Ouvrage publié avec le concours de la région Auvergne-Rhône-Alpes
La poésie contemporaine est déroutante. La plupart des lecteurs lui tournent le dos en raison de sa difficulté ; les poètes, quant à eux, se plaignent d’un lectorat qu’ils sont tentés d’accuser d’incompétence ou de paresse. D'où la situation spécifique d’un champ dans lequel, les poètes s’entrelisant, les producteurs sont aussi les récepteurs.
Démontant le fonctionnement rhétorique et pensif du poème contemporain, cet ouvrage interroge l’illisibilité qu’on lui impute, et montre qu’elle rend possible une expérience absolument singulière. Pierre Vinclair révèle dès lors que si la confidentialité dont souffre la poésie est bien liée à sa difficulté, celle-ci n’est pas un accident. Elle constitue au contraire un projet assumé, qui trouve sa condition dans la particularité d’une vision, et dans le partage du corps souffrant de la langue son fondement éthique.
Enquête sémiologique, rhétorique et philosophique, Prise de vers est le fruit d’une dizaine d’années de pratique du poème et de réflexion sur la poésie depuis Mallarmé.
Extrait de l'Avant propos :
Le présent ouvrage n’est pas un manifeste : il ne s’agit pas pour moi de défendre un certain type de poésie, mais seulement d’essayer de décrire son fonctionnement en m’intéressant particulièrement à la réception qu’il programme. Il s’agit d’une tentative de comprendre ce qui s’est passé dans la poésie depuis son « recommencement » à la fin du XIXe siècle, afin de rendre intelligible cet ensemble de textes qu’on s’accorde à reconnaître comme difficiles. Je demande donc ce que l’on peut faire avec eux, ce qu’ils voudraient nous faire ou nous faire faire — bref, quel est leur effort — puisqu’ils semblent résister à la simple lecture. Et si je me propose de le clarifier, c’est parce que je crois que cet effort aura d’autant plus de chance de réussir que certaines ambiguïtés seront levées. Comme l’écrit en effet John Dewey, « la vocation du critique n’est que de faciliter l’exécution de cette fonction qui incombe à l’œuvre même». Cet état des lieux est donc partiel, puisqu’il ne dit rien ou presque de la poésie aisément lisible, qui existe aussi. C’est que celle-ci n’a tout simplement pas besoin d’un traité sophistiqué: il suffit de la lire.
Les pages qui suivent s’attacheront à montrer que, à partir des années 1870, s’est constituée une tentative collective de rejoindre l’être par le seul travail du vers. Cette mystique matérialiste s’est servie de procédures textuelles empêchant la synthèse des significations, afin de faire apparaître la langue comme un corps sensible, souffrant et délirant, à même d’exprimer l’expérience nue — et de la partager.
Trop souvent, la réflexion sur la poésie, surtout lorsqu’elle relève de la philosophie, est l’occasion d’une spéculation idéaliste sur ce que la poésie pourrait ou devrait être : les uns y discernent une révélation de la vérité, les autres la promesse d’un salut, les troisièmes la forme la plus accomplie de l’art. Immanquablement, l’observation de l’écart existant entre d’une part les fabuleux pouvoirs qu’on lui a spéculativement prêtés, et d’autre part sa marginalité effective dans l’espace social (où elle n’est traitée qu’avec indifférence ou mépris par les hommes de la rue, la plupart des libraires et la quasi-totalité des enseignants), est l’occasion d’une lamentation amère ou d’une condamnation de l’esprit du troupeau. Où va-t-on si les hommes, se plaint-on, se moquent même de l’art, du salut, et de l’être?
Décrire l’effort du poème, c’est prendre le problème à l’envers, de manière pragmatique: en se donnant pour tâche de rendre compte du fonctionnement réel d’une certaine classe de textes. Il s’agit bien de produire une philosophie du poème, mais la pertinence spéculative de celle-ci sera jugée à l’aune de sa capacité à rendre compte des pratiques effectives. Il faudra donc que la description de l’acte du poème explique non seulement les raisons qui poussent les poètes à lui attribuer des pouvoirs fabuleux, mais aussi celles — et elles ne tiennent pas seulement à l’agressivité du capitalisme ou à la vulgarité du «dernier homme» 4 — qui poussent les non-poètes à considérer la poésie comme une activité dénuée d’intérêt.
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On peut lire sur Poezibao un article de Jean-Nicolas Clamanges sur cet ouvrage…