Actualité
Appels à contributions

"Coppet et l'auctorialité" (Cahier staëlien n°71)

Publié le par Marc Escola (Source : Stéphanie Genand)

Appel à contribution pour le Cahier staëlien n°71, à paraître en 2021

Coppet et l’auctorialité

 

« Parmi les millions de traces laissées par quelqu’un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre[1] ? » Soulevée en 1969 par Michel Foucault dans un article devenu référence, la question a lancé la vaste réflexion critique, aujourd’hui très active, autour de la notion d’ « auctorialité[2]» : le nom d’auteur, comme le concept d’œuvre, constituent des régimes d’appropriation et d’attribution moins donnés objectivement que construits, aussi bien par l’histoire, les institutions sociales que les identités de « genre[3] ». Plus encore, ces régimes d’assignation problématiques – ce que M. Foucault appelle « la fonction ‘auteur’[4] » – auraient vu leurs pouvoirs accrus « à la fin du xviiieet au début du xixesiècle[5] », au moment où s’institutionnalisent les droits d’auteur et, avec la notion de propriété, la fonction légitimante des institutions et des circuits éditoriaux.

Le Groupe de Coppet, contemporain de cette mutation, constitue l’un des laboratoires privilégiés de cette auctorialité : non seulement le concept d’auteur y déjoue les prérogatives traditionnelles – que l’on songe aux brochures anonymes de Germaine de Staël ou aux stratégies de cryptage déployées par Benjamin Constant dans ses Journaux intimes–, mais l’édition même y est régulièrement déléguée et forgée : à Auguste et Schlegel, à qui Staël confie dans son testament « la publication de [s]es manuscrits[6] », à Necker bien sûr, éditeur sélectif des textes de son épouse[7]ou à des figures médiatrices chargées de faire connaître un auteur, voire de le faire advenir grâce à des œuvres complètes, mais aussi, à une échelle plus modeste, grâce à des recensions ou des anthologies. « Ma chère baronne m’a fait homme de lettres[8] », déclare ainsi le Prince de Ligne lorsque paraît un recueil de ses textes à l’initiative de Staël en 1809. La fabrique de l’auteurcaractérise ainsi singulièrement la création à Coppet. Non seulement elle rend plus que jamais problématique la question du « qui écrit ? » chez Staël, Constant et Sismondi, mais elle fragilise également la notion-même d’œuvretant la frontière entre le document et l’imprimé, le traité et le journalisme, l’archive et la correspondance ou le texte écrit pour la postérité et celui « connu seulement de [s]es amis[9] », pour reprendre la formule de Staël à propos de ses Lettres sur Rousseau, reste ténue.

Pour autant, la richesse et la complexité des auctorialités de Coppet n’ont pas encore été suffisamment explorées jusqu’ici. Exception faite de quelques publications récentes qui interrogent « le désir de visibilité[10] » ambivalent chez Staël, pionnière de l’écriture à quatre mains[11], rares sont les travaux qui se sont penchés spécifiquement sur cet aspect. Le dossier thématique du Cahier staëlienn°71, à paraître en novembre 2021, se donne donc pour objectif d’analyser les manières dont l’écriture staëlienne et plus généralement le Groupe de Coppet « nous pouss[ent] à repenser une nouvelle fois la question même de l’auctorialité[12] », comme l’écrit François Rosset dans un article à paraître. 

Plusieurs pistes pourraient ainsi être envisagées, sans qu’elles soient restrictives ni exhaustives : 

  • l’entreprise éditoriale et la fabrique de l’auteur : qu’est-ce que publier à Coppet ? Ou comment la publication même des textes donne-t-elle lieu à une sélection et une hiérarchisation qui orientent déjà la conception de l’écrivain et la trace qu’il faudrait ou non laisser derrière soi ? Mais aussi, en prolongeant ces questions jusqu’à nos jours, que faisons-nous des œuvres et du travail de leurs auteurs lorsque nous les réunissons dans des entreprises d’édition savante, sous l’autorité de protocoles éditoriaux contraignants ?
  • les stratégies auctoriales : qui écrit à Coppet ? Ou encore, qu’est-ce qu’un « groupe » qui écrit ? Une figure singulière, un couple, voire un collectif tant la collaboration reste la caractéristique majeure de la création chez Staël, Constant, Sismondi, Bonstetten et leurs réseaux ? Écrire en couple, en famille, mais aussi de manière anonyme ou sous le masque « d’un autre », pour reprendre la formule de Staël dans De l’Influence des passions[13] constituent autant d’auctorialités plurielles et labiles qui méritent d’être interrogées.
  • les politiques de l’auctorialité : la déconstruction du geste d’autorité, mais aussi de la notion de propriété qui accompagnent bon nombre de publications à Coppet constitue-t-elle ce que Florence Lotterie appelle « une manière de se séparer du pouvoir politique[14] ? » Résiste-t-on mieux ou plus efficacement en ne s’instituant pas comme auteur lorsque le régime général de l’imprimerie se transforme en une mécanique despotique, dont De l’Allemagnereste la victime exemplaire ?
  • le masculin et le féminin de l’auctorialité : quels obstacles pèsent sur l’écriture féminine à Coppet, aussi bien celle de Suzanne Necker que celle de Staël elle-même ? Sont-ils surmontés, contournés intériorisés ou au contraire relayés ? Le passage d’une génération à l’autre marque-t-il un progrès ou la reproduction funeste de carrières empêchées ?
  • les fictions de l’auctorialité : comment les œuvres fictionnelles à Coppet, aussi bien les romans que les poèmes et les pièces de théâtre, représentent-elles ces auctorialités problématiques ? La trajectoire de Corinne, artiste condamnée à l’échec, mais aussi celle de Sapho ou, sur un mode comique, de la « Signora fantastici » ne relèvent-elles pas d’une pensée en acte de la création et de ses attributs ?
  • les délégations d’auctorialité dans les fictions : qui sont les auteurs réels qui parlent, dans les fictions, derrière le masque de personnages inventés ? Comment et pourquoi des traités, des discours particuliers, autant que des lieux communs sont-ils réattribués à des sujets fictifs qui pourraient être vus alors aussi bien comme reflets d’auteurs singuliers que comme figures de l’auctorialité ?

Les propositions, d’une longueur de 50.000 signes maximum, sont à adresser avant le 15 juin 2021à Stéphanie Genand (stephanie.genand@u-bourgogne.fr) et François Rosset (francois.rosset@unil.ch).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1]Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), réed. dans Dinah Ribard, 1969 : Michel Foucault et la question de l’auteur, Paris, Champion, 2019, p. 32.

[2]Alain Brunn définit ainsi la notion, traduite de l’authorshipanglais : « « Parler de l’auctorialité d’un auteur, c’est donc poser la question de son statut dans l’écriture : qu’est-ce qui justifie, finalement, que l’auteur soit tel ? Quelle position occupe-t-il par rapport à son texte ? Utiliser la notion d’auctorialité consiste donc à envisager l’auteur comme une instance de régulation du texte, en dehors de toute prétention à déterminer le sens » : L’Auteur, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p. 12.

[3]Voir Martine Reid (dir.), Femmes et littérature. Une histoire culturelle, Paris, Gallimard, 2020. L’ambition de l’ouvrage consiste en effet à « rappeler les succès rencontrés ainsi que les difficultés considérables auxquelles celles que l’on a appelé auteures, autrices, femmes de lettres et écrivaines se sont continûment heurtées pour écrire et publier, pour être reconnues par la critique, associées aux institutions littéraires, intégrées à un discours portant sur le passé de la littérature » (t. I, p. 11).

[4]« Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 39.

[5]« Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 40.

[6]Voir Pierre Kohler, Madame de Staël et la Suisse, Paris, Payot, 1916, p. 672.

[7]Voir Catherine Dubeau, « Bilan critique de la recherche actuelle sur Jacques et Suzanne Necker », Cahiers staëliens, n°67, 2017, p. 205-235 : en ligne https://cahiersstaeliens.edinum.org/172. C. Dubeau, spécialiste de ces questions, prépare une édition exhaustive et critique des Mélangeset Nouveaux Mélangesde Suzanne Necker.

[8]Voir Stéphanie Genand, « Présentation » à la Préface aux Lettres et pensées du maréchal Prince de Ligne(1809), réed. OCS-I/2, Paris, Champion, 2013, p. 538.

[9]Germaine de Staël, Correspondance générale, éd. Béatrice Jasinski, Genève, Slatkine, 2009, t. I, p. 276.

[10]Stéphanie Genand, La Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif, Genève, Droz, 2017, p. 12.

[11]Voir le chap. « Vie et aventure d’un couple » de La Chambre noire(p. 212-227) où S. Genand examine la collaboration entre Staël et Constant, dans le sillage d’Etienne Hofmann (Les « Principes de politique » de Benjamin Constant. La genèse d’une œuvre et l’évolution de la pensée de l’auteur, Genève, Droz, 1980) et de Lucia Omacini (« Fragments politiques inédits de Madame de Staël. Quand on découvre des autographes staëliens dans les papiers Constant », Cahiers staëliens, n°42, 1990-91, p. 49-74). Voir aussi Cyrielle Peschet, « ‘J’aime la correspondance’ : redécouvrir G. de Staël l’épistolière », Cahiers staëliens, n°66, 2016 et « L’attribution polémique des Lettres de Nanine à Sinphal(1808-2018) », Cahiers staëliens, n°68, 2018, en ligne : https://cahiersstaeliens.edinum.org/142.

[12]François Rosset, « Les éditions posthumes : apothéose ou coup de grâce ? », conférence de clôture prononcée en 2018 lors du colloque « Le groupe de Coppet et la mort », à paraître en 2021 chez Slatkine.

[13]Germaine de Staël, De l’Influence des passions(1796), réed. OCS-I/1, dir. Florence Lotterie, Paris, Champion, 2008, p. 140.

[14]Florence Lotterie, « Mmede Staël et l’esprit de Coppet : une littérature ‘d’opposition’ », Jean-Claude Bonnet (dir.), L’Empire des Muses, Paris, Belin, 2004, p. 144.