
À lire sur laviedesidees.fr :
"Penser l’animal avec Bergson", par Mathilde Tahar
Les découvertes de la biologie contemporaine donnent un contenu empirique à l’idée bergsonienne selon laquelle les animaux insèrent de l’indétermination dans le monde. Bergson apparaît dès lors comme le complément philosophique nécessaire aux avancées de l’éthologie et de la biologie de l’évolution.
Ces dernières décennies, les recherches sur les animaux non-humains et sur l’animalité se sont multipliées. De plus en plus de travaux sont consacrés au bien-être animal [1], et, par-delà l’éthique animale, de nouvelles disciplines académiques ont émergé, parmi lesquelles la sociologie des animaux, la zoosémiotique et la philosophie animale. Surtout, de nouvelles collaborations interdisciplinaires se sont mises en place, associant littérature, histoire, biologie, géographie, philosophie ou encore histoire de l’art. S’est ainsi constitué le corpus de recherches que nos voisins anglo-saxons appellent les animal studies. L’attention croissante portée aux animaux non-humains excède le monde universitaire, comme en témoignent l’engouement pour les documentaires animaliers et le succès de certaines publications, académiques ou non, notamment celles d’Émilie Dardenne, de Vinciane Despret, de Michel Pastoureau, ou encore de Jonathan Birch qui a contribué au développement du concept de sentience [2]. Cet intérêt nouveau pour les animaux s’explique à la fois par les découvertes contemporaines sur l’intelligence animale, et par la situation écologique actuelle, qui place au premier plan de notre avenir les interactions que nous entretenons avec les autres espèces.
Dans ce contexte, certains noms philosophiques de l’histoire ressurgissent, de manière plus ou moins justifiée. Jeremy Bentham, par exemple, est souvent invoqué comme pionnier de l’éthique animale pour avoir soutenu que le statut moral des animaux ne devait pas reposer sur la question « Peuvent-ils raisonner ? », ni « Peuvent-ils parler ? », mais « Peuvent-ils souffrir ? » (ce qui ne l’empêchait pas de penser qu’ « il devrait nous être permis de les manger autant qu’il nous plaît : nous nous en trouvons mieux ; et ils ne s’en trouvent jamais pires », An Introduction to the principles of morals and legislation). Jakob von Uexküll retrouve également une place de choix à la fois auprès des biologistes du comportement et des philosophes, ayant montré que les animaux étaient capables d’un rapport signifiant avec le monde (quoiqu’ils soient limités dans leurs significations, leur monde était essentiellement univoque contrairement à celui des êtres humains). Les philosophes de l’histoire française, eux, sont rarement sollicités, sinon pour illustrer une position archaïque qui réduit l’animal à une machine, dépourvue de sentiment et de conscience – c’est alors René Descartes qui incarne la figure à abattre.
La philosophie française n’a pourtant pas attendu le XXIe siècle pour s’intéresser au sort des animaux, et on trouve déjà chez Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau, ou plus tard Maurice Merleau-Ponty, des questionnements proches de nos interrogations actuelles. Mais celui qui – de façon peut-être inattendue – a développé une philosophie réellement appropriée aux débats de la biologie contemporaine sur le comportement animal est Henri Bergson. Invoquer Bergson pour réfléchir au statut des animaux non-humains peut sembler incongru, le philosophe ne faisant que peu de cas de la question de l’éthique animale, et n’utilisant les recherches éthologiques que pour éclairer des questions biologiques ou sociologiques. L’objectif de Bergson ne semble pas en effet pas de réformer notre compréhension de l’animal, ni la science qui y conduit. Cependant, l’animal est omniprésent dans son œuvre, apparaissant comme un modèle nécessaire à la fois pour penser l’humanité, et pour la replacer dans le mouvement général de l’évolution. Ainsi, bien que l’animal ne soit jamais le point focal des argumentations bergsoniennes, il tient une place cruciale dans sa philosophie, et notamment dans L’Évolution créatrice. […]