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La mémoire dans le roman réaliste et naturaliste

La mémoire dans le roman réaliste et naturaliste

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Véronique Samson)

La mémoire dans le roman réaliste et naturaliste

Journée d’étude organisée par Véronique Samson (Paris 3-Sorbonne Nouvelle) et Matthieu Vernet (Sorbonne Université) à l’Université Sorbonne-Nouvelle dans le cadre du Centre de Recherche sur les Poétiques du XIXe siècle.

 

1789 aurait marqué, selon Richard Terdiman, le début d’une crise de la mémoire en France[1]. La première manifestation de cette crise serait, paradoxalement, un excès de mémoire : le XIXe siècle ferait l’expérience d’une persistance presque compulsive du souvenir, qu’il serait possible de comprendre comme une résolution imaginaire des anxiétés modernes devant la discontinuité des temps. Si l’on se rappelle autant, écrit Terdiman, ce serait pour contrer la perte du passé, qui semble s’éloigner toujours plus rapidement du présent. L’hypothèse, appuyée par les travaux plus récents de l’historiographie, continue de questionner les études littéraires. En effet, le critique convoque successivement Musset et Proust, sautant par-dessus l’ensemble de la production romanesque de la seconde moitié du XIXe siècle. Le roman réaliste et naturaliste semble alors advenir dans un creux de la mémoire, entre les deux temps forts du ressouvenir que sont le romantisme et À la recherche du temps perdu. S’il paraît évident qu’il ne « retrouve » pas le temps de la même manière, doit-on pour autant en conclure qu’il n’est pas préoccupé par le passé ou par un présent susceptible de s’oublier rapidement ?

Le réalisme et le naturalisme sont certainement restés associés au présent par la définition du travail du romancier, c’est-à-dire son observation minutieuse de la réalité sociale et plus exactement de l’actualité, qui entre dans le roman dès les années 1830. L’association tient aussi à la « multitude des êtres passifs », condamnés à la « reproduction de la vie au jour le jour[2] », qui accèdent à la représentation romanesque après 1848 : l’ordinaire, le banal aplatissent le présent des existences racontées dans la monotonie du quotidien. Or, si les œuvres tiennent très peu de discours explicites sur le temps perdu et retrouvé, comme le font Chateaubriand et Proust, elles mettent néanmoins en scène de nombreux efforts et afflux de mémoire, plus discrets, plus troubles, faisant une part différente à l’oubli, que cette journée d’étude voudrait prendre pour objet. Il s’agira ainsi de prolonger des travaux récents ayant montré la centralité de la mémoire dans les expériences temporelles de la seconde moitié du xixe siècle, en suggérant qu’il serait possible de relire les œuvres du réalisme et du naturalisme de ce point de vue, pourtant encore rare aujourd’hui dans les études panoramiques portant sur le corpus[3].

La période d’après 1848, tout particulièrement, semble bien reprendre les termes de la crise mémorielle décrite par Terdiman, en exacerbant l’oscillation entre l’hypermnésie et l’amnésie. Pensons à Rodolphe, dans Madame Bovary, qui conserve dans une boîte les lettres de ses conquêtes, sans cependant que celles-ci ne parviennent à susciter de mémoire vive en lui. « À propos d’un mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son de voix ; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien[4]. » Même Emma, qui possède quelque chose des facultés hypermnésiques des personnages romantiques, ne peut que constater que « c’était loin, tout cela[5] ! » devant le passé qui resurgit. La mémoire, ici, fait défaut : les temps restent disjoints, même lorsque les traces du passé ne s’effacent pas. En même temps, le présent du roman réaliste et plus encore du roman naturaliste est hanté par un passé qui ne cesse de revenir, au gré d’un effondrement de la distance séparant les époques. Il est peuplé de nombreuses figures prisonnières de temps révolus, comme Mlle de Varandeuil dans Germinie Lacerteux, qui passe ses journées « allant où ses souvenirs la menaient[6] » et entretenant les tombes des défunts, ou comme Jeanne dans Une vie, qui en vient aussi à régler son quotidien sur les vieux calendriers du grenier, évoluant dans les « tableaux des jours finis[7] ». Pensons encore aux souvenirs ancestraux qui remontent dans le corps même des protagonistes de Zola, ou au vaste déjà vu qui donne sa structure à Fort comme la mort, tandis qu’Olivier Bertin retrouve son ancienne maîtresse dans sa fille. La mémoire dans le roman réaliste et naturaliste, en somme, est tour à tour trop faible et trop forte — lacunaire, déficiente, fragmentaire, mais dominant néanmoins le présent.

Si l’on parle peu de mémoire dans le roman avant Proust, ce n’est donc pas parce qu’il n’y en a pas (pour jouer sur la formule de Pierre Nora). Au contraire, la question du rapport au passé est prise en charge d’une autre manière par la littérature, s’éloignant de l’expression directe du temps qui fuit. Ce sont ces actualisations de la « crise mémorielle », ces déplacements et ces continuations des expériences antérieures du ressouvenir, que cette journée d’étude voudrait examiner dans le but de mieux définir le régime mémoriel d’un moment de l’art narratif, des débuts du réalisme à la Recherche. Il s’agira, en d’autres mots, de revenir depuis l’intérieur des œuvres sur les catégories proposées par l’historiographie pour penser le régime d’historicité moderne. On interrogera donc moins le contenu de la mémoire romanesque (de quoi se souvient-on ?) que ses formes, ses modalités, ses moyens, ses procédés (comment se souvient-on ?). Existe-t-il des expériences mémorielles propres au réalisme ou au naturalisme ? Peut-on parler, à partir de la seconde moitié du siècle, d’une mémoire moderne, plus inquiète ou plus instable que celle du romantisme qui déplore le temps perdu en le retrouvant sans cesse[8] ? Et quelle est exactement la nature de l’oubli dans le roman réaliste et naturaliste : correspond-il à ce que Paul Ricœur appelle un « oubli de réserve73 », un oubli réversible, qui permet au passé de survivre de façon latente, ou fait-il plutôt courir le risque d’une perte définitive ?

Le réalisme et le naturalisme pourraient également être envisagés comme des manières d’enregistrer un présent en train de passer : ils seraient l’œuvre d’une mémoire préventive plus que rétrospective, consciente de ce qui bientôt ne sera plus. Baudelaire s’intéresse au même moment à la photographie dans ces termes, en ce que cette technique — qu’il refuse de considérer comme un art — pourrait contribuer à enrichir « les archives de notre mémoire » et « sauve[r] de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître[9] ». La modernité esthétique tient précisément à ce souci de capter le présent labile, fugitif et bien peu mémorable. L’attention que portent les réalistes et les naturalistes aux détails du quotidien n’aurait pas comme seule finalité le souhait de rendre compte du monde dans sa totalité mais également celui de saisir un présent qui s’échappe dans le passé et se perd aussitôt. Embrasser le réel reviendrait aussi à l’embaumer. Cette journée d’étude propose donc de mener une double interrogation sur le corpus, portant à la fois sur la mémoire comme péripétie intérieure du personnage et sur la mémoire comme procédé de composition du romancier, à partir de l’hypothèse que le roman de la seconde moitié du XIXe siècle reflète de nouvelles pratiques mémorielles, qui du même coup rendent possibles de nouvelles pratiques narratives.

On pourra enfin s’attarder aux contextes du roman réaliste et naturaliste, où la mémoire se constitue peu à peu en objet du discours savant. Celui-ci s’intéresse tout particulièrement aux dysfonctionnements du souvenir, à ses cas extrêmes et marginaux (dès les années 1870 avec, notamment, De l’intelligence de Taine, mais plus explicitement encore avec Les Maladies de la mémoire de Théodule Ribot, en 1881). Les exemples de cette mémoire pathologisée circulent entre la littérature et la psychologie, ce qui pourrait permettre de repenser l’histoire discontinue de Terdiman et combler l’écart de plus d’un demi-siècle séparant Proust des générations romantiques. Quelle histoire de la mémoire romanesque est-il dès lors possible d’écrire entre ces deux jalons ?

Modalités de participation
Les propositions, d'environ 300 mots, enrichies d'une bibliographie indicative et d'une ébauche de plan, devront être adressées avant le 31 octobre 2020 aux adresses suivantes : veronique.samson@sorbonne-nouvelle.fr et vernet@fabula.org.

La journée d'étude se tiendra le 5 février 2021. Dans le but d'encourager les échanges, elle prendra la forme d'un atelier : les intervenants feront circuler leur texte à l'avance et en donneront une brève présentation le 5 février, avant d'ouvrir à la discussion. Les textes qui seront publiés dans un second temps pourront donc bénéficier de la contribution de tous les participants de la journée d'étude.

 

[1] Richard Terdiman, Present Past. Modernity and the Memory Crisis, Ithaca, Cornell University Press, 1993. Voir aussi à ce sujet Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2006, p. 42.

[2] Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014, p. 12 et p. 22.

[3] Voir surtout Jean-François Perrin, Poétique romanesque de la mémoire II. De Senancour à Proust (xixe siècle), Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque proustienne », 2018 ; Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les Jours. Poétiques de la quotidienneté au xixe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2018. Parmi les études monographiques, notons tout particulièrement le dossier « Flaubert et la mémoire », dirigé par Isabelle Daunais, Flaubert, revue critique et génétique, n° 22, 2019 ; le dossier « Balzac, la mémoire et le temps », dirigé par XXX, L’Année balzacienne, n° 8, 2007 ; et Véronique Cnockaert (dir.), Émile Zola, mémoire et sensations, Montréal, XYZ, 2008.

[4] Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de Poche classique », 1999, p. 314.

[5] Ibid., p. 111 et passim.

[6] Edmond et Jules de Goncourt, Germinie Lacerteux, Paris, Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1990, p. 83.

[7] Guy de Maupassant, Une vie, Paris, GF Flammarion, 1995, p. 287.

[8] L’hypothèse a été formulée par Isabelle Daunais dans « Pourquoi nous souvenons-nous de Flaubert ? », Flaubert, revue critique et génétique, n° 22, 2019. Ses analyses rejoignent celles de Jean-François Perrin, qui montre le travail parodique opéré à partir de Flaubert sur la scène de mémoire affective héritée de Rousseau. Voir Jean-François Perrin, « Approches critiques du modèle », dans Poétique romanesque de la mémoire II, op. cit., p. 58-70.