Revue
Nouvelle parution
Europe, n°962-963: Ossip Mandelstam

Europe, n°962-963: Ossip Mandelstam

Publié le par Bérenger Boulay

Europe

Ossip Mandelstam

87e année, n°962-963, Juin-Juillet 2009


  • 18,50 €


On sait combien les valeurs du passé se hiérarchisent selon le présent, combien les hiérarchies sont mouvantes et, par là-même, peut-être dérisoires. Mais il faut croire que notre époque a besoin de Mandelstam puisqu'elle faitaujourd'hui de lui le sommet russe du XXe siècle poétique. Ossip Mandelstam se fit connaître dans les années 1910 avec un recueil intitulé Pierre et un manifeste qui le révélèrent comme une figure majeure de l'acméisme, aux côtés de Nikolaï Goumiliov et d'Anna Akhmatova. Après la Révolution, son recueil Tristia (1923), les Poèmes de Moscou (1930-1934) et les Cahiers de Voronej (1935-1937) donnèrent à son oeuvre poétique une ampleur admirable. Dans le Voyage en Arménie, l'Entretien sur Dante et ses autres récits et essais, son génie de prosateur et de penseur n'est pas moins incandescent. Pendant des années, Mandelstam bénéficia du soutien de Boukharine, l'un des chefs de la révolution, mais lorsque celui-ci tomba en disgrâce, le poète se trouva exposé de plein fouet aux oukases du tyran. Une épigramme contre Staline lui valut d'être exilé trois ans à Voronej. Il recouvra brièvement la liberté en 1937 avant d'être de nouveau arrêté en mai 1938. Le 27 décembre de cette même année, il mourut à l'infirmerie du camp de transit de Vtoraïa Retchka, près de Vladivostok. Mû par une joie créatrice qui porte le courage à des sommets nouveaux, Mandelstam a façonné une oeuvre-vie dont le rayonnement est intact aujourd'hui, et peut-être plus intense que jamais.

ÉTUDES ET TEXTES DE

Marc Weinstein, Alexandre Kouchner, Pavel Nerler, Boris Kouzine, Laure Troubetzkoy, Natalia Chtempel, Natalia Gamalova, Jean-Claude Lanne, Evgueni Toddes, Nikolaï Bogomolov, Florence Corrado, Angelo Maria Ripellino, Vladimir Mikouchevitch, Iossif Brodski, Sergueï Chindine, Jean-Claude Schneider, Jean-Baptiste Para.
Ossip Mandelstam : Compléments au Voyage en Arménie. Poèmes.




OSSIP MANDELSTAM

Marc WEINSTEIN : Mouvement-Mandelstam [texte reproduit ci-dessous]
Alexandre KOUCHNER : Retour.
Ossip MANDELSTAM : Trouveur d'un fer à cheval.
Ossip MANDELSTAM : Épigrammes et vers burlesques.

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Pavel NERLER : Ossip Mandelstam à Paris.
Boris KOUZINE : La petite cour de la mosquée d'Erevan.
Laure TROUBETZKOY : De l'air dérobé aux confins.
Ossip MANDELSTAM : Compléments au Voyage en Arménie.
Ossip MANDELSTAM : Arménie. Poèmes.
Natalia CHTEMPEL : L'exil à Voronej.

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Jean-Claude LANNE : Mandelstam et Khlebnikov.
Evgueni TODDES : Mandelstam et les Formalistes russes.
Nikolaï BOGOMOLOV : La cloche de la fraternité. Mandelstam et Goumiliov.

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Florence CORRADO : Le Verbe et la culture.
Angelo Maria RIPELLINO : Notes sur la prose de Mandelstam.
Vladimir MIKOUCHÉVITCH : L'élan vital.
Iossif BRODSKI : « Comme un simple enfant… »
Marc WEINSTEIN : Politique de Mandelstam.
Sergueï CHINDINE : La composante picturale française.
Jean-Claude SCHNEIDER : Chevauchant la langue avec les mots d'Ossip. (Paul Celan et Mandelstam)
Jean-Baptiste PARA : Repères chronologiques.


CAHIERS DE CREATION

Jean-Louis JACQUIER-ROUX : Lézardes.
Bernard VARGAFTIG : Ton toucher m'emmène.
Bernard VARGAFTIG : Résister au désespoir et continuer. Entretien avec Pascal Maillard.
CHRONIQUES

Jean-Noël GODIN : Le geste et le tissu.

La machine à écrire
Jacques LÈBRE : W.G. Sebald.
Les 4 vents de la poésie
Charles DOBZYNSKI : La cordillère des chants.
Le théâtre
Karim HAOUADEG : La souffrance et la gloire.
Le cinéma
Raphaël BASSAN : Autour de Tati.
La musique
Béatrice DIDIER : Avenir de l'opéra.
Les arts
Jean-Baptiste PARA : La trajectoire Kandinsky.



NOTES DE LECTURE

Poésie

Bella AKHMADOULINA : Histoire de pluie, par Jean-Baptiste Para
Jacques JOUET : MRM, par Pierre Brunel.
Pascal BOULANGER : Jamais ne dors, par Claude Minière
Bernard NOËL : Le Jardin d'encre, par Gabrielle Althen.
Alain BORER : Icare & I don't, par Charles Dobzynski.
Jacques DARRAS : La Maye réfléchit, par Marie-Claire Bancquart.
Henri MESCHONNIC : De monde en monde, par Henri Mitterand.
Pere GIMFERRER : L'espace désert, par Jeanine Baude.
Sylvie FABRE G. : Corps subtil, par Angèle Paoli.
Romans, Récits, Mémoires

Patrick DEVILLE : Equatoria, par Bertrand Tassou.
Stéphane AUDEGUY : Nous autres et In memoriam, par Bertrand Tassou.
Maurice MOURIER : Ajoupa-Bouillon, par Jean-Baptiste Para.
Phlippe ANNOCQUE : Liquide, par Pascale Arguedas.
Simonetta GREGGIO : Les mains nues, par Alain Feutry.
Lionel BOURG : Comme sont nus les rêves, par Michel Ménaché.
Ossip MANDELSTAM : Le Timbre égyptien, par Jean-Luc Despax.
Nadejda MANDELSTAM : Contre tout espoir, par Claude Liscia.


UN COLLOQUE INTERNATIONAL SUR LA GALICIE, par Juliette Désveaux

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Mouvement-Mandelstam


Disparu en 1938, Ossip Mandelstam aura mis bien du temps à nous revenir. Il revient d'abord par l'étranger, avec la parution en 1967 du premier tome de ses oeuvres presque complètes chez l'éditeur états-unien Inter-Language Literary Associates. Il commence à ressusciter chez lui, à Leningrad, en 1973, avec un recueil fort parcellaire — mais c'était mieux que rien —, publié par la célèbre « Bibliothèque du poète ».
Son retour est à présent achevé. Non que toutes les circonstances soient éclaircies ou tous les poèmes — entendus. Mais Mandelstam est simplement devenu nôtre — simplicité inestimable. Les éditions se succèdent, de plus en plus fiables en qualité. Les traducteurs français s'activent, notamment Henri Abril, porteur des quatre volumes bilingues édités par Circé de 1999 à 2003. Et gardons-nous d'oublier les chercheurs qui, au cours de ces vingt dernières années, se sont réunis quatre fois dans de grands symposiums internationaux : à Moscou en 1988, à Moscou-Leningrad en 1991, à Voronej en 1994, à Perm en 2009.
On sait combien les valeurs passées se hiérarchisent selon le présent ; combien les hiérarchies sont mouvantes et, par là-même, peut-être dérisoires. Mais il faut croire que notre époque a besoin de Mandelstam puisqu'elle fait aujourd'hui de lui le sommet russe du XXe siècle poétique. Ses effets de pensée sont tels que la philosophie s'en empare, y compris en France, et que nos amis russes ont éprouvé le besoin de fonder, en janvier 1991, une Société Mandelstam, actuellement hébergée à Moscou par l'Université d'État des Sciences humaines (RGGU). Société que nous voudrions ici remercier pour la richesse de son action : organisation de colloques et d'expositions, constitution et actualisation de bases de données bibliographiques, édition de recueils et de monographies.

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Lorsque Mandelstam meurt à la fin de 1938, il vient de traverser quinze ans de vexations, d'errances, d'exil, de déportation, de maladie, de traque ouverte ou larvée. Et surtout trente ans de prouesses « poéthiques ». De tout cela, poètes et critiques témoignent ici. Un accent particulier a été mis sur certains lieux de vie : Paris où Mandelstam séjourna dans sa jeunesse, l'Arménie qu'il visita en 1930, terre inspiratrice et passionnément aimée, Voronej enfin où il fut condamné à trois ans de relégation.
Mû par une joie créatrice qui porte le courage à des sommets nouveaux, le poète refuse l'apitoiement. Il fait une oeuvre-vie dont le rayonnement est intact aujourd'hui, et peut-être plus intense que jamais. Aussi le présent numéro se tient-il à distance du monument au mort — plutôt désireux de réfracter ce qu'il a reçu : vitalité poétique, affirmation, élan, énergie, puissance des mondes concrets. Angelo Maria Ripellino a raison de parler de cézannisme puisque Mandelstam lui-même disait que la peinture de l'illustre Aixois était « attestée chez un notaire de campagne sur une table de chêne ».
L'attestation n'a pourtant rien du positivisme. Mandelstam est diabolique : il atteste, oui, mais des ombres. Iouri Tynianov l'avait dit en 1924 avec sa pertinence coutumière : « Il y a toujours chez Mandelstam “un lien dérobé”. Il se crée d'un vers à l'autre ; la teinte, la nuance du vers ne se perd pas à chaque vers, elle se renforce dans le vers suivant. […] Les sens qu'il crée ne sont, semble-t-il, que des sens figurés : ils ne peuvent surgir que dans le vers, et seul le vers les rend nécessaires. Mandelstam ne crée pas des mots, mais des ombres de mots. 1 »
L'ombre n'est pas néant. Elle est plus solide que le chêne. Le poète sculpte des ombres profuses, des fluides, des dentelles, des gouffres et des remous, des élévations et des descentes. Et même des concepts « philosophiques » (temps, espace, égalité, travail), dont on dirait que, soudain, on va pouvoir les retourner sur la langue et en palper la saveur. Marier concret et abstrait, travail et jeu, résine et patience, goudron et labeur, invoquer le peuple futur à se rassembler dans la cathédrale des mots — Mandelstam fait sa politique. Politique d'abord linguistique, ce qui est la moindre des choses pour un poète-État-dans-l'État, qui mène des pourparlers avec d'autres États : Khlebnikov, Goumiliov, les théoriciens dits « formalistes »…
Et aussi avec l'État de la peinture française, dont il reçoit bien des élans : non seulement Cézanne, déjà nommé ici, mais encore Matisse, Marquet, Monet, Manet, Van Gogh, Renoir, Pissaro, Gauguin. S'il faut en croire Paul Klee, Feuerbach disait qu'il fallait un siège pour goûter un tableau, pour en pénétrer les mouvements. À sa manière, le présent volume dessine un mouvement-Mandelstam. Prenons un siège et laissons-nous mouvoir.
Marc WEINSTEIN

1. Iouri Tynianov, « L'Intervalle » (1924), traduit du russe par Danielle Zaslavski, Action poétique, n° 63, 1975.