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Revue Déméter. Théories et pratiques artistiques contemporaines :

Revue Déméter. Théories et pratiques artistiques contemporaines : "L’art du fluide. Éthiques et esthétiques de la grâce contemporaine"

Publié le par Université de Lausanne (Source : Géraldine Sfez)

L’art du fluide. Éthiques et esthétiques de la grâce contemporaine
 
Résumé
 
Concept majeur de la théorie de l’art du XVIe au XIXe siècle, au croisement de l’éthique et de l’esthétique, la grâce semble avoir perdu de son aura au cours du XXe siècle et être absente aujourd’hui des débats intellectuels sur l’art. Nous proposons au contraire de montrer que la grâce reste un concept opératoire pour penser la création artistique, qu’il s’agisse d’arts visuels, d’arts du spectacle, de musique, de cinéma ou de littérature. Comprise autrefois comme une forme d’inspiration, un don, la grâce réapparaît chez les artistes qui décrivent leur œuvre se faisant elle-même. Associée longtemps à la désinvolture, définie comme un art de cacher l’art, elle se manifeste chez les artistes dandys qui donnent l’impression de se méfier de l’effort. Liberté dans les règles, elle peut être évoquée par les artistes à protocole, tel John Cage, qui en faisait, avec la clarté, l’un des deux piliers de l’esthétique de la danse moderne. Pensée dans un registre spirituel, on la retrouve chez les artistes qui se défient d’un monde devenu grotesque et cherchent une certaine innocence. Légère et fluide comme l’air, elle traverse les théories du flow devenues à la mode dans les domaines de l’art, de la psychologie ou du développement personnel. Insaisissable, la grâce se cache peut-être aujourd’hui sous d’autres noms. Ce numéro se propose d’explorer les différentes manifestations de la grâce contemporaine.
 
Mots-clés
 
Grâce, flow, désinvolture, dandysme, hasard, improvisation, inspiration, créativité
 
Dans un article programmatique de 1944, John Cage définissait les deux ingrédients essentiels de la danse : la clarté et la grâce. Si la clarté se révèle dans la régularité de la structure rythmique et donne de l’intelligibilité à la chorégraphie, la grâce lui donne de l’expression et se manifeste en décalage par rapport au rythme. La clarté relève des mathématiques, la grâce est incalculable, insaisissable comme l’air. Grâce et clarté sont inséparables comme l’âme et le corps, et nécessaires aux arts du temps. Cage appelait de ses vœux une danse moderne à la fois claire et gracieuse.
Ce faisant, il se montrait l’héritier d’une tradition qui remonte au moins au XVe siècle, quand les premiers traités italiens sur la danse faisaient déjà de l’aria et de la grazia les qualités indispensables d’une performance réussie. Dans les arts plastiques également, la grâce devenait, au siècle suivant, la qualité majeure que les artistes devaient maîtriser, et que Giorgio Vasari définissait comme la « licence dans la règle ». À la même époque, la grâce entrait dans le domaine du savoir vivre : elle est, selon Baldassare Castiglione, le « condiment » qui accompagne tout geste, toute parole de l’homme et de la femme de cour, et se manifeste par une certaine nonchalance, qui tient le juste milieu entre la maladresse et l’affectation et suscite l’admiration d’autrui ; mais cette désinvolture ou sprezzatura apparaît dans toute action (danser, peindre, discuter, jouer de la musique…) qui paraît réussie et sans effort, comme si la personne gracieuse avait reçu un don inné pour ces activités. Le concept, issu de la théologie chrétienne, entrait dans le domaine des relations et des actions humaines, et c’est pourquoi Castiglione en fit une technique, un art ; mais un art qui se dissimulait sous l’apparence du non-art.
En reprenant cette tradition, Cage cherchait à définir un idéal artistique à travers des concepts anciens, qu’il allait bientôt remplacer par des notions issues des traditions bouddhiques, idéal à la croisée de l’éthique et de l’esthétique, du matériel et du spirituel. Mais il se montrait aussi anachronique, inactuel. En effet, si la grâce était devenue un concept majeur des théories de l’art entre le XVe et le XIXe siècle, elle est globalement délaissée par les artistes et les théoriciens du modernisme. Il existe une exception remarquable mais polémique : Michael Fried. Dans son célèbre essai de 1967, « Art et objectité », qui défend le modernisme artistique contre l’art minimal ou « littéraliste », le critique d’art promeut les œuvres qui ne peuvent pas se confondre avec de simples objets, qui contiennent des qualités intrinsèques telles qu’elles donnent l’impression de leur propre complétude, ajoutent quelque chose au monde comme une présence supérieure, indéfinissable, la seule capable de ravir le spectateur moderne. Il conclut son texte par une phrase qui fit couler beaucoup d’encre : « Presentness is grace » (la présenteté est grâce). Avec le recul, la position de Fried apparaît réactionnaire vis-à-vis de l’art des années 1960 et son appel final à la grâce n’a rien arrangé : les connotations chrétiennes du mot apparaissent insupportables à bon nombre d’artistes et de critiques de l’époque. Le contexte l’explique : entre le matérialisme marxiste et le féminisme qui conduisaient beaucoup d’artistes vers l’engagement politique, et la culture hippie qui en amenait d’autres vers une spiritualité new age, en passant par l’esprit pop qui portait d’autres encore à entretenir des rapports ambigus avec la société de consommation, la grâce invoquée par Fried n’avait aucune place.
On aura bien du mal aujourd’hui à trouver des artistes ou des critiques parler de grâce. La grâce a perdu de son aura et se réduit bien souvent à une sorte de joliesse féminine prisée par les magazines de mode. On parle encore ici ou là d’« état de grâce » - à propos des premiers mois d’exercice du pouvoir d’une figure politique, d’un joueur de tennis en pleine réussite, éventuellement d’un spectacle de danse, de la performance d’actrices ou d’acteurs – mais quasiment jamais à propos de la création artistique. Les concepts de don, de génie, d’inspiration – souvent associés à la grâce autrefois – ont été largement discrédités dans les milieux artistiques, et ne sont encore évoqués que dans les discours « grand public » sur l’art.
Pour autant, si le mot « grâce » semble avoir délaissé le champ artistique, cela signifie-t-il que les idées qu’il véhicule sont elles aussi inopérantes pour expliquer le processus créateur ou l’expérience esthétique ? Octavio Paz décrivait dans L’Arc et la Lyre l’inspiration comme la découverte d’une Altérité profonde en soi, que certains ont nommé l’inconscient. Beaucoup d’artistes décrivent toujours aujourd’hui leur processus de création comme une façon d’observer et d’accompagner les choses se faire d’elles-mêmes, comme si les gestes étaient accomplis par quelqu’un d’autre. C’est peut-être la forme qu’a prise, après Freud, la définition de la grâce comme art de cacher l’art donnée par Castiglione.
On peut aussi tracer un fil conducteur qui relierait le courtisan de Castiglione au dandy de Barbey d’Aurevilly, et, de là, le prolonger jusqu’aux artistes qui adoptent cette figure de détachement hautain, tels que Marcel Duchamp, Andy Warhol ou, pour prendre un exemple plus récent, John M. Armleder. Le programme historique des avant-gardes – réunir l’art et la vie – était déjà celui des artistes du XVIe siècle et il est périodiquement réactivé par toutes celles et ceux qui critiquent un monde de l’art fermé sur lui-même, ou soumis aux lois du marché économique. C’est ainsi que l’écrivain anticapitaliste et deleuzien Alain Damasio, par exemple, envisage dans son dernier livre, Les Furtifs, une façon d’être et de vivre imperceptible aux yeux numériques de la société de contrôle qui domine un futur proche, et aussi gracieuse que créative. Gilles Deleuze, d’ailleurs, nous donne une piste dans ses Dialogues pour comprendre que la grâce peut se cacher sous d’autres noms : « Désir : qui, sauf les prêtres, voudrait appeler cela “manque” ? Nietzsche l’appelait Volonté de puissance. On peut l’appeler autrement. Par exemple, grâce. » On pourrait l’appeler également flux, ou flow. Ce terme, aujourd’hui à la mode, a été popularisé par le psychologue hongrois installé aux États-Unis Mihaly Csikszentmihaly, qui en a élaboré la théorie dans les années 1980. Le flow est un état psychique ressenti au cours d’une activité, physique ou intellectuelle, artistique ou non, quand elle répond à certains critères : elle doit être difficile, absorber toute l’attention, augmenter les capacités et la vitalité de l’individu. Elle se manifeste par un plaisir intense, un relâchement de la tension, une impression de se déprendre de soi-même, une fusion avec le monde extérieur. Pour Csikszentmihaly, toute activité créatrice (entendue dans un sens très large) implique un état de flow. Pour arriver à cette conclusion, il a mené une enquête auprès d’une centaine de personnes, artistes, scientifiques, journalistes, etc. Or, ce sont les mêmes manifestations que l’on trouve souvent associées à l’état de grâce. Le flow – id est la grâce – serait-il une condition indispensable à la création ? Mais, à l’heure où le néolibéralisme s’appuie sur les technologies numériques pour développer une société où toute relation ne serait plus que des fluides d’informations, les artistes critiques ne cherchent-elles ou ne cherchent-ils pas, au contraire, à épaissir, à ralentir, à matérialiser ?
Même dans un registre plus religieux, la grâce semble inspirer un certain nombre d’artistes d’aujourd’hui, qui observent le monde contemporain avec inquiétude, voire un certain rejet, adoptant une position ambiguë située sur une ligne de crête entre critique du néolibéralisme et nostalgie du passé. C’est le cas, par exemple au cinéma, des œuvres de Bruno Dumont ou de Terrence Malick, qui, bien que dans un style très différent, désirent  retrouver l’innocence gracieuse dans un monde devenu grotesque. La position longtemps jugée réactionnaire de Michael Fried a fait de nouveaux adeptes, comme en témoigne l’exposition « Presentness is grace » chez Arnolfini à Bristol en 2001, où l’on pouvait contempler notamment des pièces de Pierre Huyghe, Anthony Wall ou Ann Veronica Janssens. En danse, l’art où la théorie de la grâce esthétique est né, la recherche de l’équilibre entre clarté et grâce, matérialité des corps et spiritualité des gestes, la recherche d’un art qui se cache et se manifeste comme un don, est toujours une démarche d’actualité, comme le montre entre autres le travail de François Chaignaud, qui n’hésite pas à convoquer aussi bien des figures chrétiennes du Moyen Âge et du baroque que le duende flamenco, en les associant à des perspectives beaucoup plus contemporaines questionnant la fluidité de genre et la sexualité.
L’objectif de ce numéro est donc d’examiner de quelles manières la grâce travaille, de façon plus ou moins souterraine, la création contemporaine. Nous retenons pour l’instant cinq axes de réflexion, sans exclure d’autres questionnements.
-Il s’agit d’abord de repérer les artistes, théoriciens et théoriciennes de l’art, qui abordent l’état de grâce aujourd’hui comme une expérience vécue, comme une problématique fertile, comme un thème à développer ou à critiquer. L’approche monographique permettra ici de combler en partie les lacunes de l’enquête de Csikszentmihaly, qui ne porte que sur des personnalités nées avant 1945 et dans l’aire américaine.
-Il s’agit ensuite d’identifier les domaines artistiques où ce thème est plus volontiers abordé et où il est le moins souvent commenté, et d’analyser cette répartition inégale. Qui des peintres, des sculptrices, des écrivains, des poétesses, des cinéastes, sont les plus enclines et enclins à faire l’expérience du flow ? que dire du théâtre, de la danse, de la performance, de la musique, des arts vivants où la préparation et l’improvisation sont souvent associés ? Qui éprouve le plus de réticence à en parler ? Quelles sont les histoires, les dynamiques propres aux différents arts qui peuvent expliquer ces décalages ?
-Il s’agit encore de savoir si, à côté de la figure de l’artiste travailleur, celle de l’artiste dandy, gracieux, dans le sens du XVIe siècle, a perduré jusqu’à aujourd’hui : quelles sont les formes contemporaines de la sprezzatura ?
-Il s’agit en outre de déterminer quel réseau de pratiques artistiques et non artistiques forme la thématique de l’état de grâce aujourd’hui. Pourquoi, par exemple, les liens entre la danse et le sport semblent propices au développement de la thématique de la grâce ? Quels rapports entretiennent le flow en art avec des termes de la culture urbaine américaine comme cool, groove, swag et avec les pratiques qui y sont associées ?
-Il s’agit enfin de questionner le genre de la grâce ou, plus exactement, la prétendue évidence selon laquelle la grâce serait une qualité avant tout féminine, en tant que charme et séduction. Quelles sont les pratiques artistiques qui exaltent ou critiquent la grâce comme attribut féminin ? Quels autres rapports au genre la grâce peut-elle construire ?
 
Ce numéro est coordonné par Thomas Golsenne, maître de conférences en histoire de l’art et études visuelles à l’Université de Lille/IRHiS UMR 8529, Arnaud Maillet, maître de conférences en histoire de l’art contemporain, Sorbonne Université, membre du Centre André Chastel, Laboratoire de recherche en histoire de l’art (UMR 8150) et Sarah Troche, maîtresse de conférences en philosophie à l’Université de Lille/STL UMR 8163
 
Bibliographie indicative :
 
Barbey d’Aurevilly, Jules, Du Dandysme (1845), Payot & Rivages, 1997
Bergson, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience (1888), PUF « quadrige », 1997
Burke, Edmund, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), trad. B. Saint Girons, Vrin, 1998
Carboni, Massimo, La Mosca di Dreyer. L’opera della contingenza nelle arti, Jaca Book, 2007
Castiglione, Baldassare, Le Livre du courtisan (1528), trad. G. Chappuis, GF Flammarion, 1991
Cage, John, « Grace and Clarity » (1944), vf « Grâce et clarté », dans id., Silence. Conférences et écrits, trad. M. Fong, Denoël, 2004, p. 48-52
Csikszentmihaly, Mihaly, La Créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention (1996), trad. C.-C. Farny, R. Laffont-Pocket, 2006
D’Angelo, Paolo, Ars est celare artem. Da Aristotele a Duchamp, Quodlibet Studio, 2005
Damasio, Alain, Les Furtifs, La volte, 2019
Deleuze, Gilles, Parnet, Claire, Dialogues, Flammarion, 1977
Fried, Michael, « Art and Objecthood » (1967), vf « Art et objectité », dans Id., Contre la théâtralité, trad. F. Durand-Bogaert, Gallimard-NRF, 2007, p. 113-40
Groys, Boris, In the Flow, Verso, 2016
Jankelevitch, Vladimir, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris, PUF, 1957
Lebensztejn, Jean-Claude, « Florilège de la nonchalance », Critique, oct. 1986, CXLII, n°473, p. 1025-52
Kleist, H. von, Sur le théâtre de marionettes suivi de De l’élaboration progressive des pensées dans le discours, trad. J.-C. Scneider, Séquences, 1991
Lafargue, Bernard (éd.), La Désinvolture de l’art, Figures de l’art, 14, Presses universitaires de Pau, 2008
MacCarthy, Ita, The Grace of Italian Renaissance, Princeton University Press, 2020
Paz, Octavio, L’Arc et la lyre (1956), trad. R. Munier, Gallimard-NRF, 1965
Raymond, Jean-François de, L’improvisation. Contribution à une philosophie de l’action, Vrin, 1980
Rauseo, Chris et Toutain-Quittelier, Valentine (dir.), Watteau au confluent des arts : esthétiques de la grâce, Presses universitaires de Rennes, 2014
Schiller, Friedrich von, De la grâce et de la dignité (1796), trad. C. Chastenet, Hermann, 1998
Troche, Sarah, Le Hasard comme méthode. Figures de l’aléa dans l’art du XXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2015
 
Soumission des contributions
 
Les propositions de contribution doivent être soumises au comité de rédaction pour le 2 janvier 2022. Un séminaire de recherche réunissant les autrices et auteurs dont les propositions auront été acceptées se réunira en avril 2022. Les articles définitifs devront être adressés à la rédaction pour le 1er septembre 2022.
Les propositions accompagnées d’une courte présentation biobibliographique de l’autrice ou de l’auteur doivent être envoyées aux adresses suivantes : thomas.golsenne(at)univ-lille.fr; arnaud.maillet(at)sorbonne-universite.fr; sarah.troche(at)univ-lille.fr