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Cohabiter la fiction. Entretien avec Aurélien Maignant (vox-poetica.org)

Cohabiter la fiction. Entretien avec Aurélien Maignant (vox-poetica.org)

Publié le par Université de Lausanne

Propos recueillis par Jean-François Vernay

Cohabiter la fiction d’Aurélien Maignant est un court essai percutant qui entend repenser notre rapport à la lecture (en abordant ses phénomènes sous-jacents comme l’attention, l’absorption, l’adhésion, l’immersion, l’identification, l’attachement, l’imagination morale, ou l’incorporation de la valeur cognitive) et la manière dont on habite la fiction. Dans ces pages, il soutient « qu’aucune interprétation, au sens de discours ou de commentaire portant sur un récit de fiction, ne peut s’émanciper de l’expérience de lecture ordinaire, soit d’une attitude d’imagination active d’un monde auquel on fait semblant de croire. »

Jean-François Vernay : Vous semblez rejeter les dichotomies qui qualifient les types de lecture, notamment celles qui opposent la lecture ordinaire ou dite naïve à la lecture érudite ou savante, une distinction souvent attribuée à Karl Canvat. Quelle est votre position à ce sujet et en quoi consiste la « lecture ordinaire » dans cette typologie binaire ?

Aurélien Maignant : Cohabiter la fiction s’essaye effectivement à démontrer qu’aucune interprétation ne peut s’émanciper d’une représentation mentale du monde fictionnel, ce qui est une manière un peu espiègle de synthétiser une hypothèse froidement herméneutique : tout commentaire, quelle que soit sa perspective, engage son auteur à manipuler la donnée fictionnelle , voire à l’altérer lorsqu’elle n’est pas certaine (par exemple lorsque des informations manquent dans le récit ou que les perspectives narratives sont contradictoires). L’essai vise donc seulement à décrire certains fonctionnements de l’interprétation. Aussi, la question de la lecture ordinaire n’était pas centrale au début du travail, elle m’est apparue plus tard comme une porte d’entrée intéressante. J’ai ouvert la réflexion sur une formulation dichotomique, car, avant d’être le sujet de débats pointus parmi les théoriciens, la distinction entre lecture ordinaire (ou «passive», «quotidienne», «affective») et lecture savante (ou «érudite», «professionnelle», «critique») me semble d’abord un lieu commun fréquemment rebattu. De très nombreux travaux l’utilisent, surtout dans les disciplines culturelles, sans forcément la questionner, ce qui va de soi puisqu’elle n’est pas centrale dans leur approche. On verra là en partie l’héritage de nos intériorisations scolaires collectives : un rapport récent de l’Inspection Générale des Lettres rappelait aux professeur que « pour construire une interprétation, l’élève doit dépasser les réactions personnelles, affectives, partielles et partiales, entachées d’erreurs » . Je pense qu’il est encore pertinent aujourd’hui de l’aborder comme dichotomieparce que c’est souvent ainsi qu’elle se répercute dans l’usage courant, en dehors des articles spécialisés sur les pratiques et les théories de la lecture.

Cela dit, en montrant par exemple que les interprétations post-hégéliennes de Corneille les plus « exigeantes » sont contraintes de «bassement» spéculer sur les sentiments amoureux des personnages, Cohabiter la fictionne fait rien d’autre qu’apporter un nouvel argument à certaines déconstructions précises de la dichotomie. Précises, car tout dépend sous quel angle on l’envisage: comme représentation (ce que j’évoquais à l’instant) ou comme fait social. S’il s’agit de délimiter des pratiques socio-culturelles, alors le travail de distinction me parait plus que pertinent. Canvat, que vous évoquez, analyse comment la contrainte institutionnelle (scolaire ou académique) module et affecte l’activité de la lecture, d’autres perspectives d’obédience sociologique étudient l’influence des appartenances sociales (Hooks, 2003), de l’inégale répartition des capitaux (Bemporad, 2014), du jeu multiple des identités (Albenga & Bachman, 2015), des rapports de pouvoir (Marpeau, 2021). Ce ne sont pas ces distinctions (qui n’ont plus rien de dichotomique) qu’il s’agit de déconstruire, car leur réalité est indéniable.

L’optique dans laquelle Cohabiter la fiction argumente est la seconde, celle de la lecture ordinaire comme représentation savante. Je l’ai découverte dans les recherches de Rita Felski (2009) ou de Jérôme David (2012) qui analysent la dévalorisation culturelle de la portée imaginative, affective et représentationnelle de la lecture de fiction, au détriment des pratiques valorisées d’interprétation symbolique, intertextuelle et «distanciée» (quoi qu’on mette d’ailleurs derrière cette «distance»). Cette dépréciation, qu’on fait conventionnellement remonter à Emma Bovary, même si une archéologie idéologique nous ramènerait sans doute bien plus loin, définit la lecture ordinaire comme une lecture saisie par l’intrigue, engagéeaffectivement avec les personnages, impliquée dans le débat éthique et politique qui anime les protagonistes, surprise par les rebondissements du récit, contemplative des détails du monde fictionnel, curieuse de comparer son expérience subjective à celle que propose la fiction, globalement dupée par l’illusion référentielle qui lui fait attribuer une forme d’existence aux représentations induites par le texte dans son esprit (étudier les émotions d’un signe sur du papier n’a aucun sens, dit à peu près Todorov). Si je devais résumer, je dirais qu’à mes yeux, la lecture ordinaire est, comme fait social, un spectre de pratiques hétérogènes situées hors des cadres institutionnels, et, comme représentation savante, un épouvantail théorique qui a longtemps tenu la théorie littéraire éloignée d’un pan essentiel de l’expérience des lecteurs, opacifiant, avec un élitisme certain, « l’effet » des fictions. […]

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