Agenda
Événements & colloques
Antoine Léonard de Chézy et les débuts des études sanskrites en Europe. 1800-1850

Antoine Léonard de Chézy et les débuts des études sanskrites en Europe. 1800-1850

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Pascale Rabault-Feuerhahn)

ANTOINE LEONARD DE CHEZY ET LES DEBUTS DES ETUDES SANSKRITES EN EUROPE

Colloque international à l’occasion du bicentenaire de la chaire de sanskrit au Collège de France

11 et 12 juin 2015

Bibliothèque nationale de France. Site Richelieu – Salle des Commissions

Responsable scientifique Jérôme Petit

Comité d'organisation Nalini Balbir, Nicolas Dejenne, Georges-Jean Pinault, Pascale Rabault-Feuerhahn

Colloque organisé sous l'égide de la BNF, de l'UMR 7538 Mondes indien et iranien, de l'UMR 8547 Pays germaniquse-Transferts culturels, et de l'Université Paris III Sorbonne Nouvelle.

ARGUMENT

A l'occasion de la célébration du bicentenaire de la chaire de sanskrit au Collège de France, ce colloque international se propose de revenir sur la figure d'Antoine Léonard de Chézy (1773-1832) qui en fut le premier titulaire et par là-même le premier enseignant officiel de cette langue en Europe. Il s'agira de resituer son oeuvre dans le contexte plus général de l'orientalisme européen à une époque où celui-ci s'institutionnalise. Membre fondateur de la Société asiatique de Paris, chargé des collections orientales de la Bibliothèque Nationale, il fut un interlocuteur privilégié pour tous les étrangers qui venaient à Paris se former aux langues orientales et y consulter les sources manuscrites. Contemporain de Silvestre de Sacy, d'Abel-Rémusat, des frères Schlegel en Allemagne, de Colebrooke en Angleterre, il contribua activement à ériger les études sanskrites en discipline autonome, notamment vis-à-vis des études persanes. Ce colloque rassemblera des indianistes et des historiens des sciences de différents pays. Il abordera quatre axes principaux: la situation des études sanskrites au sein de l'orientalisme, l'oeuvre indianiste de Chézy, ses réseaux européens, la postérité de son enseignement.

PROGRAMME

Jeudi 11 juin 2015

10h        Ouverture du colloque par Isabelle le Masne de Chermont

10h15    Introduction par Jérôme Petit

Les études sanskrites au sein de l’orientalisme

Président de séance : Nalini Balbir

10h30    Gérard Colas

Les recherches sanskritistes de la mission du Carnate (xviiie siècle) et les causes de leur relatif insuccès

11h        Pierre-Sylvain Filliozat

Les fondateurs de la Société asiatique

11h30    pause café

11h45    Pascale Rabault-Feuerhahn

              Un lieu pour le sanskrit. La chaire du Collège de France et la structuration des études orientales à Paris

12h15    Francis Richard

              Les débuts iraniens de Chézy

12h45-14h30 déjeuner

Ressources et pratiques indianistes

Président de séance : Nicolas Dejenne

14h30    Jérôme Petit

              Fonds indiens et catalogues disponibles à Paris au début du xixe siècle

15h00    Jean-Claude Muller

              Antoine-Léonard de Chézy : la constitution d’une discipline orientaliste entre l’apprentissage autodidacte du sanscrit et l’enseignement de ses élèves

15h30    Thibaut d’Hubert

              Chézy et l’étude du sanskrit à partir de manuscrits en caractères bengalis

16h00    pause café

16h30    Sylvain Brocquet

              La Théorie du sloka d’Antoine-Léonard Chézy

17h00    Ronan Moreau

              Chézy, ses contemporains et ses successeurs : une affaire de style ?

17h30    Fin de la première journée

Vendredi 12 juin 2015

Réseaux européens de l’indianisme

Président de séance : Pascale Rabault-Feuerhahn

10h00    Georges-Jean Pinault

              Chézy et le début des études védiques

10h30    Jan E. M. Houben

              Antoine-Léonard de Chézy et la Renaissance Orientale en Europe

11h00    pause café

11h30    Oskar von Hinüber

              Antoine-Léonard de Chézy et l’aube de l’indologie en Europe

12h00    Rosane Rocher (in absentia)

              Paris, vivier de l’indianisme européen

12h30-14h00 déjeuner

Élèves et contemporains

Président de séance : Georges-Jean Pinault

14h00    Bénédicte Savoy

              Helmina von Chézy, épouse et biographe

14h30    Nalini Balbir

              Auguste Loiseleur-Deslongchamps sanskritiste

15h00    pause café

15h30    Eugen Ciurtin

              Eugène Burnouf, élève et successeur

16h00    Nicolas Dejenne

              Antoine Troyer (1775-1865) : un indianiste atypique et anachronique dans le Paris des années 1840.

16h30    Conclusions

17h00    Fin du colloque

19h        Dîner de clôture

11 et 12 juin 2015

 

RESUMES DES COMMUNICATIONS

Nalini Balbir

Directeur d’études, EPHE, Professeur, Université Sorbonne Nouvelle Paris-3

« Auguste Loiseleur-Deslongchamps sanskritiste. »

A. Loiseleur-Deslongchamps et Chézy ont plusieurs points communs : ils se destinaient d’abord, comme leurs pères respectifs, à des carrières scientifiques, mais abandonnèrent cette voie pour se tourner vers les langues orientales, commencèrent par le persan, furent tous deux employés à la Bibliothèque royale, et présentaient une santé fragile. Si fragile dans le cas de Loiseleur-Deslongchamps que sa vie ne dura que 35 ans (1805-1840). Élève direct de Chézy, qui joua un rôle déterminant dans son virage vers le sanskrit et auquel il ne manque jamais d’exprimer respect et reconnaissance, Loiseleur-Deslongchamps fut aussi son collaborateur, publiant, par exemple, le texte sanskrit en nāgarī du Yajnadattabadha qu’avait traduit son maître, ou transcrivant pour lui le bengali en nāgarī. Loin d’être négligeable, sa propre œuvre de sanskritiste se déploie dans deux domaines principaux au cœur de la culture sanskrite : dharmaśāstra et lexicographie. On mettra en perspective ses édition et traduction du Mānavadharmaśāstra (1830, 1833), qui ont une place plus qu’honorable dans le développement de la recherche sur le sujet, et son édition avec version française de l’Amarakośa (1839, 1845), la seule de ce texte jamais produite en Europe. Ces choix se font dans une perspective internationale, guidés par la volonté de faire œuvre utile : Loiseleur-Deslongchamps reprend des œuvres travaillées par Jones ou Colebrooke, par exemple, mais se montre soucieux de ne pas faire concurrence à Schlegel. C’est ainsi que la publication du Hitopadeśa, à laquelle Loiseleur-Deslongchamps souhaita d’abord s’atteler, fut abandonnée comme telle mais se transforma en une réflexion élargie dont l’Essai sur les fables indiennes et leur introduction en Europe (1838) se fait l’écho. Les contes orientaux, dans leur ensemble et leur diversité linguistique (persan, arabe, sanskrit), formaient l’une des préoccupations principales du savant, prenant place dans la problématique plus large de leur origine et de leur diffusion.

 

Sylvain Brocquet

Professeur, Université de Provence

« La Théorie du sloka d’Antoine-Léonard de Chézy. »

En 1827, Antoine-Léonard Chézy fait paraître Théorie du sloka (ouvrage auquel il donne en réalité comme premier titre ślokaracanāvidhiḥ, « Règle pour composer des śloka »), premier ouvrage en langue européenne qui soit entièrement consacré à la versification sanskrite. Plusieurs aspects de sa démarche, qui à plus d’un titre se révèle originale, méritent un examen : tout d’abord, on verra que le projet qui gouverne la rédaction de son ouvrage s’inscrit, notamment par sa dimension pédagogique, dans le contexte culturel de la France de la Restauration. On s’interrogera également sur ses sources, qu’il s’abstient de révéler, et sur la raison de ce silence. Sa méthode heuristique, d’autre part, ainsi que les présupposés épistémologiques qui la sous-tendent et qui, eux-aussi, se révèlent tributaires du contexte idéologique de son époque, fera l’objet d’une analyse. Enfin, l’exposé s’achèvera par une évocation des śloka que l’auteur donne à lire à la fin de son traité, comme exemples des différentes structures métriques analysées : « trois petites pièces seulement que nous avons déterrées dans un manuscrit fort rare, peut-être unique, que nous avons en notre possession ». On verra que son choix s’articule assez bien à quelques-unes des orientations principales de l’œuvre.

 

Eugen Ciurtin

Institut d’Histoire des Religions, Académie Roumaine, Bucarest

« Eugène Burnouf, élève et successeur. »

Comme dans la série de Fibonacci, la succession en indianisme classique à l’époque des débuts – relations maître-disciple, professeur-successeur, collègue aîné vs. cadet, etc. – comporte un même secret de réussite collective et pleinement reconnue seulement si le premier terme trouve et s’appuie sur un deuxième. Autrement la série n’existe, ne se déclenche pas. Chézy, avec la chaire dont on célèbre cette année un magnifique bicentenaire, ne peut pas être compris sans son/ses successeur\s. De loin et de près, le plus significatif est Eugène Burnouf. Élève d’abord – comme le témoigne à merveille l’illustration de l’argumentaire, tirée du fonds Burnouf de la BnF que nous allons largement exploiter – Burnouf se montre surtout aujourd’hui le successeur idéal. En 1932, au moment où Sylvain Lévi avait esquissé « l’entrée du sanscrit au Collège de France », cet autre successeur idéal avait justement souligné une disparité d’écho scientifique entre Chézy et Burnouf, compréhensible pour celui qui « reste et restera le modèle accompli du génie appliqué à la philologie orientale ». Tous les deux cependant ont dû partager, et pour trop longtemps, l’injustice que seuls peuvent produire les virages parfois hasardeux de méthode, le déplacement souvent peu adéquat des buts scientifiques et l’installation d’un dense oubli parmi des indianistes qui pratiquent le métier sans se reconnaître dans le grand flux de son histoire. Pour parer à ces manquements, nous voudrions rappeler dans cette intervention les axes de la succession, donc de la vie même de la Chaire de sanscrit : image de l’histoire de la langue ainsi qu’elle résulte de la comparaison des deux œuvres et de leur moment historique ; repérage et fonctions d’un projet de recherche indianiste articulé à la taille d’une vie dévouée en entier à l’Inde (toutes les deux par ailleurs interrompues prématurément) ; plans, construction et finalités de l’étude systématique des canons (littéraires, religieux, etc.) ; dynamique de la communauté scientifique et répartition du travail érudit en contexte académique et colonial (l’idée d’équipe de recherche provenant elle-aussi de Burnouf) ; introduction à l’histoire du bouddhisme par Burnouf en tant que la tournure la plus décisive dans les études indiennes d’expression française et francophone depuis deux siècles. L’Inde restituée par Burnouf, en s’appuyant suffisamment sur les débuts d’enseignement et de recherche appartenant à Chézy, sera ainsi définitivement autre.

 

Gérard Colas

Directeur de recherche, CNRS - EHESS

« Les recherches sanskritistes de la mission du Carnate (xviiie siècle) et les causes de leur relatif insuccès. »

L’on a admiré à juste titre les travaux et les intuitions des jésuites du Carnate dans le domaine sanskrit : collecte de manuscrits dans deux régions de l’Inde, lexicographie, grammaire, découverte de la similarité du sanskrit avec le latin et le grec, étude des relations du sanskrit et des langues vernaculaires dravidiennes. Mais au-delà de cette admiration, l’on admet couramment que les études sanskrites modernes ne commencèrent qu’avec William Jones au début du xixe siècle.

Ma contribution examinera les méthodes intellectuelles de la mission et l’histoire de ses progrès dans les études sanskrites. Elle évoquera les causes possibles du faible retentissement de ses travaux dans les institutions scientifiques et milieux érudits français.

 

Nicolas Dejenne

Maître de conférences, Université Sorbonne Nouvelle Paris-3

« Antoine Troyer (1775-1865) : un indianiste atypique et anachronique dans le Paris des années 1840. »

Le nom d’Antoine Troyer est aujourd’hui connu des sanskritistes pour son édition et sa traduction française, parues entre 1840 et 1852, de la Rājataraṅgiṇī, fameuse chronique sanskrite des rois du Cachemire composée par Kalhaṇa au xiie siècle ; les spécialistes d’études indo-persanes connaissent de leur côté sa traduction anglaise (continuation de celle de David Shea, 1845) du Dabistan, un texte du xviie siècle décrivant les divers mouvements religieux coexistant dans l’Inde moghole. Malgré ces contributions aux études indiennes, la personnalité et les travaux de Troyer ont peu attiré l’attention des orientalistes, si l’on excepte la notice nécrologique présentée par Jules Mohl en 1866 devant la Société Asiatique et un article monographique de Marc Aurel Stein en 1940 dans le Journal of the Royal Asiatic Society of Bengal. Né dans une famille de militaires autrichiens en 1775, Antoine Troyer fut officier d’artillerie puis archiviste dans l’armée autrichienne pendant les guerres de la Révolution et du début du Consulat ; il rencontra au cours de cette période Lord William Bentinck (futur gouverneur-général de l’Inde) et décida d’accompagner celui-ci en Inde lors de deux longs séjours au service des Britanniques, d’abord à Madras (1803-1815), puis à Calcutta (1827-1835), occupant des fonctions de direction et de formation dans diverses institutions d’enseignement ; c’est en Inde qu’il découvrit et étudia l’hindoustani, le tamoul et surtout le persan et le sanskrit. A son retour en Europe, pensionné du gouvernement britannique, il s’installa en France et s’y consacra, jusqu’à sa mort en 1865, à ses travaux d’édition et de traduction, tout en étant membre des trois plus prestigieuses Sociétés Asiatiques, celles de Calcutta, Londres et Paris. Bien que des zones d’ombre subsistent sur plusieurs périodes de la vie de Troyer, on attirera l’attention sur quelques singularités de son parcours long et varié qui l’apparentent plus, dans le Paris savant du  milieu du xixe siècle, aux indianistes britanniques pionniers de la fin du xviiie siècle qu’à ses contemporains immédiats — comme l’attestent ses séjours en Inde « sur le terrain », son travail pour l’administration britannique en Inde, ou l’éclectisme de ses domaines d’activités et de recherches.

 

Pierre-Sylvain Filliozat

Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

« Les fondateurs de la Société asiatique. »

La réunion fondatrice de la Société Asiatique a eu lieu le 1er avril 1822. Silvestre de Sacy (1758-1838), alors au faîte de sa notoriété, se vit offrir la  présidence, Garcin de Tassy (1794-1878), indianiste, lui étant adjoint comme secrétaire provisoire. Dès 1821 avait circulé un prospectus proposant une association de tout le monde savant regardant du côté de l’Orient et pratiquement le règlement que possède encore aujourd’hui la Société asiatique.

L’idée d’une Société Asiatique, à la date de sa création, a plu autant aux gens du monde qu’aux protagonistes de l’activité scientifique. Telle était la vogue de l’orientalisme dans le premier quart du xixe siècle. L’initiative remonte aux premiers et jeunes détenteurs d’un savoir scientifique sur les civilisations de l’Asie, Rémusat, Chézy qui avaient accédé au Collège de France et leur entourage. Elle appartient aussi au Comte de Lasteyrie du Saillant, publiciste, agronome et fondateur de multiples associations, à de hauts représentants du gouvernement et de l’aristocratie, à leur tête le duc d’Orléans, futur Louis-Philippe. Leur enthousiasme et leur assiduité faisaient craindre que l’association ne devienne un salon littéraire. La révolution de 1830, une épidémie de choléra ont changé son audience et fixé la vocation scientifique d’érudition dont elle ne s’est jamais départie.

La communication évoquera les principales personnalités de tout rang qui ont créé la Société asiatique et l’ont fait vivre dans ses premières années.

 

Oskar von Hinüber

Universität Freiburg, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

« Antoine-Léonard de Chézy et l’aube de l’indologie en Europe. »

« Mais M. Chézy, comme vous le devez savoir, dit qu’il publiera tout, et ne publie rien, » écrivait Eugène Burnouf, élève et successeur de Chézy au Collège de France, dans sa lettre bien connue et souvent citée du 14 novembre 1825 à Franz Bopp à Londres. En effet, Chézy n’a publié que très peu dans le domaine du sanscrit, ce qui apparaît immédiatement si on parcourt les titres enregistrés par Johannes Gildemeister dans son Literaturae sanscritae specimen de 1847. Mais entre des ouvrages mineurs on trouve aussi la première édition du drame Śakuntala qui était d’importance exceptionnelle et fut bien reçue dans un long compte rendu par Friedrich Rückert. Par conséquent, ce n’est pas, en première place, l’activité littéraire de A. de Chézy, mais ses nombreuses liaisons avec des savants contemporains surtout en Allemagne qui comptent dans le développement au début des études indiennes en Europe, et qui seront esquissées dans cette communication. En outre, l’environnement indologique dans lequel A. de Chézy travaillait en son temps sera brièvement décrit, avant tout l’état de la connaissance de la littérature sanscrite à l’époque, à laquelle il a contribué lui-même.

 

Jan E. M. Houben

Directeur d’études, EPHE

« Antoine-Léonard de Chézy et la Renaissance Orientale en Europe »

« Les orientalistes n’ont guère pris le temps d’écrire l’histoire détaillée de leurs disciplines, requis qu’ils étaient par d’autres besognes. Pour la même raison, les résultats de leurs recherches n’ont pas toujours été offerts au grand public de manière satisfaisante. » Ce constat de Louis Renou, toujours pertinent, justifie suffisamment l’effort de contribuer à l’histoire de l’orientalisme et, ici plus spécifiquement, à l’histoire de l’indianisme. Revisiter Antoine-Léonard de Chézy (1773-1832), son contexte et son œuvre, c’est revisiter les débuts de l’étude et de l’enseignement du sanskrit, à une époque où la France et l’Europe étaient de plus en plus ouvertes à la découverte et à l’exploration des nouveaux mondes.

L’humanisme de la Renaissance (xive - xve siècles) encourageait le développement de soi-même et de son propre potentiel, et l’élargissement de son horizon limité à un horizon plus universel, à travers l’étude d’une ou deux langues classiques majeures du monde – tel que, à cette époque, le grec, l’hébreu, et surtout le latin – et leurs littératures. Par la découverte et la maîtrise des autres grandes langues du monde, l’arabe, le chinois et le sanskrit, l’aube d’une nouvelle Renaissance, une Renaissance Orientale, qui continuait la première, était perçue, une Renaissance qui serait un prolongement naturel et une extension de l’humanisme de la première Renaissance. Déjà lors de la vie de Chézy, nous voyons les débuts d’un Orientalisme scientifique qui faisait partie, à ce moment-là, du nouveau comparatisme indo-européen et qui allait évincer en juste deux décennies la Renaissance Orientale.

Quel était le projet de recherche d’Antoine-Léonard de Chézy, qui occupait la première chair du sanskrit sur le continent européen à Paris à partir de janvier 1815 ? Est-ce qu’il est possible de comprendre et d’évaluer l’œuvre de Chézy, largement oubliée dans l’indianisme moderne, dans le contexte de son époque ? Quels étaient les idéaux de recherche à cette époque ? Dans les deux siècles après Chézy, ces idéaux ont-ils été réalisés ou détournés ou oubliés ? Nous nous proposons d’adresser ces questions sur la base d’une analyse des publications de Chézy et de plusieurs sources qui reflètent la « Renaissance Orientale » de son époque.

 

Thibaut d’Hubert

Assistant Professor, University of Chicago

« Chézy et l’étude du sanskrit à partir de manuscrits en caractères bengalis. »

La publication en 1830 de la toute première édition par Antoine Chézy du texte sanskrit de la pièce de Kālidāsa Abhijñāna-śakuntala, accompagnée d’abondantes notes, d’une traduction et d’appendices fournissant le texte sanskrit du Śakuntalopākhyāna tiré du Mahābhārata, ainsi qu’une version persane de cette même histoire intitulée Dastān-i sakūntalā, marqua l’entrée de l’indianisme européen dans une nouvelle ère et le début d’une longue tradition d’études philologiques autour de ce texte emblématique du théâtre indien. Avec cette présentation, je propose de revenir sur la manière dont Chézy étudia, enseigna et édita plusieurs textes sanskrits, dont Abhijñāna-śakuntala, uniquement à partir de manuscrits écrits en caractères bengalis. Après avoir donné un aperçu général des textes en caractère bengalis associés à la carrière d’Antoine Chézy, je me tournerai plus spécifiquement vers le cas du manuscrit de la BnF « Sanscrit 657 », l’unique manuscrit de la pièce de Kālidāsa dont le philologue français disposait pour établir son édition. Au sujet de ce manuscrit, Chézy écrit dans son introduction qu’il était « d’une écriture assez belle il est vrai, mais malheureusement en caractères bengalis, genre d’écriture plus cursif, comme on sait, mais bien plus compliqué que le dévanâgarî […] ». Par ailleurs, dans cette même introduction, Chézy attire l’attention du lecteur sur « la méthode ingénieuse imaginée par les Indiens eux-mêmes, ou plutôt par les Pandits, pour faciliter aux jeunes élèves la lecture si compliquée du sanscrit […] ». Nous observerons donc les traits caractéristiques de ce manuscrit du point de vue de la paléographie, et nous traiterons le sujet des conventions orthographiques employées par les Pandits bengalis pour faciliter l’analyse morphologique des textes sanskrits. Cette présentation a ainsi pour objet principal l’étude du rôle du Bengale et de la tradition sanskrite de cette région dans les débuts de l’indianisme en France.

 

Ronan Moreau

Maître de conférences, Collège de France

« Chézy, ses contemporains et ses successeurs : une affaire de style ? »

En évoquant l’œuvre d’Antoine-Léonard de Chézy et l’image qu’il en a laissée, principalement liée à son style « fleuri », on s’interrogera sur la réception et la perception de Chézy par ses contemporains et ses successeurs dans les institutions académiques principalement, en s’appuyant sur les discours (nécrologies, leçons inaugurales, commémorations, etc.) tenus sur lui.

 

Jean-Claude Muller

Institut archéologique du Luxembourg

« Antoine-Léonard de Chézy : la constitution d’une discipline orientaliste entre l’apprentissage autodidacte du sanscrit et l’enseignement de ses élèves. »

Ma présentation sous forme de diptyque détaillera dans une première partie les outils et moyens de l’apprentissage de la langue sanscrite dans l’Europe non britannique, de la fin du xviiie au début du xixe siècle. Sont mis en lumière les grammaires et lexiques manuscrits utilisés par les pionniers de l’indianisme dont notamment Chézy, mais également Friedrich von Schlegel. La grammaire manuscrite du jésuite français Jean-François Pons († 1752) y joue une part prépondérante. Notre projet d’édition sera brièvement présenté de même qu’une critique des travaux du carmélite Paulinus a Sancto Bartolomeo, l’auteur de la première grammaire imprimée du sanscrit (1790). Une des raisons du peu de succès de ces ouvrages précoces réside dans le fait qu’ils sont tous écrits dans des alphabets indiens vernaculaires (écriture bengalie pour Pons, grantha pour Paulinus).

La deuxième partie sera dédiée à la mise en réseau des études sanscrites en Europe entre 1800 et 1850, avec l’analyse notamment des chaires universitaires fondées après celle de Paris en 1815 et des étudiants de Chézy qui constituent la deuxième génération, celle qui avec Burnouf et Lassen construira véritablement la discipline. Des jugements peu flatteurs de l’individualité et de la méthode de Chézy sont puisés à cette fin dans leur correspondance restée en grande partie inédite.

 

Jérôme Petit

Conservateur, Bibliothèque nationale de France

« Fonds indiens et catalogues disponibles à Paris au début du xixe siècle. »

Quels étaient les fonds de manuscrits indiens disponibles à Paris pour Chézy et les pionniers des études sanskrites ? De quels catalogues disposaient-ils et qui pouvaient alors cataloguer de tels manuscrits en ces temps où l’indianisme est encore une science émergente ? C’est à partir de ces questions simples qu’il est intéressant d’étudier les collections indiennes du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France telles qu’elles pouvaient être au moment où Chézy inaugure la première chaire de sanskrit au Collège de France. Chézy était lui-même intégré au personnel de la Bibliothèque, comme « employé », puis comme « conservateur-adjoint », sans pourtant produire de notices catalographiques. Il s’appuyait sur le Catalogus codicum manuscriptorum de 1739, et sur le Catalogue des manuscrits samskrits de la bibliothèque impériale, publié en 1807 par le savant anglais Alexandre Hamilton avec les ajouts de Louis-Mathieu Langlès, conservateur responsable des manuscrits orientaux de la Bibliothèque. Les difficultés liées au contenu, à la langue et aux écritures utilisées dans ces manuscrits montrent l’hardiesse de ces pionniers et expliquent certains tâtonnements que nous tâcherons de mettre en lumière.

 

Georges-Jean Pinault

Directeur d’études, EPHE

« Chézy et le début des études védiques. »

Le Veda n’occupe qu’une place très marginale dans la leçon inaugurale du cours au Collège de France d’Antoine-Léonard de Chézy. Son enseignement et ses publications sont concentrés sur le sanskrit classique, sur les chefs d’œuvre de l’épopée, de la poésie classique et du théâtre. On pourrait se demander si cela correspondait à une priorité méthodologique ou pratique, du fait qu’il n’existait pas encore d’édition fiable des textes. Pourtant, les textes védiques ne constituaient plus une terra incognita, et les connaissances disponibles sur le Veda avaient déjà été présentées par H.T. Colebrooke en 1805 (« On the Védas, or Sacred Writings of the Hindus »). La carrière de Chézy semble précéder le début des études védiques, que l’on peut situer, à la suite de Renou, vers 1845. La grammaire védique en tant que telle ne jouait pas un rôle spécifique par rapport au sanskrit épique et classique dans les travaux des premiers comparatistes, et en premier lieu Franz Bopp, qui a étudié le sanskrit en partie à Paris. On peut se demander si cela ne correspondait pas à un certain air du temps, qui était partagé aussi par les frères August-Wilhelm et Friedrich Schlegel, que Chézy a personnellement connus. Le rôle décisif dans l’établissement du Veda comme axe de l’indologie est dû à Eugène Burnouf, le successeur de Chézy à partir de 1832. Comme dans beaucoup de domaines, il a donné l’impulsion, qui a conduit, entre autres, aux essais de Rudolf Roth réunis en 1846 (« Zur Litteratur und Geschichte des Weda »), et à l’édition de la Saṃhitā du Ṛgveda, avec le commentaire de Sāyaṇa, par Max Müller. Cela est évidemment lié à la dimension comparative des travaux de Burnouf, et à la partie de son œuvre qui concerne l’iranien ancien. La comparaison historique au sens propre est absente, semble-t-il, de la perspective grammaticale de Chézy. Sa force a consisté, pour certaines œuvres, et avant tout Śakuntalā, à partir du manuscrit original, à le transcrire et à l’expliquer, pour aboutir à une traduction interlinéaire en latin, comme on le faisait traditionnellement pour les textes en grec et dans les langues orientales. Cependant, des élèves et contemporains de Chézy, en France et en Europe, ont contribué aux premiers pas de la philologie védique : Friedrich Rosen, Alexandre Langlois, Horace Hayman Wilson. On essaiera de revenir sur le rôle joué par ces différentes figures, et de voir comment ces savants, qui font partie des premiers védisants et traducteurs des hymnes védiques, se positionnent entre Chézy et Burnouf.

 

Pascale Rabault-Feuerhahn 

Chercheur, CNRS – Pays Germaniques / Transferts culturels

« Un lieu pour le sanskrit. La chaire du Collège de France et la structuration des études orientales à Paris. »

La chaire de sanskrit inaugurée au Collège de France en 1815 fut la première du genre en Europe. Elle peut donc à bon droit être considérée comme un de ces événements fondateurs dont est friande l’historiographie des savoirs. Mais une telle lecture fait courir le risque d’envisager cet événement en l’isolant excessivement des réalisations indianistes antérieures et contemporaines. En outre, cette perspective discontinuiste concentre l’attention, au choix, sur l’occupant de la chaire, Antoine Léonard de Chézy, ou sur son institution d’accueil, le Collège de France. Dans le premier cas, le risque est de céder à la fascination des mythologies personnelles : l’apprentissage solitaire du sanskrit, une personnalité tourmentée… Dans le second cas, la création de la chaire est expliquée par la vocation d’innovation du Collège de France. Mais il faut se garder de projeter sur l’époque de Chézy un mode de fonctionnement qui s’imposera en réalité dans la deuxième moitié du xixe siècle. Dans le domaine de l’orientalisme en particulier, le poids des traditions était très fort, comme en atteste la permanence d’une chaire d’hébreu depuis la fondation du Collège en 1530.

Pour prendre la pleine mesure de l’importance de la nouvelle chaire tout en évitant ces écueils, il importe donc de faire varier les niveaux d’analyse en articulant la biographie individuelle avec l’histoire de l’institution mais aussi, au-delà, en envisageant la nouvelle chaire de sanskrit dans le contexte plus large du paysage des études orientales en France à l’époque. Outre le Collège de France, celles-ci se déploient alors à l’École spéciale des langues orientales, à la Bibliothèque royale qui l’abritait et qui possédait de riches collections orientales, et à l’Institut de France. Toutes institutions parisiennes, extra-universitaires, et aux liens multiples en dépit de champs de compétences linguistiques, pratiques et théoriques censément spécifiques à chacune. Replacée dans le contexte général de cet orientalisme parisien, l’histoire de la chaire de sanskrit du Collège de France (et de celle, concomitante, de chinois) fonctionne comme un révélateur de la structuration mouvante de l’orientalisme savant – et des découpages mentaux qui en procèdent.

 

Francis Richard

Conservateur, Bibliothèque universitaire des langues et civilisations

« Les débuts iraniens de Chézy. »

Chézy a enseigné le persan aux Langues orientales de 1805 à 1832 et nous a laissé notamment quelques traductions de textes littéraires. Ses travaux d’iranisant sont souvent tombés dans l’oubli. Il s’inscrit en revanche dans la lignée des pionniers qui, par l’intermédiaire du persan, ont abordé l’étude du sanskrit.

 

Rosane Rocher

University of Pennsylvania

« Paris, vivier de l’indianisme européen. »

La création de la première chaire européenne de sanskrit au Collège de France en 1815 est une manifestation du rôle essentiel que Paris joua dans la gestation de l’indianisme en Occident. Elle procédait des conditions exceptionnelles que représentait la collection de manuscrits obtenus d’Inde pour la Bibliothèque Royale au cours du 18ème siècle.  Mais l’enseignement ainsi initié ne put compenser l’avantage acquis par Londres suite à l’arrivée d’immenses collections de manuscrits sanskrits dans le premier quart du 19ème siècle.  Londres devint progressivement le lieu favori et indispensable pour la lecture de textes sanskrits.  Les grandes bibliothèques jouèrent un rôle central dans la création d’une nouvelle discipline.

 

Bénédicte Savoy

Professeur, Université technique de Berlin

« Helmina von Chézy, épouse et biographe. »