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Nouvelle parution
Études françaises, vol. 5, no 1 (2009) - Écritures de l'insignifiant

Études françaises, vol. 5, no 1 (2009) - Écritures de l'insignifiant

Publié le par Gabriel Marcoux-Chabot (Source : Érudit)

Fondée en 1965, Études françaises est unerevue de critique et de théorie publiée en français. Elle s'intéresseaux littératures de langue française, aux rapports entre les arts etles sciences humaines, les discours et l'écriture. Chaque numérocontient un ensemble thématique ainsi que diverses études. Elles'adresse particulièrement aux spécialistes des littératures françaiseet québécoise, mais aussi à toute personne qu'intéresse la littérature.

Vol. 45, no 1 (2009) -  Écritures de l'insignifiant

Sous la direction de Audrey Camus

Audrey Camus

Présentation : d'une insignifiance l'autre

Stéphane Chaudier

L'insignifiant : de Barthes à Proust

La difficulté d'appréhender la notion d'insignifiance s'explique parnotre irrépressible désir de produire du sens : il suffit qu'une choseait un sens pour qu'elle nous semble homogène à l'esprit et que, parconséquent, on s'imagine pouvoir agir sur elle. Le « sens » rassure ;le non-sens amuse, en tant que manifestation excessive, théâtrale d'unsens provisoirement congédié. L'insignifiant, lui, inquiète. Et s'iln'était que l'apparence trompeuse du signifiant ? Un signifiant méconnuet d'autant plus menaçant qu'il semble d'abord inoffensif ? En selimitant à Barthes et à Proust, cette étude voudrait contribuer àmontrer la fécondité littéraire et heuristique d'un imaginairepoétiquement paranoïaque du sens, imaginaire pour lequel l'insignifiantreprésente à la fois un ennemi, un défi, un tourment, et la sourced'une dilection sans doute masochiste, mais ô combien créatrice. Dansl'analyse célèbre de l'effet de réel, Barthes débusque le sens de cequi prétend échapper au sens. Puis la réflexion du sémiologue évolue :dans l'anamnèse, le biographème ou encore la photographie, il s'agitplutôt de capter dans les étants une manifestation de l'être ; leschoses comblent précisément par leur résistance à l'injonction designifier. Mais le signe barthésien n'accueille l'insignifiance de lachose que lorsque celle-ci est morte, inaccessible : cetteonto-sémiologie est mélancolique. Chez Proust, le statut et la valeurde l'insignifiant varient, selon le régime qui les assume. Dans lerégime poétique de la mémoire involontaire, l'insignifiant ouvre lavoie à la vraie vie, au passé retrouvé. Dans le régime obsessionnel dela quête de la vérité, l'insignifiant est un piège : il décèlel'information capitale, celle que l'aimée, maligne, veut dérober. Dansle régime de l'humour et de l'amour, l'insignifiant est reconnu commeun bienfait : on jouit (à deux) d'un réel (provisoirement) libéré dusens.

Marie-Pascale Huglo

Chronique d'une vie ordinaire : poétique de la conversation dans Adieu, de Danièle Sallenave

Dans Adieu,Danièle Sallenave fait le portrait d'un vieil homme vu par son petitneveu, qui lui rend visite, l'interroge, le photographie un moisdurant. Le récit se présente comme la chronique fragmentaire desconversations entre les deux hommes par le plus jeune, conversationsémaillées d'anecdotes familiales, de biographèmes, de réparties parfoishumoristiques, souvent sans intérêt. Comme le titre du récit l'indique,la disparition proche du vieil homme donne à la chronique une forced'émotion jamais exprimée, qui procure une valeur à ce qui, a priori, n'en a pas. Pourtant, la mélancolie sourde d'Adieune cède pas à la tentation d'ériger le minuscule en « monument ».Sallenave se garde bien de métamorphoser le vieil homme qui n'est« rien, ni personne » en légende. Le choix de fragmenter le récit,l'usage très poussé de la citation, la façon même de rapporter lecontexte immédiat d'énonciation, tous ces procédés manifestent le soucide saisir l'insignifiant au ras de la conversation ordinaire, sans lemythifier. Entre la mélancolie de la trace et le présent d'unerencontre, entre la résistance au récit et l'insistance du récit,l'insignifiant relève, chez Sallenave, d'enjeux éthiques et poétiquesqu'il s'agira d'examiner.

Sandrina Joseph

L'impardonnable simplicité des outils d'écriture : Graveurs d'enfance de Régine Detambel

Témoignant de l'intérêt marqué chez les auteurs français contemporains pour l'ordinaire et le minuscule, Graveurs d'enfance — publié par Régine Detambel en 1993— éprouve à plus d'un égard les limites du récit conventionnel. Cerecueil de cinquante brefs textes lyriques consacrés à autant defournitures scolaires constitue une collection de gravures, deportraits littéraires qui font de la description et de l'énumérationles procédés structurants de l'oeuvre. Conçu à la manière d'uncatalogue de musée ou de papeterie, Graveurs d'enfances'apparente indéniablement à un inventaire ou à un mode d'emploi en ceque Detambel se prête au jeu de l'écriture sous contraintes, descontraintes formelles copiant des procédés anciens. L'auteure, quiressasse amoureusement son discours sur l'infime, se fait de la sorteun devoir d'extraire les choses inventoriées de leur conditioninsignifiante en louant leur impardonnable simplicité,en recourant au lyrisme pour parler de ce qui est trivial, enconfondant les outils de l'écolier avec ceux de l'écrivain. Pour quel'insignifiant prenne sens dans Graveurs d'enfance, il faut donc un lecteur disposé à se prêter au jeu du beau langagecomme si, pour se réinventer, le récit se devait à la fois de contesteret de calquer les procédés surannés de la tradition littéraire.

Nicolas Xanthos

Le souci de l'effacement : insignifiance et poétique narrative chez Jean-Philippe Toussaint

Le présent article se propose d'explorer la poétique narrative deJean-Philippe Toussaint à l'aune de l'insignifiant. Il s'agit, dans unpremier temps, de voir en quoi l'insignifiant s'inscrit à même ladiégèse, dans un usage de l'espace et dans des activités spécifiques.Dans un deuxième temps, on tâche de montrer le travaild'indifférenciation, et partant d'insignifiance, que Toussaint faitsubir à la forme narrative, autant par rapport aux rôles fondamentauxde patient (ce que ses narrateurs personnages tendent à être) etd'agent (ce qu'ils ne parviennent à peu près pas à être) que dans lastructuration de l'intrigue. Dans un troisième temps, on met enrelation cette poétique de l'insignifiant avec un projet narratorialqui traverse l'oeuvre de Toussaint et consiste à proposer un équivalentromanesque à cet « autoportrait […] mais sans moi et sans personne »qui semble hanter ses romans. La poétique narrative de l'insignifiantdevient alors le moyen de cet effacement de soi.

Audrey Camus

Les contrées étranges de l'insignifiant : retour sur la notion de fantastique moderne

Quoique la critique ait unanimement enregistré une évolution essentielle du genre fantastique au xxesiècle, elle peine à s'entendre sur la nature de cette évolutionplurielle. Postulant que le fantastique moderne tel qu'il a étécirconscrit par Sartre puis Todorov constitue bien un nouvel avatar dugenre, l'article se propose de revenir sur leurs analyses pourinterroger tout à la fois la singularité positive de cet avatar et lerapport de dépendance et de continuité qu'il entretient malgré toutavec la tradition. Caractérisé par l'absence d'action et l'absence deréaction du protagoniste dans un monde devenu « tout entier bizarre »,ce fantastique multiplie les signes précurseurs et les indicateursgénériques déceptifs, déjouant les attentes du lecteur. Devenu seultémoin de l'étrange, ce dernier est ainsi conduit à réduire cesincohérences par l'interprétation, cependant que le texte, parl'activité symbolique déficiente qu'il déploie, tend à lui refuser lestatut d'interprète pour rendre l'étrange à sa littéralité singulière.Le fantastique moderne, qui livre son lecteur à l'indéterminé à traversla mise en déroute successive de ses compétences pragmatique, génériqueet herméneutique, apparaît finalement le moyen pour le texte desynthétiser l'insignifiant dans sa banalité.

Jacques Poirier

Malaise dans la signification

On ne peut habiter le monde que s'il possède un sens, et donc si chacunde ses éléments, même le plus infime, se révèle « signifiant » : voilàce que semblent répéter la plupart des oeuvres — du conte de fées à lafable métaphysique, en passant par le roman policier. Incapable, biensouvent, d'affronter le réel en soi, la littérature procède donc à uneallégorisation permanente, faisant de l'objet un « signe », et du mondeun discours. Or, une bonne part de la littérature moderne s'emploie àretirer de tels alibis, et confronte l'homme au gris, au fade, auneutre. Mettant à l'écart les « grands discours » et les postureshéroïques, les écrivains contemporains plongent en effet leurspersonnages dans cette indifférence que suscite un monde anomique. Lehéros des temps modernes est donc celui qui affronte, non les dragonset les monstres, mais ces tragédies du minuscule, nées de tous cesdétails hostiles qui nous font éprouver la résistance du réel. Face àcet enlisement, le lecteur éprouve, le plus souvent, une impression dedérision puisque de telles existences, vides de signification, semblentn'avoir de fin qu'elles-mêmes. Pourtant il n'est pas certain quel'accumulation des détails matériels et que la substitution del'anecdotique à l'essentiel constituent de simples « formationsécrans » destinées à occulter le néant qui menace. Dans quelques cas,cette atténuation/exténuation du monde apparaît comme la voie d'une« plénitude minimale » qui, une fois mise à l'écart l'arrogance dumonde, autorise la sensation immédiate et le simple bonheur d'exister.Plutôt que de chercher à comprendre les choses, sans doute vaut-ilmieux en apprécier la pesanteur physique : les palper, les goûter, lessentir… Façon de substituer les sens au Sens, et la saveur au savoir.

EXERCICES DE LECTURE

Denis Saint-Amand

Rimbaud assassin ? Petite sociocritique de Matinée d'ivresse

L'article se propose d'explorer le texte « Matinée d'ivresse », extrait d'Illuminationsd'Arthur Rimbaud. Après un retour sur la thématique haschischine quitraverse le poème, on s'attache à démontrer qu'en fait d'ode à ladrogue, ce texte est une diatribe fustigeant la mode des psychotropeset, partant, certains poètes autrefois fréquentés par Rimbaud. En plusde cette lecture ponctuelle, l'article se veut programmatique etappelle à une relecture du dernier recueil rimbaldien à l'aune de cettedimension parodique, et, plus largement, prône une méthodologiesociolittéraire pour explorer l'oeuvre du poète.

Stéphane Girard

Éléments d'énonciation hétérotopique postmoderne dans 6 810 000 litres d'eau par seconde. Étude stéréophonique (Niagara) de Michel Butor

L'ouvrage 6 810 000 litres d'eau par seconde. Étude stéréophonique (aussi connu sous le titre de sa traduction anglaise, Niagara) de l'écrivain d'avant-garde français Michel Butor, publié en 1965,est ici étudié dans une perspective à la fois inspirée par lasémiotique du discours, la linguistique de l'énonciation et lapragmatique. L'analyse textuelle, fondamentalement structuraliste,porte plus spécifiquement sur les nombreux énoncés métadiscursifs dontest composé l'ouvrage et qui sollicitent le positionnement du corps durécepteur pour orienter, par l'intermédiaire d'un véritable jeu interprétatif,le sens et le système axiologique de l'ensemble. Nous affirmons que lerégime énonciatif de l'ouvrage relève de la notion d'hétérotopie tellequ'elle est définie par le postmodernisme et qu'il ouvre à la relationcomplexe, pour ne pas dire paradoxale, qu'entretient tout texte avecson contexte.