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Les écrivains peuvent-ils choisir leurs lecteurs? Une réflexion de P. Assouline

Les écrivains peuvent-ils choisir leurs lecteurs? Une réflexion de P. Assouline

Publié le par Marc Escola

Lecteurs choisis, par Pierre Assouline LE MONDE DES LIVRES | 17.06.10 |

Si ça continue, les écrivains vont choisir leurs lecteurs. La perspective paraissait aussi utopique que l'idée de changer de contemporains, jusqu'à ce que Henning Mankell y réfléchisse tout haut. Le romancier suédois, à qui son personnage de commissaire Kurt Wallander a assuré une notoriété mondiale, revenait de la récente expédition maritime vers la bande de Gaza, qui s'est achevée dans le sang. Interrogé par le Dagens Nyheter, il lâcha : "Je vends beaucoup de livres en Israël et je vais voir si j'interdis la traduction de mes livres en hébreu. En même temps, je ne veux pas toucher les mauvaises personnes, donc il faut que j'y réfléchisse." En général, on réfléchit avant de lancer une idée plutôt qu'après, surtout lorsqu'on a l'oreille des médias. N'empêche que, l'air de rien, il venait de lancer l'idée d'un boycottage des lecteurs.

35326566343963613461326136336430?&_RM_EMPTY_ Mankell est certes connu pour son activisme politique en Afrique du Sud, au Mozambique, en Palestine, et pour sa dénonciation sans nuance de l'"apartheid israélien". Mais il a franchi là une étape dont on est curieux de savoir si elle aura des prolongements et si elle trouvera une résonance dans les milieux littéraires. Jusqu'à présent, si l'on s'en tient aux écrivains que Henning Mankell a déjà eu l'occasion de croiser ces dernières années au Festival palestinien de littérature (PalFest), au Tribunal Russell sur la Palestine ou dans la campagne "Boycott, désinvestissement et sanctions", on chercherait en vain un écho à sa proposition, qu'il s'agisse de Juan Goytisolo, François Maspero, Russell Banks, Claire Messud, John Berger, Arundhati Roy, José Saramago ou Eduardo Galeano.

Ces dernières années, certains d'entre eux avaient pourtant déjà appelé au boycottage culturel et universitaire d'Israël. On peut même dire que John Berger avait entrepris de réfléchir à la question : "Un important éditeur israélien me demande de publier trois de mes livres. J'ai l'intention d'appliquer le boycottage avec une explication. Il existe cependant quelques petits éditeurs israéliens marginaux qui travaillent expressément pour encourager des échanges et des ponts entre les Arabes et les Israéliens et si l'un d'entre eux me demande de publier quelque chose, j'accepterai sans aucune hésitation et, en revanche, j'écarterai toute question de royalties à l'auteur." Ainsi il choisirait plus ou moins ses lecteurs par le biais d'un certain type d'éditeur tout en refusant leur argent. On voit par là que c'est compliqué.

"Culpabilité collective"

Henning Mankell lui-même n'a pas encore formalisé sa proposition. Longuement interrogé sans complaisance par les journalistes du Spiegel, il oppose une argumentation d'une insigne faiblesse ("Il faut se parler entre gens de différentes opinions... d'ailleurs j'ai des amis juifs, je suis best-seller en hébreu et une branche de ma famille est juive") lorsqu'on lui apprend que l'écrivain néerlandais Léon de Winter l'a traité d'"idiot utile du Hamas".

Cela étant, si l'enthousiasme tarde à se manifester à l'étranger, notre petite république des lettres ne sera probablement pas en pointe dans ce mauvais procès fait à des lecteurs confondus avec leur gouvernement : "Ce type d'amalgame me paraît trop suspect en raison de ce qu'il cache. Cette culpabilité collective, ce n'est pas la littérature mais son contraire. C'est le miroir inversé de la censure d'Etat sauf qu'elle s'exerce sur des lecteurs. C'est grotesque", estime Michel del Castillo, pourtant sans indulgence avec la politique israélienne dans les territoires occupés. Les écrivains n'en sont pas encore à boycotter le boycottage mais il ne faut jurer de rien si l'initiative de Henning Mankell faisait tache d'huile.

Il n'y a pas vraiment de jurisprudence car, en principe, un écrivain publie pour être lu. Il y a bien eu quelques cas mais qui furent chaque fois atypiques. Celui de l'Américaine Donna Leon, installée depuis des années à Venise, ville qui sert de cadre à ses romans : elle refuse que ses enquêtes du commissaire Brunetti soient traduites en italien, alors qu'elles le sont en vingt langues, afin de préserver son anonymat et sa tranquillité.

Celui du romancier et dramaturge autrichien Thomas Bernhard, qui a interdit par testament "la diffusion et la représentation de (s)es oeuvres en Autriche quelle que soit la forme de son Etat" après sa mort, afin de priver ses détestés compatriotes de son art (mais ses ayants droit ont fait annuler cette clause).

Quant à Milan Kundera, quoique Français écrivant en français et vivant en France, il a été rendu si amer par l'accueil critique réservé à La Lenteur, le premier de ses livres écrits directement dans notre langue, qu'il exigea de priver la critique française, et donc ses lecteurs en France, de son nouveau roman, L'Ignorance. Du moins pendant un certain temps car il ne nous parvint qu'après les Islandais, les Italiens, les Espagnols, les Sud-Américains...

Mais un boycottage, fût-il à géométrie variable, est toujours compris comme une mesure de rétorsion. Or, que l'on s'en prenne à un gouvernement, une institution ou une corporation, ce sont toujours les lecteurs qui sont pris en otage.


Pierre AssoulineArticle paru dans l'édition du 18.06.10