Appel à contribution pour le numéro 17 d’Alkemie
Revue de littérature et de philosophie
L’ennui
Notion si récente dans la philosophie qu’elle n’y apparaît qu’au XVIIIe siècle, à l’avènement de cet Âge de la Raison voyant s’imposer tout à la fois la perception du soi individuel et le désir de son accomplissement, l’ennui était jusqu’alors l’apanage des gens de la cour, ivres de satiété, ceux-là seuls auxquels il était permis de s’ennuyer et d’en avoir conscience. Mais loin des fastes du palais, le dogme austère des abbayes, qui punissait le péché de tristesse et d’indifférence, décrétait que l’amour de Dieu n’autorisait aucune vacance de l’esprit et que le temps imparti à la prière servait à combler les repos hasardeux dans lesquels la pensée parfois s’abandonne et se corrompt; l’ennui monacal, en tant que déni de soumission plutôt que défaut d’appétence, y était vu comme un égarement dommageable, une faiblesse à bannir sans réserve ni pardon.
Pour autant, l’acédie, bien qu’elle fût érémitique avant d’être abbatiale, n’était pas seulement le fait du moine. Pascal en avait distingué le caractère universel: «Ainsi l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui.» Tant de choses funestes font les corollaires immédiats de l’ennui – jusqu’au malheur lui-même, antichambre du néant. Qu’il soit solitaire ou non, le sujet qui s’ennuie est un être qui se voit s’ennuyer, et ce regard introspectif, plus cruel que tout autre, le renvoie aussitôt à sa parfaite inanité. De là se cristallisent les frustrations les plus morbides, les inquiétudes irrationnelles nées de la certitude de n’être rien, les obsessions dissociatives qui l’éloignent de son environnement, l’isolent et le rapetissent, pour enfin le précipiter dans la folie, dans le crime, sinon vers le suicide.
Tuer le temps pour ne pas se tuer soi-même, pour mieux combattre notre désaffection de la vie, résignés que nous sommes à devoir s’avilir dans le divertissement, sans relâche, et échapper à l’horreur aliénante de l’inaction: c’est ainsi que l’on perçoit, depuis Schopenhauer, l’absurdité de la condition des hommes, dévolue à la souffrance perpétuelle dans «l’attente sans but, l’ennui où se fige la vie». Cioran, que l’expérience du cafard («cette acédie séculière») et de la nuit blanche a couronné d’une expertise indéniable, insistera sur «le passage pur du temps, le temps nu, réduit à une essence d’écoulement, sans la discontinuité des instants» ; or c’est précisément dans l’absence de temporalité subjective que s’opère la suspension consciente et douloureuse du désir d’agir, prodrome de l’apathie et des troubles du vouloir.
La littérature devait naturellement s’emparer de l’ennui dès le XIXe siècle, de la même manière qu’elle avait promu la mélancolie et le désespoir au rang des grandes questions de l’époque. Le Dino de Moravia n’est-il pas, mutatis mutandis, l’héritier de cette race de velléitaires issus des langueurs affectées du roman fin-de-siècle, dont l’ennui est assumé comme un trait même de la complexion? Les angoissés dolents de l’existentialisme n’en sont que le prolongement évident. Mais la modernité relative de notre thème – ou plutôt celle que l’opinion lui prête hâtivement – ne doit pas nous faire oublier que Sénèque déjà, dans De la tranquillité de l’âme, dressait une étiologie du mal si pertinente et lucide que sa postérité légitime, jusqu’à Pessoa, n’aura fait, semble-t-il, que la reformuler ou l’amender à sa guise.
L’ennui, «mère de tous les maux» selon Kierkegaard, est aussi vieux que la pensée elle-même, peut-être davantage encore. N’incarne-t-il pas, dans le fond de tout être doué de volonté et d’instinct, cet épisode tant redouté qui prélude à la mort en réifiant le vivant, telles les prémices d’un inexorable déclin faisant de nous «des hommes par la figure, des choses par le mouvement» ainsi que le disait Sully Prudhomme au sujet de l’habitude?
Marc Bonnant
Les contributions, inédites et en langue française, sont à envoyer jusqu’au 31 décembre 2015. Les textes doivent être transmis au comité de rédaction, à l'adresse mihaela_g_enache@yahoo.com (en format Word, 30 000 signes maximum, espaces compris). Nous vous prions d'accompagner votre article d’une courte présentation bio-bibliographique (400 signes) en français, d'un résumé (300 signes) et de cinq mots-clefs en anglais et en français.
Date limite : 31 décembre 2015.
Site de la revue Alkemie: http://www.revue-alkemie.com
Directrice: Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR (mihaela_g_enache@yahoo.com)