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Cimetières - Numéro de la revue Romantisme

Cimetières - Numéro de la revue Romantisme

Publié le par Université de Lausanne (Source : Paule Petitier)

Cimetières

 

Et chacun s’en allait dans le grand cimetière,
Morne, s’agenouiller sur le coin de la pierre
Qui recouvre les siens,
Prier Dieu pour leur âme, et, par des fleurs nouvelles,
Remplacer en pleurant les pâles immortelles
Et les bouquets anciens.

Théophile Gautier, La Comédie de la mort

 

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles s’opère une « transition funéraire »[1] majeure en Occident. Un nouvel espace des morts en résulte, un cimetière clos, hygiéniste, séparé des églises paroissiales et des activités quotidiennes auxquelles il avait été longtemps mêlé. Cet ordonnancement trouve sa traduction juridique dans le grand décret du 23 prairial an XII, décliné ensuite dans l’Europe napoléonienne. Dans le nouvel espace des morts, le lieu d’inhumation (la sépulture) coïncide avec le signe commémoratif (le tombeau et l’épitaphe). Ce nouveau régime des morts enfante une « société de conservation »[2] attachée au souvenir des morts, à leur commémoration et à leur individualisation. Le cimetière est aussi le symptôme du « nécronominalisme »[3] de l’ère moderne, ce souci de nomination des cadavres. Il est le théâtre d’une lutte des traces, pendant funéraire de la lutte des classes : la concession perpétuelle et le tombeau monumental sont d’abord le privilège des riches, quand la concession temporaire séduit la classe moyenne montante. Le « cimetière moderne » est enfin un espace ouvert au public, quadrillé, sillonné par les vivants venus honorer leurs morts en déposant des fleurs ou des poésies, en leur parlant, voire en inscrivant des graffitis sur leurs tombes. La présence des vivants dans l’espace des cimetières se prête d’ailleurs à maints usages politiques, des pèlerinages commémoratifs à la constitution de micro-territoires funéraires, fortement identifiés. Traversés par les vivants, certains cimetières produisent aussi une masse d’imprimés – guides et gravures – qui permettent de préparer les promenades funéraires ou de les vivre par procuration.

Pourtant cette transition funéraire est loin d’être synchrone ni uniforme. L’histoire de la mort, qui connaît un nouveau souffle quarante ans après les travaux pionniers de Philippe Ariès et Michel Vovelle, s’intéresse de plus en plus à ces discordances. Les rythmes de diffusion du cimetière moderne varient fortement dans l’espace, à la ville ou à la campagne, et selon les pays. Ces rythmes mériteraient d’être mieux connus. On oublie aussi qu’en ville, la majorité des défunts, dans ce nouveau régime funéraire, continuent de ne laisser aucune trace durable jusqu’à la fin du XIXe siècle. Au bout de cinq ans, les restes des morts indigents, inhumés en « tranchée gratuite », sont reversés dans l’ossuaire du cimetière. Par ailleurs, le cimetière moderne a ses contre-espaces. Les soldats tombés sur le champ de bataille sont en général inhumés en masse et sur place, sans souci d’individualisation. Les enclos funéraires subsistant autour des hospices ressemblent aussi à de véritables fosses communes. Les cimetières d’esclaves de la première moitié du XIXe siècle, étudiés récemment par l’archéologie funéraire[4], constituent également des contre-espaces de la mort.

La littérature et les arts ont aussi beaucoup à nous dire sur le nouveau régime funéraire réfracté dans le cimetière « moderne », sur les imaginaires et sensibilités qui le traversent. Propice au recueillement, à la méditation, au retour sur soi, il est le lieu d’un autre régime de soi, où la pensée et la parole détachées de l’usage habituel se font souvent poésie. Le romantisme anglais ne fut-il pas amorcé au cours du XVIIIe siècle par ceux que l’on a appelé les graveyard poets ? Le cimetière, interface entre les vivants et les morts, ouvre une nouvelle voie poétique, amplifie l’élégie, fait du poète celui qui est en communication avec les morts et avec les réalités invisibles, la « bouche d’ombre ». De Gautier (La Comédie de la mort, 1838) à Hugo (« Dans le cimetière de… », Les Rayons et les ombres, 1840) et Baudelaire (« La servante au grand cœur »), le cimetière apparaît comme l’un des motifs attachés à la refonte – aux refontes – de la parole poétique d’un bout à l’autre du siècle. Les visites, que l’on y rend désormais régulièrement à ses morts, ne confèrent-elles pas d’ailleurs un rythme et une rime à la temporalité profane de la vie ?

La cité des morts, au fur et à mesure qu’elle se remplit, fournit aussi une vision des temps écoulés, dessine comme une ébauche d’histoire. Ainsi le Père Lachaise apparaît-il aux yeux du jeune Michelet qui vient s’y recueillir sur la tombe d’un ami, comme le registre des premières décennies du XIXe siècle. La physionomie des générations mortes s’écrit dans la forme des monuments, dans les inscriptions et les noms que portent ceux-ci. Il peut donner l’idée de fixer sa propre mémoire en écrivant ses souvenirs, car c’est un lieu qui manifeste aussi la fragilité de la trace. Les inscriptions s’effacent, les tombes se perdent, si elles ne sont pas entretenues par une main pieuse comme celle d’Old Mortality, le vieillard qui veille sur les cimetières abandonnés d’Écosse, et grave à nouveau les tombes des martyrs puritains dans le roman de Walter Scott Les Puritains d’Ecosse. Les cimetières en ruine, comme le vieux cimetière juif de Prague, suscitent des explications qui les rattachent aux enjeux politiques contemporains[5]. Les cimetières-charniers de la Révolution, à Paris, portent une mémoire traumatique, volontiers expiatoire. L’histoire et la littérature amplifient l’évocation de ces fosses communes où ont disparu les corps de ceux qui occupèrent pendant un moment le devant de la scène politique, avalés pour certains par l’urbanisation ultérieure (tel le cimetière de Mousseaux).

La dissociation de l’espace des vivants et de celui des morts, parfois exagérée, est prise en charge par le roman de mœurs, dont le cimetière constitue un motif récurrent[6]. Mais la distinction se révèle fragile : la cité des morts ne reflète-t-elle pas celle des vivants, ses inégalités sociales, sa « comédie » (par ses épitaphes menteuses notamment), ses pompes et ses misères ? La cité des morts n’est-elle pas investie par les vivants qui continuent d’y mener leurs intrigues et d’y tendre leurs pièges, telle cette séductrice imaginée par Maupassant dans « Les tombales », attrapant de futurs amants dans ses voiles de veuve ? Permettant, comme le note Philippe Hamon, de « faire se réunir le personnel romanesque de l’œuvre », le cimetière s’avère un instrument de réflexivité du roman et du texte par sa dimension sémiotique. Cependant le cimetière n’est pas seulement le lieu où la société se mire et se donne à lire sur un autre mode, il peut aussi dramatiser le récit en intervenant comme un lieu prédestiné, marqué par la mort et marquant les personnages pour elle. Sa dimension sociale s’efface alors au profit de son potentiel à la fois dramatique et mythique. Dans les romans naturalistes, le cimetière abandonné, rendu à la nature, affirme autant la puissance de la vie que celle de la mort, ou plutôt affirme leur inévitable proximité. C’est dans un cimetière envahi par les fleurs que la fille Élisa, personnage éponyme du roman d’Edmond de Goncourt, tue son amant. Dans La Fortune des Rougon, l’aire Saint-Mittre, ancien cimetière désaffecté de Plassans, abrite les amours de Miette et de Silvère mais programme aussi la mort des deux amants.

Si voyager conduit fréquemment l’écrivain romantique à considérer le cours de sa vie, à en comparer la brièveté à la vanité des monuments qu’il découvre, on comprendra que les cimetières l’attirent. Ils lui présentent des usages différents ; ils témoignent d’un rapport à la mort autre, susceptible de le séduire, comme Gautier l’est par les cimetières turcs, leur simplicité et leur paix (Constantinople). Le cimetière, par delà la diversité de ses apparences, constitue un point fixe pour le voyageur : le lieu de la commune humanité par delà le bariolage des coutumes, le lieu où l’universelle inconstance peut être dite à partir de l’expérience de la mort, à la manière d’un Chateaubriand dont les trajets finissent toujours par croiser, en Allemagne, en Italie, en Orient, quelque champ des morts.

L’imaginaire gothique semble plutôt s’être fixé sur les anciens lieux de sépulture, les tombeaux des cryptes seigneuriales et des abbayes, comme si à travers le fantastique se lisait aussi le changement des sensibilités qui deviennent plus réticentes à l’entremêlement des vivants et des morts. Le cimetière moderne suscite-t-il son propre fantastique, sa propre horreur, nourrie par les angoisses contemporaines, comme celle des inhumations prématurées ? Ce qu’il éveille d’effroi continue-t-il de s’enraciner dans des croyances et des superstitions ancestrales ? L’ethnocritique est-elle susceptible de verser au dossier son éclairage anthropologique et symbolique ?

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Sont attendues pour ce numéro thématique des propositions se rapportant à l’un des axes suggérés dans l’argumentaire ou proposant une réflexion transversale. Une variété des espaces, des approches et des sources sera appréciée. Des propositions liées aux études visuelles sont également les bienvenues.

Compte tenu de la richesse du matériau se rapportant à l’objet d’étude annoncé (les cimetières), ne seront pas prises en compte les propositions s’en écartant pour traiter de façon générale de la mort ou de façon métaphorique des tombes (tombeaux littéraires) ou de façon métonymique de lieux ou de motifs proches tels que la morgue, la chambre mortuaire, les rites qui précèdent l’inhumation. 

 

Les propositions de communications sont à adresser avant le 15 janvier 2020 

à Emmanuel Fureix et Paule Petitier

(emmanuel.fureix@gmail.com et paule.petitier@univ-paris-diderot.fr)

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Bibliographie indicative

Ariès, Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Seuil, 1975.

Ariès, Philippe, L’Homme devant la mort, Seuil, 1977.

Bellanger, Emmanuel, et Tartakowsky, Danielle, Cimetières et politique, n° spécial Le Mouvement social, octobre-décembre 2011.

Bertherat, Bruno, dir., Les sources du funéraire en France à l’époque contemporaine, Editions universitaires d’Avignon, 2015.

Bertrand, Régis, et Vovelle, Michel, La Ville des morts. Essai sur l’imaginaire urbain contemporain d’après les cimetières provençaux, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1983.

Bertrand, Régis, et Carol, Anne, dir., Aux origines des cimetières contemporains. Les réformes funéraires de l’Europe occidentale, Presses universitaires de Provence, 2016.

Carnevale, Diego, L’affare dei morti. Mercato funerario, politica e gestione della sepoltura a Napoli (secoli XVII-XIX), Rome, Collection de l’École française de Rome, 2014

Fureix, Emmanuel, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique, Seyssel, Champ Vallon, 2009.

Harrison, Robert, Les Morts, Éditions Le Pommier, 2003.

Laqueur, Thomas, Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, Gallimard, 2018.

Lassère Madeleine, Villes et cimetières en France. De l'Ancien Régime à nos jours. Le territoire des morts, Paris, L'Harmattan, 1997.

Michelet, Jules, La Cité des vivants et des morts, choix de textes présentés par Cl. Lefort, Belin, 2002.

Picard, Michel, La Littérature et la mort, PUF, 1995.

Ragon, Michel, L’Espace de la mort. Albin Michel, 1981.

Urbain, Jean-Didier, La société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’occident, Paris, Payot, 1978.

Vovelle, Michel, La Mort et l’Occident, Gallimard, 1983.

 

 

 

[1] Régis Bertrand, « La transition funéraire en France : une rapide synthèse », in Mort et mémoire, Provence, XVIIIe-XXe siècle, Marseille, La Thune, 2011, p. 21-56. Un programme de recherche collective, sous la direction de Guillaume Cuchet et Nicolas Laubry, est actuellement en cours à l’Ecole française de Rome sur l’histoire des « transitions funéraires » jusqu’à aujourd’hui.

[2] Jean-Didier Urbain, La société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’occident, Paris, Payot, 1978.

[3] Thomas Laqueur, Le travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, Paris, Gallimard, 2018.

[4] Patrice Courtaud, « Le cimetière, comme miroir de l’esclavage : approche archéologique. Le cimetièred’Anse Sainte-Marguerite (Guadeloupe) », In Situ [En ligne], 20 | 2013.

[5] Jindřich Toman, « Making sense of a ruin : nineteenth-century gentile images of the old jewish cemetery in Prague », Bohemia 52 (2012) 1, 108-122.

[6] Voir Ph. Hamon, Dictionnaire thématique du roman de mœurs, article « Cimetière ».