'insensibilité»), écrit naturellement en grec et aujourd'hui traduit par Ne pas se chagriner. On ne trouve que quand on sait : on savait que ce texte existait, et, grâce à certains érudits arabes et juifs, on en connaissait même des extraits. C'est ce qui a permis, entre autres, de l'authentifier.

Assassinat. Il donne aux chercheurs quelques scoops sur la vie de Galien et sur Rome sous le tyrannique empereur Commode (celui que réinvente à fantaisie le film Gladiator). On ignorait que Galien avait une maison en Campanie, où il se trouve au moment de l'incendie de Rome de 192, qui détruit ses biens et une partie de ses oeuvres ; ou encore que, selon lui, «il y a eu moins de malheurs [dans le passé] que ceux dont actuellement Commode a été en peu d'années l'auteur». Galien a été médecin malgré lui du fils de Marc-Aurèle lorsqu'il était enfant. Cette critique inédite indique que le texte fut écrit peu après l'assassinat de Commode, la même année que l'incendie (l'empereur fut étranglé dans son bain par un esclave). Autre information : évoquant son père, Galien écrit qu'il «tenait ceux qui avaient mené une vie au comble des plaisirs pour rien de plus que ces oiseaux que nous voyons dans la ville de Rome promenés par leur maître pour saillir les femelles contre rétribution». Ce détail de la rue n'était pas connu.

La qualité du texte est due au caractère de Galien, homme volontaire, précis, maniaque de travail, mais aussi aux circonstances : il ne s'agit pas du traité abstrait d'un philosophe stoïcien expliquant comment être indifférent aux biens et douleurs de ce monde, la belle affaire, mais de la lettre d'un homme de 64 ans qui vient de perdre, dans l'incendie de Rome, une partie du travail qui justifie sa vie. Un ancien élève, inconnu, s'est étonné de son absence de chagrin. Galien s'explique.

Sa résistance est d'abord due à une force d'âme qu'il qualifie de naturelle. Pour la constater (plus que pour s'en vanter), il commence par faire l'inventaire de ce qui a disparu. De l'or, de l'argent, mais surtout des livres et des manuscrits, copies de Théophraste, immense lexique de la comédie grecque ancienne, recettes et remèdes, etc. Le paradoxe est que, sans l'incendie qui l'oblige à dresser la liste, nous n'aurions pas connaissance de certains de ces travaux. Cocteau disait que si sa maison brûlait, il emporterait le feu. C'est peut-être parce que la mémoire y est.

Pour muscler son naturel, Galien a travaillé à imaginer ses pertes : «Ainsi donc l'homme sage se remémore sans cesse ce qu'il est susceptible de subir.» L'appétit insatiable et enfantin des riches, qui ne date pas du capitalisme, lui a servi de contre-modèle. Les caprices impériaux l'ont aidé : il s'est entraîné à penser qu'il serait dépouillé de tout et «envoyé dans une île déserte, comme ce fut le cas pour d'autres, qui n'étaient même pas coupables». On peut vivre ce qu'on a su rêver. Il a aussi appris à résister à la folie du chagrin en dominant celle que provoque la calomnie. Des médecins de cour, dans le genre Molière, l'avaient attaqué. Il leur a sévèrement réglé leur compte : «Aucun, pour ainsi dire, de nos contemporains, ne s'intéresse à la vérité. L'état où les a mis la course à l'argent, au pouvoir et à la jouissance de plaisirs insatiables est tel qu'ils tiennent pour fous tous ceux qui, d'aventure, vont jusqu'à s'adonner à un savoir quelconque.» (Méthodes de traitement, Folio Essais).

Masochiste. Galien a aussi pensé la perte en se souvenant d'Aristippe, qui «donnait chaque jour de l'argent en abondance pour servir des mets très chers aux plus ardents de ses disciples, alors que ce grand homme manquait de beaucoup de choses». Mais sa force de caractère et son imagination n'auraient pu naître sans éducation : «J'avais un père tel que, à chaque remémoration de ce qu'il était, je sens mon âme devenir meilleure.» Et il décrit cet homme qui, sans avoir fréquenté les philosophes, accompagnait son fils quand celui-ci allait les écouter.

Aux trois quarts de la lettre, Galien a tout d'un stoïcien. C'est alors qu'il apporte, à la fin, une nuance de taille. Les stoïciens souhaitaient les malheurs pour s'endurcir dans le bien. Galien est plus modeste, ou moins masochiste :«Tout en jugeant bon d'exercer mes représentations à tout malheur redoutable de façon à supporter avec mesure ce malheur (s'il se produit), je ne saurais prier de tomber dans aucun de ceux qui sont susceptibles de me causer du chagrin.» C'est qu'il est médecin, comme Tchekhov : son humanité agit par l'expérience, sensible et sans complaisance, née d'un sens organique de la faiblesse humaine.