Revue
Nouvelle parution
Dalhousie French Studies :

Dalhousie French Studies : "Spécial Serge Doubrovsky"

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Isabelle Grell)

Dalhousie French Studies, Spécial Serge Doubrovsky, 2010.

Numéro spécial sur Serge Doubrovsky dirigé par Isabelle Grell avec des inédits et les dédicaces de l'auteur à sa mère et sa soeur.

Avec la partcipation de Tom Bishop, Jean-Michel Boulé, Michel Braud, Claude Coquelle, Marie Darrieussecq, Karen Ferreira-Meyers, Arnaud Genon, Sylvie Loignon, Pierre Michel, Elizabeth Molkou , Catherine Ponchon , Patrick Saveau , Pierre Alexandre Sicard, Daniela Tononi et Isabelle Grell

Avant-propos d'Isabelle Grell :

Grâce à Serge Doubrovsky, c'en est terminé, en autobiographie, et ceci une fois pour toutes, de la volonté de chercher à faire du texte ce miroir lisse dans lequel l'auteur rechercherait (vainement) son reflet. Chez cet écrivain, le miroir est aux alouettes. Car Doubrovsky EST le livre ET le miroir. Son oeuvre : une mise en abyme d'un soi qui se consomme, se consume dans l'écrit. Ses livres se lisent et se vivent comme un cancer bénin. Serge Doubrovsky une fois en soi, on n'en guérit jamais. Un trop-plein qui ne réduit en rien le vide. Les Julien et les Serge, l'étoile jaune, les femmes, les écrivains, Renée (la mère), l'oncle-fable, le père prolifèrent en JSD et en nous. Ils envahissent le corps vivant de l'écrivain. Et le nôtre. C'est de cela dont témoignera Tom Bishop, collègue et grand ami de Serge Doubrovsky. Il fut le témoin, à NYU, que, par contamination, les cours du professeur et de l'écrivain cassaient des os dans les têtes des étudiants.

Un de ces anciens étudiants de Serge Doubrovsky à NYU, Patrick Saveau, s'interrogera sur l'importance des diverses maladies dont témoigne dans ses ouvrages le narrateur. À la source de toute activité, la conscience de soi serait la résultante d'un déficit de réceptivité, plus que d'un trop-plein. Trop de cellules de soi en lui. Trop de reflets dans la salle aux miroirs. Trop de fils à la corde sur laquelle il tire. Agglomérant tout ce qui fait obstacle en lui à un flux expansionniste de la vie, le MOI s'affirmerait donc en creux dans le personnage de JSD tout en se révélant être une sorte de nécrose vitale. Nécrose, oui. Vitale. Quel lecteur n'a pas fait cette expérience ? A peine a-t-on un ouvrage de Serge Doubrovsky entre les mains, le texte devient une bête vivante. L'auteur, une bête qui court, chasse ou devance sa proie, ses souvenirs, son lecteur. Une bête qui se retourne, sur soi, sur l'autre, sur le temps, qui souffre de son violent besoin de l'autre et qui se cache derrière l'écriture quand il le faut. Une bête vivante ayant vécu du plus profond de l'être l'insoutenable solitude de l'homme. Cette bête-homme, ce satyre qui débusque les femelles, de préférence au visage poupin et au casque blond, qui quête l'intelligence, poursuit la mémoire, déniche les sons qu'il veut faire entendre. Une bête qui se rebiffe lorsqu'on veut sa peau.

Evidemment, certaines âmes fragiles et dolentes replaceront rapidement le livre dans l'étagère, avec effroi. Ce ne sont pas les plus braves. D'autres, plus effrontés, plus orgueilleux, vont commencer à tourner les pages, ils entreront dans la caverne de la bête et réveilleront par leur lecture les signes. Pour eux, le seul mouvement de la lecture suscitera un séisme imprévisible dont ni les moyens ni la fin ne sont données d'avance. Ce magnétisme qui émane du style doubrovskien dont parlent ici avec justesse Arnaud Genon et Elisabeth Molkou va de pair avec la mise au ban des ouvrages de l'auteur jusqu'à, parfois, mener à une sorte d'ostracisme.

L'intelligence pue, disait Sartre. Mais pas plus que la bêtise : il y a des odeurs pour tous les goûts. C'est de cette attirance-attraction, mais aussi d'un certain état d'alerte constant dont témoigne la contribution du dramaturge Claude Coquelle, cédant en 2003 à son désir de mettre en scène ce « livre-monstre ». Tout s'y prêtait : l'écriture extrêmement contemporaine, la dimension musicale de l'oeuvre, le « zapping », l'auto-ironie et sa forme binaire. Cet ensemble constituait pour le dramaturge une raison plus que valable pour monter le drame du Livre brisé sur les planches. Mais on ne sort pas indemne de jouer, donc de voir, incarnés dans des être réels, une femme et un homme, qui, tout en s'aimant, se détruisent mutuellement. Serge ne sera plus Serge, il se dédouble physiquement sur scène. Et Ilse se disloquera, jusqu'à sa fin imprévisible. L'autofiction se retrouve ici entre les griffes du plus puissants des arts de l'écriture et de la vie : le théâtre. Qui est qui ? Qui est en qui ? Qui, en soi, faut-il fuir ? Ou nourrir ?

On sait que Freud était convaincu que la personnalité ne reposait pas sur une structure fixe, mais plutôt sur un empilement d'identifications à des modèles successifs, forgés à travers des stades hétérogènes, et devant lui assurer une forme de continuité, tout au long de son travail d'autonomination. Ce fut une découverte qui acheva de ruiner l'idée de l'unité du MOI et, par conséquent, la notion même d'individu, comme le confirme André Green dans L'Identité[1] (séminaire dirigé par Claude Lévi-Strauss). C'est ce problème d'identité que Sylvie Loignon interroge par un biais tout aussi inventif que perspicace et subtil : l'intelligence doubrovskienne, sa bestialité, ne devrions-nous pas nous en approcher en étudiant non seulement les aboiements féroces, les cris animaliers, mais aussi l'humain dans le bestiaire de l'auteur. Sylvie Loignon souligne les nombreuses métamorphoses de l'homme-animal et montre que ces métamorphoses font intrinsèquement partie du miroitement infini du sujet SD.

Partant de l'homonyme « trou », Marie Darrieussecq interroge l'intrigante attirance du gouffre chez Serge Doubrovsky. Mémoire, phylogenèse, identité, sexualité se cherchent, se disputent, s'attaquent, s'embrassent. La femme et l'écriture se révèlent être complémentaires pour « boucher les trous » de Julien-Serge, pour l'éloigner du gouffre dont il s'approche parfois de trop près pour ne pas ressentir l'irrésistible envie de s'y propulser. Jour, nuit. Dedans, dehors. Bleu, gris, rouge. La perception doubrovskienne, comme celle de Proust, est foncièrement kaléidoscopique : elle fragmente l'espace et la durée, l'homme, pour mieux en approfondir les éclats, décomposant en autant d'instantanés ce que l'écriture anime - ou de prédelles ce que le retable assemble, pour reprendre une image proustienne. Si ce puzzle trouve finalement une justification essentielle, à défaut d'une unité harmonieuse, c'est dans l'oeuvre que le narrateur-auteur se décide à composer sujets à mort et résurrection. Et si le narrateur-auteur Serge Doubrovsky n'existait qu'à force de non-vouloirs ou de rejets ? Refus, par exemple, de s'adonner à ce geste de la détention immédiate de soi qu'est l'acte d'écrire un journal intime, tous les jours, tenir un carnet des mémoires petites et inintéressantes.

Michel Braud s'interroge sur le refus de Serge Doubrovsky d'écrire un journal et sa préférence pour l'autofiction, donc l'écriture d'un passé passé au présent (temps grammatical et lié au recul, sa maturité). Pourrait-on distinguer dans ce mépris de l'écriture immédiate du vécu quotidien une inhibition morale, ou stylistique, esthétique voire phénoménologique ? En tout cas, il y a un refus typiquement sartrien de se prendre au sérieux et de donner à la « vie intérieure » une importance qu'elle ne devrait pas avoir, car elle risque de devenir ridicule. Mais, en quoi est-ce que ses Cahier de réflexions tenus dans son adolescence et ses fameux cahier de rêve en lin blanc diffèrent-ils d'un projet d'écriture autofictionnelle ? Cette découverte d'écrire de l'autofiction, c'est au critique Serge Doubrovsky, le professeur, que nous le devons (pensons au fameux feuillet 1637).

Pierre-Alexandre Sicart, lui aussi ancien étudiant de Serge Doubrovsky à NYU, retrace les symétries scripturales, intellectuelles et esthétiques entre Serge Doubrovsky écrivain et le professeur et critique qui, à travers sa voix rocailleuse et sourde, sa voix qui mue, proférait ses cours aux étudiants américains.

Karen Ferreira et Daniela Tononi approfondissent toutes deux, mais sous différents points de vue, les réflexions sur les caractéristiques génériques de l'autofiction doubrovskyenne et son hybridation générique. La première rend visible les variables dans les diverses définitions du terme par Doubrovsky. La seconde, sous l'égide de l'Oulipo, divise le terme d'autofiction en Autofiction diachronique et synchronique, décelant que le désir d'autoengendrement ne peut se réduire au réel du passé fictif de Serge Doubrovsky. Avec le soutien de textes judicieusement choisis de Roubaud et Bénabou, elle prouve que parler de pseudo-moi et de pseudo-eux (elles) s'approcherait éventuellement d'une certaine vérité, mais que ces pseudos résistent à toutes les tentatives pour les disqualifier : l'on tient trop fort à soi et ces pseudo-moi devront être canalisés, disciplinés dans leurs débordements de la mémoire.

Catherine Ponchon, de son côté, nous engage dans un « jeu de piste » digne de Dédale. Serge Doubrovsky fabriquerait avec l'aide de sa mémoire et celle de ses femmes le fil qui le mènera vers le Monstre, le prisonnier de lui-même : JSD.

Mais nous savons que Serge Doubrovsky n'est pas seulement prisonnier de lui-même. Il l'est aussi, par l'écriture autofictionnelle, de ses contemporains, ceux qui partagent sa vie et qui donc ont un droit de regard sur les pages imprimées. C'est ce à quoi s'attèlera Isabelle Grell, en étudiant variantes, suppressions et ajouts d'une des diverses versions prééditoriales d'un manuscrit qui n'a pas été encore lu par les critiques et qui se trouve en partie à l'IMEC, en partie encore dans une armoire bien fermée dans la rue Vitale. Il s'agit de l'avant-texte de L'Après-vivre. Nous nous attacherons aussi, à la fin de ce recueil, à tenter de percevoir l'évolution de l'auto-appréciation de soi à travers les dédicaces de l'auteur faites à ses plus proches femmes; sa mère et sa soeur.

Dans une partie consacrée aux études comparatives, Pierre Michel ouvrira la réflexion en s'interrogeant sur un frère écrivain de Serge Doubrovsky qu'on n'a pas encore assez rapproché de l'oeuvre autofictionnelle : Octave Mirbeau, pour qui l'écriture de soi coïncide avec une écriture témoin de la réalité sociale. Qu'en est-il chez l'auteur de L'Après-vivre ?

Comment ne pas penser à Sartre, quand on évoque le terme de réalité sociale ? Serge Doubrovsky n'a jamais caché son admiration pour l'auteur des Chemins de la liberté. Ici Jean-Pierre Boulé met en miroir la structure binaire Rachel-Doubrovsky et celle de Sartre-de Beauvoir. Quid, chez l'un et l'autre, de la thématisation de la fameuse viscosité des femmes, des femmes-hommes, du désir de fusion mais de l'impossible unité ?

Grâce à la soeur de Serge Doubrovsky, Paule Chicken, nous avons la chance de pouvoir clore le recueil sur une note particulière à ce numéro spécial consacré à Serge Doubrovsky. Elle a eu la gentillesse de nous photocopier les dédicaces de Serge à sa mère et sa soeur, dédicaces qui, du point de vue du critique, en disent long sur la perception de soi de l'auteur, au fil de sa vie, au fil de ses relations qu'il entretenait et entretient avec l'une ou l'autre.

Ce recueil espère réinviter les lecteurs à saisir à pleines mains les ouvrages de Serge Doubrovsky. Il ne se veut pas un hommage, car l'auteur se prend trop peu au sérieux pour prendre plaisir à ce genre de flatterie. Les livres de Doubrovsky nous concernent tous. Si l'auteur balbutie d'abord, si on a parfois l'impression qu'on ne sait pas où il va, où il nous emmène, s'il se transforme sans cesse et si nous sentons sa fièvre glacée tout comme ses sueurs passionnées, s'il nous contamine sans nous voir et si, pour finir, il nous intègre à son oeuvre, c'est qu'il est d'un bout à l'autre traversé par le mouvement qui nous anime, par le mouvement de notre époque.


[1] André Green."Atome de parenté et relations oedipiennes". L'Identité. Séminaire dirigé par Claude Lévi-Strauss. Paris : Grasset, 1977 : 81-107.