Journée CONSCILA
Vendredi 19 octobre 2007
Salle Jules Ferry, ENS
29, Rue d'Ulm, 75005 Paris
Analyse pragma-énonciative des figures
Figures et figures d'énonciateurs
[Actes publiés dans le n°160 de la revue Langue française]
Programme :
9h30-9h45 : Alain Rabatel, Présentation de la journée
« L'analyse pragma-énonciative des figures »
9h45-10h35 : Alain Rabatel, Université de Lyon 1 (Iufm), ICAR, UMR 5191
« Points de vue en confrontation dans les antimétaboles PLUS et MOINS »
10h35-11h25 : Michèle Monte, Université de Toulon, Babel EA 2649, ILF-CNRS UMR 6039
« L'oxymore : figure syntactico-sémantique ou élément d'une stratégie para-doxique ? »
11h25-12h15 : Anna Jaubert, Université de Nice Sophia-Antipolis, ILF, CNRS UMR 6039
« Dire et plus ou moins dire. Analyse pragmatique de l'euphémisme et de la litote »
12h15-13h05 : Geneviève Salvan, Université de Nice Sophia-Antipolis, CNRS/ILF - UMR 6039
« La métalepse »
Pause entre 13h05 et 14h30
14h30-15h20 : Lucile Gaudin-Bordes, Université de Nice Sophia-Antipolis / ILF-CNRS UMR 6039
« La tautologie »
15h20-16h10 : Catherine Détrie, Praxiling, UMR 5267 CNRS – Université Montpellier 3
« L'énallage : une opération de commutation grammaticale et/ou de disjonction énonciative? »
16h10-17h : Bertrand Verine, Praxiling, UMR 5267 CNRS – Université Montpellier 3
« La parole hyperbolique : des figures d'énonciation en même »
Bilan des travaux : 17h-17h30
Durée des communications : 35 minutes + 15 minutes d'échanges (ou 40' + 10)
Contact : Alain.Rabatel@ens-lsh.fr
Texte de cadrage et résumés des communications
Alain Rabatel
Université de Lyon 1 (IUFM)
ICAR, UMR 5191, CNRS, Université de Lyon 2
Pour une approche pragma-énonciative des figures
Le présent dossier aborde les figures selon une approche pragma-énonciative qui accorde une place centrale aux mécanismes énonciatifs dans la production des figures, et non pas seulement des tropes. Ce choix est stratégique : privilégier les tropes fait perdre de vue le caractère global du fait figural, de ses mécanismes et de sa fonctionnalité, en renforçant l'approche substitutive. Aussi traiterons-nous de figures peu investiguées en linguistique (oxymore, chiasme, antimétabole, métalepse, tautologie) ou tenterons-nous d'en enrichir la description (hyperbole, euphémisme, litote).
Un processus de production figurale en tension entre singularité et régularité
La figure est un des processus − parmi d'autres, mais plus remarquable que d'autres − « d'appréhension/appropriation linguistique de l'univers sensible » (Détrie 2000 : 3). Sa formulation comme son interprétation requièrent un cadre d'analyse global, qui rende compte des phénomènes de « construction interactive du sens, comme un phénomène énonciatif qui rejoue les découpages stéréotypés » (Détrie 2000 : 10). La figure exhibe le fait que les mots ne produisent pas du sens en tant que "miroir" des choses du monde extralinguistique ; ils construisent une représentation linguistique d'un réel extralinguistique par une appropriation personnelle du monde sensible, dans laquelle, pour emprunter l'expression à Authier-Revuz, « les mots ne vont pas de soi », et reposent sur de multiples non-coïncidences des mots à eux-mêmes et des mots aux choses.
Selon Bonhomme 2005 : 35-38, le processus général de production des figures repose notamment sur un processus de paradigmatisation − isolant les figures exemplaires de leur contexte énonciatif pour les intégrer dans des paradigmes plus abstraits − et sur un processus d'exemplarisation qui s'appuie sur des mécanismes de prégnance psycho-linguistiques. Ainsi, la prégnance logico-conceptuelle (« plus une variation langagière s'appuie sur les procédures préconstruites organisant la pensée infradiscursive, plus elle est susceptible de se cristalliser en figure ») se combine avec la prégnance pulsionnelle (« plus une variation est corrélée avec les canevas rythmiques qui régulent le discours, plus elle apparaît comme remarquable, ce qui la prédispose à la figuralité »), avec la prégnance statistique (qui favorise la reconnaissance et la notoriété) ou avec la prégnance expériencielle (« plus une variation discursive traduit une expérience forte ou aisément vérifiable dans la vie courante, plus elle semble exemplaire et accède au statut de figure »).
Ces mécanismes de prégnance, qui opèrent aux plans morpho-syntaxique, sémantique, référentiel, où se construisent des PDV en confrontation. Certes, la notion de PDV en confrontation privilégie le critère sémantique, mais celui-ci intervient à de nombreux niveaux, en lien avec la syntaxe, la morphologie ou avec la dimension phonétique dans les phénomènes d'émergence ou de coémergence qui l'actualisent : ainsi, des assonances ou allitérations, des isocolies invitent à rapprocher par le sens des signifiés distincts, du fait de leur parenté signifiante. Ces mécanismes rendent compte de la saillance particulière des énoncés figuraux et permettent de rendre compte de l'écart par rapport aux fonctionnements ordinaires du langage et à l'intérieur de ces fonctionnements ordinaires :
Une figure constitue le plus souvent un compromis de singularité (qui la rend remarquable) et de régularité (qui la rend mesurable sur la chaîne des énoncés). (Bonhomme 2005 : 70)
Nous nous appuierons sur une approche énonciative articulant énonciation et référenciation (Forest 1999, 2003, Rabatel 2005), reposant sur la déliaison du locuteur/énonciateur primaire des énonciateurs intradiscursifs, afin de penser le fait figural comme une mise en scène énonciative de points de vue (PDV). Cette approche prolonge les analyses antérieures des figures comme tensions intradiscursives en avançant l'hypothèse de PDV en confrontation.
Le dialogisme de la dynamique figurale et la confrontation des PDV
Qu'entend-on par PDV en confrontation ? Le processus figural repose sur l'actualisation inattendue d'un PDV au regard des manières habituelles de penser et de dire, en appui sur la singularité d'une expérience sensible et de son vouloir dire. Les PDV en confrontation sont en tension entre une dimension interactionnelle (confrontation agonique de PDV) et une dimension cognitive (prédication non nécessairement conflictuelle projetant deux domaines notionnels l'un sur l'autre, ou deux espaces mentaux, à l'instar des travaux de Black 1962 et 1979 sur la métaphore). Autrement dit, la confrontation de PDV n'est pas toujours agonique : confronter des PDV, ce n'est pas seulement s'opposer, c'est prendre en compte tel PDV, le jauger, l'estimer à la lumière de tel autre (et réciproquement). Ces PDV sont des lieux privilégiés d'une énonciation problématisante, opacifiant le dit/dire, volontairement ou non, dans la mesure où les mises en rapport éclairantes soulèvent de nouvelles questions. Ces PDV en confrontation se manifestent de diverses manières : en s'opposant au contexte (ironie, litote), en opposant dans le cotexte des PDV différents co-présents (oxymore, comparaison, énallage, hypotypose, hyperbate, chiasme). Dans d'autres cas, l'opposition de PDV opère in absentia par rapport à une manière conventionnelle de dire (euphémisme, astéisme, enthymème). Ainsi, même lorsque la figure repose sur la réitération et la densification d'éléments appartenant à un ou plusieurs niveaux (phonétique, morphologique, syntaxique ou sémantique), la notion de PDV en confrontation reste pertinente par rapport aux manières de dire moins marquées.
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Alain Rabatel, ICAR, UMR 5191, Universités de Lyon 2 et Lyon 1 (Iufm)
POINTS DE VUE EN CONFRONTATION
DANS LES ANTIMETABOLES PLUS ET MOINS
Compte tenu de la complexité de l'antimétabole et de la difficulté à la circonscrire, on commencera par une présentation de l'antimétabole élargie aux autres figures inversives [1] : ce tour d'horizon permettra de mieux circonscrire d'une part les difficultés de sa définition en compréhension, d'autre part de cerner les pistes à suivre pour rendre compte de ses spécificités syntactico-sémantiques [2], ainsi que des tensions qui traversent ses principales valeurs pragmatiques en discours [3].
1. Etat des lieux
L'antimétabole, parce qu'elle oppose des termes inversés, est souvent distinguée de l'antithèse et du chiasme, et comparée à la réversion, à l'anadiplose ainsi qu'à l'épanadiplose.
1.1. Chiasme
Le chiasme est défini comme une « antithèse dont on dispose les termes en miroir » (Reboul 1991 : 223). Sur le plan des structures et des opérations, il se caractérise par une « opposition fondée non plus sur une répétition, mais sur une inversion » (Reboul 1991 : 134, Aquien 1993 : 82s). Dupriez fait remarquer que, dans le chiasme, le croisement des termes n'implique pas nécessairement la répétition, à la différence de l'antimétabole. Le chiasme est ainsi une figure inversive beaucoup plus variée dans ses manifestations et beaucoup moins contrainte que l'antimétabole.
1.2. Antimétabole et réversion
L'inversion syntaxique est un trait caractéristique de l'antimétabole, qui exige la répétition de mots dans des propositions successives, dans un ordre inverse. De même pour la réversion, ces deux figures étant sont souvent cités comme des figures connexes (Dupriez, Molinié, Robrieux), et rapprochées de l'épanadiplose, c'est-à-dire deux propositions dont la première commence par un mot qui se trouve à la fin de la seconde : cf. « Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien » Hugo, apud Robrieux 1993 : 81-82. On peut en effet définir l'antimétabole et la réversion comme des figures formées d'une épanadiplose et d'une anadiplose, c'est-à-dire d'une figure qui reprend en tête d'énoncé le mot qui termine l'énoncé précédent (« Il est bête. Bête il restera ») . Ainsi définies, les deux figures sont synonymes, puisqu'elles renvoient à une même réalité syntaxique.
Mais la prise en compte du critère sémantique complexifie la donne. Fontanier établit un distinguo subtil entre antimétabole et réversion, au motif que, dans celle-ci, le sens des termes est différent, alors qu'il reste stable dans celle-là. Ainsi le sens ne varierait pas dans l'antimétabole suivante :
Quand nous avons été lui porter sa pitance, Pinguet et moi [le caporal], c'est-à-dire moi et Pinguet, il fondait en larmes, que l'on eût dit que ses deux yeux avaient deux robinets. (Dumas, Les Louves de Machecoul, Alterédit, 2007 : 486)
La réversion « fait revenir sur eux-mêmes, avec un sens différent, et souvent contraire, tous les mots, au moins les plus essentiels, d'une proposition » :
Ce ne sont pas les places qui honorent les hommes, mais les hommes qui honorent les places (Agésilas, apud Fontanier 1968 : 381).
La distinction entre réversion et antimétabole est cependant contestée par ceux qui refusent ce distinguo et définissent l'antimétabole comme la figure dans laquelle le renversement de l'ordre des mots est mis au service du renversement de l'ordre des propositions (Honeste 2007). En effet, dans
Il faut vivre pour manger et non manger pour vivre
l'antimétabole ne se limite pas à formuler deux propositions contradictoires ([vivre pour manger] vs [manger pour vivre]), mais rapporte ensemble ces dernières, afin que le coénonciateur interprète cette co-occurrence comme le renversement d'un ordre doxique au profit d'un ordre plus pertinent ou comme l'adjonction d'un PDV nouveau à un PDV connu, sans annuler le premier. Deux traits se dégagent ainsi de l'antimétabole : l'inversion de l'ordre des mots et l'inversion des propositions, ce qui implique l'existence de deux prédications successives.
Or le conflit autour d'une différence entre réversion et antimétabole, autour de la question de la permanence du sens des mots inversés est susceptible de s'éclairer par la mise en lumière de deux fonctionnements syntaxiques et de deux valeurs sémantiques distinguant deux grandes familles d'antimétaboles.
2. Analyses syntaxique-énonciative et sémantique-énonciative des antimétaboles
La distinction entre antimétabole et réversion implique qu'on s'arrête sur deux phénomènes différents, quoique liés (et c'est là une difficulté) : d'une part le changement de sens qui affecte les termes inversés à l'intérieur de chacune des propositions et d'autre part le changement de sens résultant de l'inversion des propositions. Car il existe des inversions dans lesquelles la subordination est marquée à l'intérieur de chaque prédication, mais non entre prédication et d'autres dans lesquelles la subordination est également marquée entre prédications, comme dans l'exemple suivant :
Vivre simplement pour que d'autres puissent simplement vivre. (Gandhi)
On s'attachera donc à l'analyse de l'ordre des mots puis à celle de l'ordre des propositions. Ces deux critères croisés permettront de dégager deux grandes sortes d'antimétaboles : d'une part les antimétaboles PLUS, dans lesquelles l'inversion des propositions n'annule pas une prédication au profit de la seconde, d'autre part les antimétaboles MOINS dans lesquelles l'inversion des propositions annule une des deux prédications. Les deux hypothèses, qui ne rendent pas compte des mêmes phénomènes, trouvent néanmoins un principe explicatif commun, à travers la prise en compte de la théorie énonciative du point de vue : l'envisagement des choses selon un mode inversif n'implique pas nécessairement des PDV antagonistes exclusifs, mais repose a minima sur la coexistence de PDV complémentaires dans leur façon d'envisager les référents. L'antimétabole apparaît dès lors comme une figure privilégiée qui traite du même et de l'autre, selon des tensions qui la portent tantôt vers l'expression de PDV antithétiques divergentes (antimétaboles MOINS), tantôt vers celle de PDV qui convergent au-delà de leur différences initiales (antimétaboles PLUS).
Ces deux sortes d'antimétaboles sont complémentaires : privilégier l'un au détriment de l'autre, c'est ne voir qu'une des facettes d'une réalité complexe d'une figure faite précisément pour penser la complexité et les phénomènes d'opacification qui résultent de ces mécanismes inversifs.
3. Analyse pragmatique de la figure de l'énonciateur de figures inversives : complexité des choses, esprit de contradiction, ethos du redresseur des idées fausses
3.1. Figures inversives et opacification des dires/des dits
Les figures inversives pourraient alimenter l'image d'un locuteur maître de sa parole et de son vouloir dire, doté d'une compétence langagière hors norme. Si la maîtrise des figures est l'indice incontestable d'une grande expertise linguistique, compte tenu de la complexité des mécanismes inversifs à l'oeuvre, il n'en reste pas moins qu'il serait erroné d'interpréter la dynamique inversive uniquement en termes de maîtrise exprimant un vouloir dire contrôlé de bout en bout.
3.2. Figures d'énonciateur, ethos, pathos et logos
La fonction argumentative des figures inversives ne joue pas seulement sur le logos, mais aussi sur l'ethos et le pathos. Si discours des passions il y a, autour du chiasme et des antimétaboles, il est convoqué sur le dos des personnages, notions ou événements qui font l'objet d'une structure inversive, en complicité avec un coénonciateur complice qui partage l'ethos de celui qui veut avoir le dernier mot .
3.3. Tensions entre figures d'énonciateur de la complexité des choses et figures d'énonciateur du polémiste anticonsensuel
La fonction cognitive du chiasme et de l'antimétabole est subordonnée à une fonction informative et argumentative forte, dans un cadre qui, sans être nécessairement polémique, repose a minima sur le refus de se satisfaire des manières traditionnelles de voir.
Toutefois, nos observations antérieures invitent à ne pas ratifier l'idée que la figure de l'énonciateur de figures inversives se poserait en extériorité radicale face aux autres, ni que l'antimétabole MOINS serait l'essence du phénomène. Au contraire, la manière de citer l'autre, de s'en distancier en en gardant, fussent-ils réorganisés autrement, les éléments qui servent de cadre à une nouvelle prédication, montre que, le plus souvent, le même et l'autre sont fortement intriqués… Passé l'effet de sidération, et le crédit porté à la performance du locuteur, dès que l'on se met à réfléchir, les choses sont toujours plus opaques que ce que semblent en dire ces renversements péremptoires…
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Michèle Monte, Université de Toulon, Babel EA 2649, ILF-CNRS UMR 6039
L'OXYMORE : FIGURE SYNTACTICO-SEMANTIQUE OU ELEMENT D'UNE STRATEGIE PARA-DOXIQUE ?
L'oxymore a ceci de particulier qu'il n'apparaît pas dans tous les traités de rhétorique sous le même nom : si Molinié (1992) en fait une sous-classe de la catégorisation non pertinente, s'opposant par son caractère très marqué à une autre sous-classe, l'alliance de mots, qui en serait « le mode élémentaire, le moins marqué », Dupriez (1980) n'en fait pas une entrée de son célèbre Gradus, lui préférant l'expression « alliance de mots » , qui, dit-il, consiste à « rapprocher deux termes dont les significations paraissent contradictoires » (c'est lui qui souligne). Il précise ensuite qu' « alliance de mots est une ellipse de la définition alliance de mots contradictoires » et que les deux termes, visant en langue des qualités opposées, sont avec cette figure appliqués au même objet, de sorte que « les vocables s'opposent dans leur sens hors contexte » mais « dans la réalité s'allient avec précision » . Dupriez prend d'ailleurs soin de distinguer l'alliance de mots à la fois du paradoxe (« les sens, écrit-il, ne sont pas incompatibles ») et de l'antithèse ou alliance d'idées qui exploite, en les entérinant, des oppositions lexicales soit pour référer à des notions ou procès que nos schémas de pensée ont coutume d'opposer, adossant ainsi la construction de l'opposition des référents en discours à des antonymies en langue, soit pour montrer qu'un référent ou qu'une situation est susceptible de points de vue opposés appartenant à des énonciateurs différents. Dans le cas de l'oxymore, au contraire, on pourrait dire en première approximation que c'est un même énonciateur qui assume simultanément les deux points de vue en dotant un même référent de propriétés d'ordinaire tenues pour contradictoires.
Dans sa classification, Fontanier (1830, rééd. 1968), pour sa part, ignore le terme « oxymore » mais définit une figure qu'il appelle le « paradoxisme » ou « alliance de mots » d'une façon tout à fait conforme à ce que seront plus tard les définitions de l'oxymore :
Le paradoxisme, qui revient à ce qu'on appelle communément alliance de mots, est un artifice de langage par lequel des idées et des mots, ordinairement opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s'exclure réciproquement, ils frappent l'intelligence par le plus étonnant accord, et produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique.(p.137)
Fontanier inclut le paradoxisme dans les tropes en plusieurs mots, au même titre que l'hyperbole ou la litote, au motif « qu'il ne pourrait, sans absurdité, être pris à la lettre », mais nécessite au contraire « un peu de réflexion » pour être compris. Mais ceci semble contredire assez directement l'insistance mise dans la définition sur le côté frappant de cette figure, ainsi que sur l'accord qui s'établit en contexte entre les mots d'ordinaire opposés. Il se livre ensuite à l'analyse un peu laborieuse de quelques exemples, afin de montrer précisément que l'alliance de mots aux signifiés contradictoires est ici parfaitement appropriée. Les nombreux exemples qu'il énumère ensuite montrent que l'alliance de mots, loin de se cantonner à l'association adjectif + substantif à laquelle nous a habitués l'exemple canonique de l' « obscure clarté », concerne des configurations syntaxiques variées. Mais alors que les manuels et dictionnaires récents situent le plus souvent l'oxymore au niveau de l'actualisation d'un référent par le moyen d'un syntagme nominal, les exemples de Fontanier concernent bien souvent des assertions complètes (Et loin dans le passé regarde l'avenir).
Ce parcours des hésitations des rhétoriciens met l'accent sur plusieurs points que, dans la perspective théorique définie par Alain Rabatel, nous nous proposons d'approfondir :
1. Nous tenterons de mettre à l'épreuve la différence entre oxymore et antithèse sous le rapport des points de vue en jeu et des entités qui les assument : en première approche l'oxymore semble rapporter à un point de vue unique des visions contradictoires d'un même objet ou procès. Il conviendra pourtant de vérifier que le locuteur tient bien la balance égale entre ces points de vue et qu'il les assume simultanément. Par ailleurs, dans la mesure où l'oxymore prend le contre-pied d'une doxa, nous tâcherons de voir si celle-ci est explicitement convoquée dans le contexte ou si elle reste à l'état d'implicite.
2. Fontanier attribue au co(n)texte un rôle crucial dans la perception oxymorique d'un référent ou d'un procès : grâce à lui, une expression qui serait une absurdité irrecevable apparaît dans des circonstances précises comme parfaitement appropriée. On ne saurait mieux indiquer la dimension pragmatique fondamentale de l'oxymore. Ceci nous conduit à une double interrogation. Peut-on identifier certains mécanismes (modalisations énonciatives notamment) grâce auxquels le cotexte inhiberait le jugement de contradiction que le récepteur pourrait être amené à porter ou la compréhension de l'expression repose-t-elle uniquement sur la compétence pragmatique du récepteur ? Par ailleurs peut-on trouver dans le cotexte des indices orientant le récepteur vers une valorisation de la figure (ce que Klinkenberg 2000 appelle la réévaluation scientifique) ?
3. L'oxymore est souvent conçu comme un phénomène local relevant d'une esthétique de la pointe mais le paradoxe apparent de l'expression ne s'inscrit-il pas au contraire dans une stratégie globale de la surprise, du pathos ou de la provocation ? Nous essaierons pour répondre à cette question d'apprécier la portée argumentative ou affective de cette figure au regard du dispositif énonciatif d'ensemble du discours où elle s'observe et d'articuler cette analyse à celle de l'éthos du locuteur.
4. Ceci nous conduira à nous interroger sur l'extension de l'oxymore en croisant cette interrogation avec celles portant sur son fonctionnement syntaxique et sa réception : quelles configurations syntaxiques facilitent la perception de l'oxymore, sa saillance ? l'oxymore cesse-t-il d'être prégnant lorsque les mots mis en rapport n'appartiennent pas à la même catégorie grammaticale ou ne sont pas contigus ? un discours entier peut-il être qualifié d'oxymorique sans qu'il s'agisse d'une simple facilité de langage ? existe-t-il des oxymores « filés » ?
Voilà quelques pistes que nous nous proposons de suivre. On voit qu'elles ont pour noyau essentiel deux interrogations :
- quels sont les points de vue mis en jeu par l'oxymore ? (point(s) de vue du locuteur premier, point de vue de la doxa, etc.)
- comment le cotexte (aussi bien dans sa configuration syntaxique que dans ses contours énonciatifs) facilite-t-il la réception de l'oxymore par le destinataire en inhibant le jugement de contradiction que susciterait l'oxymore pris in abstracto ?
Nous appuierons notre réflexion sur un corpus comprenant des textes argumentatifs et des textes poétiques. Encore en cours de constitution, il comportera pour les oeuvres poétiques le recueil Pièces de Francis Ponge et divers recueils de Philippe Jaccottet.
Bibliographie générale
Cf. la présentation d'Alain Rabatel
Bibliographie spécifique
Bonhomme Marc, 1989, « le calcul sémantico-pragmatique en rhétorique : le cas de l'oxymore », in Modèles du discours, Christian Rubattel (éd.), Peter Lang, Berne, p.279-302
Costentin Catherine, 2003, « Position structurale de l'oxymore dans la doctrine classique : apogée figurale d'une perfection paradoxale », Champs du signe n°17, p. 91-107
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Anna Jaubert, Université de Nice Sophia-Antipolis, ILF, CNRS UMR 6039
DIRE ET PLUS OU MOINS DIRE.
ANALYSE PRAGMATIQUE DE L'EUPHEMISME ET DE LA LITOTE
Les figures dites de « style » sont aussi et probablement avant tout, des supports d'actes de langage. Des actes qui, on le sait, pour se faire reconnaître, exigent la prise en compte de leur contexte d'énonciation, et qui, de ce fait, sont à proprement parler des actes de discours. Une telle conception nous conduira à dépasser, ou du moins à neutraliser partiellement, la traditionnelle typologie opposant figures de mots et figures de pensée. C'est une énonciation autre, problématisante, que met en scène le langage figuré. « Le sens est ce qui répond à la question du sens » (Wittgenstein, et problématologie de Meyer) : toute « différance » (si fugitive soit elle) frappant la désignation des choses enclenche un questionnement. C'est à travers lui que se manifeste le point de vue qui littéralement fait sens. Cette subjectivité quintessenciée, libre de marques indexicales (les embrayeurs ou déictiques ne sont pas nécessairement au rendez-vous), et néanmoins fortement conditionnée par le contexte, nous invitera à réfléchir sur l'acte modalisateur lui-même, que telle ou telle figure manifeste.
Pour promouvoir une théorisation des figures qui dépasse les classements formels répertoriant les lieux d'un écart constaté (morphologique, syntaxique, sémantique... par contraste avec un mode de désignation plus transparent), nous nous intéresserons non plus au comment (qui reviendra à son heure), mais au pourquoi, ou plus exactement au pour quoi faire des figures Ainsi proposerons-nous l'analyse couplée de deux d'entre elles, bien connues mais parfois mal distinguées, l'euphémisme et la litote. Ces figures sont co-orientées sémantiquement, puisque toutes deux pratiquent le moins disant, mais elles divergent dans leur visée pragmatique, puisque l'une dit moins pour (tenter de) faire entendre moins (en gros pour « adoucir » le caractère inquiétant du référent), et que l'autre au contraire dit moins pour faire entendre plus : c'est le célèbre « je ne te hais point » de Chimène. Une analyse énonciativo-pragmatique pourra, selon nous, rendre compte de cette bifurcation dans la construction du sens : l'implicite du discours et sa composante dialogique y auront leur mot à dire (il n'est pas étonnant que dans son ouvrage sur l'implicite C. Kerbrat-Orecchioni sollicite abondamment la litote et jamais l'euphémisme). La polarité négative du message, qui fait de la litote un acte de dénégation, est-elle constitutive de la figure ? Dans une approche qui articule valeur illocutoire et valorisation du parcours signifiant, un corpus d'interactions théâtrales nous aidera à faire le point.
Cf. Bibliographie générale
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Geneviève Salvan, Université de Nice Sophia-Antipolis, CNRS/ILF - UMR 6039
LA METALEPSE
Un premier état des lieux des définitions de la métalepse fait ressortir une double tradition, traversée par des hésitations et des contradictions, la principale étant son classement tantôt dans les figures de mots tantôt dans les figures de pensée. Une première tradition, issue de la définition de Du Marsais, la classe parmi les tropes comme une variété de métonymie : la métalepse procède par transfert temporel pour exprimer la cause pour l'effet, ou l'effet pour la cause. Ainsi, on trouve dans Littré : « D'après Dumarsais, figure par laquelle on prend l'antécédent pour le conséquent : il a vécu, pour, il est mort ; ou le conséquent pour l'antécédent : nous le pleurons, pour, il est mort ». G. Molinié (1986, 1992) s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il traite la métalepse comme une figure microstructurale (isolable sur un mot) et plus particulièrement comme une variété de métonymie : il note qu'il s'agit d'un « type de rapport sémantique qui a reçu une dénomination spécifique dans la tradition rhétorique. Il s'agit ici d'une manipulation sur le jeu avant-après, antécédent-conséquent, préalable-résultat » et plus loin, « on qualifie un terme d'une indication (sous la forme d'un verbe, d'un adjectif ou d'un complément caractérisant quelconque) qui « en réalité » ne lui est légitimement affectable qu'à un stade ultérieur (ou antérieur) du processus. » (p. 212) À ce stade, on ne voit pas bien la différence entre la métonymie de la causalité et la métalepse, à moins de réserver le nom de métalepse aux relations strictement temporelles et non augmentées d'une relation logique.
Une seconde tradition, issue de Fontanier, fait de la métalepse une figure de pensée, macrostructurale, qui n'est « jamais un mot seul mais toujours une proposition » et qui fait entendre « une chose par une autre, qui la précède, la suit, ou l'accompagne, en est… une circonstance quelconque, ou enfin s'y rapporte de manière à la rappeler aussitôt à l'esprit » (Fontanier, p. 127-8, cité dans Dupriez). Dans ce sens, plus large que le précédent, la métalepse est une formulation indirecte qui joue soit sur une relation temporelle de succession (une chose est évoquée par une autre chose qui lui est antérieure ou postérieure), soit sur des connexions (un événement principal exprimé par l'une de ses circonstances accessoires) (De Boissieu et Garagnon, 1997). Dans la métalepse, le contenu propositionnel, selon C. Fromilhague (1995, p. 117), doit donc souvent être interprété par inférence. L'auteur donne à l'appui de cette définition l'exemple de Rimbaud : « Il a deux trous rouges au côté droit », qui ne peut, selon elle, être interprété comme un euphémisme, puisqu'il y a « mise en évidence de l'horreur d'une mort violente » (id.). La métalepse opère par manipulation dans la mise en scène du référent, mais aussi par manipulation de la représentation de la chronologie. C'est la même position que l'on retrouve chez N. Laurent (2001, p. 85) qui la classe dans les figures macrostructurales qui visent la composante référentielle du discours : elle présente une manifestation détournée du réel, en jouant sur un mécanisme d'association. Dans cette perspective, la métalepse est rapprochée, dans son fonctionnement et ses visées, aussi bien de l'allusion, de l'allégorie, que de l'euphémisme et de la litote.
L'approche la plus aboutie de la métalepse se trouve chez Marc Bonhomme, qui y a consacré un article en 1987 et y revient en 2005 et 2006 dans une perspective plus globale. La métalepse est, avec la synecdoque, une figure péri-métonymique, c'est-à-dire une variété/variante de métonymie. Métonymie, synecdoque et métalepse ont un double point commun selon lui : « 1) Elles produisent, à des fins de refonctionnalisation du discours, des décalages isotopiques entre des termes associés dans un même univers cognitif. 2) Elles fournissent des arguments empiriques basés sur la structure du réel. » (2005, p. 204) La spécificité de chaque figure vient de « la nature des relations qui [les] fondent : contiguïté pour la métonymie, inclusion (ou contiguïté mérologique) pour la synecdoque, successivité (ou contiguïté chronologique) pour la métalepse. » (id.) La métalepse assure des transferts temporels de deux manières : (1) soit entre les états successifs d'une entité dans un univers cognitif ; (2) soit entre des entités différentes associées.
La métalepse (1) est fréquemment exploitée par un auteur comme Voltaire pour argumenter contre des personnes célèbres. Voici deux exemples donnés par M. Bonhomme : [la critique vise François Sforza, l'influent duc de Milan de la fin du XVe siècle, d'extraction paysanne] « Après avoir appartenu aux Visconti, le Milanais avait passé sous les lois d'un bâtard d'un paysan […]. Ce paysan est François Sforze » ; [la critique vise cette fois-ci le pape Adrien IV, qui avait mendié dans sa jeunesse] « Un mendiant d'Angleterre, devenu évêque de Rome, donne de son autorité l'île d'Irlande à un homme qui veut l'usurper » (p. 514, c'est moi qui restitue la citation qui n'est pas donnée dans Bonhomme 2005). Dans ces deux exemples, dont on perçoit nettement les effets argumentatifs de dégradation obtenus par Voltaire, on ne voit pourtant pas où est le sens tropique. S'il y a bien un décalage d'ordre temporel entre la désignation choisie et le statut du référent (paysan/duc et mendiant/pape), ce transfert temporel ne s'accompagne pas d'un transfert de sens : « mendiant » et « paysan » sont à prendre dans leur sens propre. Ce constat nous semble dû au fait qu'il y a maintien et des signifiés et de la référence : ce sont en fait deux points de vue qui sont mis en confrontation par le biais d'un raccourci, temporel ici.
La métalepse (2) s'observe dans ce slogan publicitaire (cité par Bonhomme 2005, p. 56) : « Le soleil se sert très frais. BARTISSOL ». La formule, outre la contre-vérité à propos de ce qu'on sait du soleil, traitée en termes de paradoxe, est fondée sur une relation isotopique, explicitée par le petit texte qui lui est associé : « À l'origine de Bartissol, il y a le soleil qui, depuis des siècles, fait mûrir les grappes des plus grands cépages du Roussillon. Ce soleil, offrez-le à vos amis en leur servant Bartissol, rouge ou bianco. Très frais comme le veut la tradition. » Pour Bonhomme, l'isotopie repose sur un processus chronologique (« À l'origine de Bartissol, il y a le soleil ») « que le slogan condense selon le schème de la métalepse rétrospective : Avant (Soleil) / Après (Bartissol frais) → Avant (Soleil) [/Après Bartissol] frais » (ibid., p. 57). Dans cette métalepse (2), on perçoit à l'inverse nettement le sens tropique, « soleil » ne voulant pas dire « soleil » dans l'énoncé « Le soleil se sert très frais ». Mais la relation isotopique chronologique explicitée par le texte d'accompagnement (Soleil puis grappes puis vin Bartissol), pourrait tout aussi bien être une relation d'inclusion dans un autre texte d'accompagnement (le soleil est tout entier absorbé par le raisin qui est contenu dans le vin). Autrement dit, la métalepse est une lecture possible de ce slogan, mais sans doute pas la seule.
Entre les configurations métaleptiques (1) et (2) et les exemples qui en sont donnés, il y a une différence qui tient à la présence ou non du sens tropique. Ce qui explique pourquoi la métalepse n'est pas toujours classée de la même façon par les théoriciens des figures et la nécessité pour certains de distinguer la métonymie de l'effet pour la cause (par exemple : « lever le coude » pour « boire » et « mettre la flèche » pour « abandonner » dans l'argot des cyclistes, exemples donnés parfois pour illustrer la métalepse), de la métalepse, figure de pensée qui manipule la valeur de vérité de l'énoncé, par vérité approximative ou partielle au même titre que l'allusion.
Sans remettre en cause l'approche de M. Bonhomme, nous proposons d'approfondir certaines questions soulevées par la métalepse, dans la perspective exposée par A. Rabatel dans l'introduction :
- Partant des deux sens, strict et large, de la métalepse, nous essaierons de dégager un noyau commun susceptible de rendre compte de ces deux fonctionnements (non tropique dans nous le pleurons ou elle a vécu, et tropique dans la boucherie exemple de Molinié 1986), en interrogeant la notion de raccourci (temporel, référentiel) entre deux points de vue. On voit également quels rapprochements et quelles distinctions peuvent être établis avec une figure comme l'oxymore qui propose deux visions contradictoires – mais rapportées à un même point de vue – sur un objet unique (voir M. Monte) et inversement avec la tautologie qui problématise la notion d'identité référentielle d'un même objet en le scindant (voir L. Gaudin).
- Sur la base de cette hypothèse, il conviendrait alors d'étudier les différentes configurations syntaxiques qui expriment ces raccourcis : on sait que dans la tradition des traités de rhétorique, deux approches s'opposent, celles qui font de la métalepse une figure de mot (microstructurale) et celles qui en font une figure de pensée. Cette opposition rhétorique pourrait être réévaluée à la lumière de la syntaxe en étudiant la diversité des réalisations syntaxiques de la figure.
- Si la métalepse est une figure du « double langage », de manipulation de la composante référentielle du discours, ne peut-elle être également envisagée du point de vue énonciatif : les notions de succession et de connexion pourraient être mises à profit dans la perspective des points de vue. Peut-on la décrire en termes de déplacement d'un point de vue (comme dans elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine, Chénier) ; de substitution d'un point de vue hétérogène au premier (comme dans nous le pleurons où l'on passe du point de vue de il dans il est mort au point de vue de nous ; et dans cet exemple de Lautréamont où l'on passe du point de vue du chat à celui de quelque chiffonnier : Le noble animal de la race féline attend son adversaire avec courage et dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une peau électrisable. Que ne fuyait-il donc ? cité par Dupriez) ? Dans la métalepse, un trait, un fait ou un point de vue sur un objet serait sélectionné aux dépens d'un autre, et une inférence serait nécessaire pour parvenir à une interprétation figurale de l'énoncé.
- Enfin, il nous faudra envisager la pragmatique de la figure : faire entendre sans dire (ce qui rapproche la métalepse des figures de réticence énonciative, mais aussi de l'allusion), dire moins (ce qui la rapproche de l'euphémisme), provoquer le rire, alourdir un silence, prolonger un sarcasme…
Notre corpus sera constitué de textes littéraires, et particulièrement des Fables de La Fontaine.
Bibliographie spécifique
Bonhomme Marc, « Un trope temporel méconnu : la métalepse », in Le Français moderne n° 55, 1987.
Bonhomme Marc, Le Discours métonymique, Peter Lang, collection « Sciences pour la communication », Berne, 2006. Voir p. 59-60 et p. 146-151.
Pier John, Schaeffer Jean-Marie (éds), Métalepses : entorses au pacte de la représentation, Paris, éditions de l'École des Hautes Études en sciences sociale, 2005.
Pier John, Schaeffer Jean-Marie, « La métalepse, aujourd'hui », in Vox Poetica [en ligne] http://www.vox-poetica.org/t/metalepses.html, 25 mai 2005.
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Lucile Gaudin-Bordes, Université de Nice Sophia-Antipolis / ILF-CNRS UMR 6039
LA TAUTOLOGIE
L'étymologie du terme est claire, et révélatrice. Il s'agit d'un emprunt au grec tautologia « redite, proposition identique », de tauto « le même » et –logia (à -logie). Le premier élément tauto est la contraction de to auto « la même chose ». (REY)
Comme terme de rhétorique, le mot désigne « une proposition complexe qui ne peut être que vraie, c'est-à-dire une proposition dont le prédicat ne dit rien de plus que le sujet » (REY)
Ex (Musset, Lorenzaccio) : un mot est un mot
à vide logique, sémantique et communicationnel, d'où la définition courante « répétition inutile », et la condamnation comme vice ou négligence
1. État de l'art
parfois donnée comme figure macrostructurale correspondant au « procédé selon lequel, dans un discours, le cours de l'expression se développe dans un système continu de reprise de l'information » (MOLINIE). Elle se rapproche alors de l'amplification, de l'expolition ou de la métabole au sens de GARAGNON et DE BOISSIEU qui citent Dupriez « figure qui se distingue de la synonymie en ceci qu'elle porte non sur des mots mais sur des ensembles » et glosent de la manière suivante « pratique élargie de l'équivalence, dans laquelle le recours à la synonymie lexicale n'est qu'un procédé parmi d'autres, et qui vise divers enjeux : retouche corrective, approfondissement de l'idée, modification de registre, changement d'attitude de l'énonciateur, etc. »
parfois donnée comme figure microstructurale entrant dans les cas de caractérisation non pertinente (cf. l'oxymore), synonyme de pléonasme (TLF), lui-même susceptible de deux évaluations : l'une positive comme « figure de syntaxe par laquelle on ajoute à une phrase des mots qui paraissent superflus par rapport à l'intégrité grammaticale, mais qui servent pourtant à y ajouter des idées accessoires, surabondantes, soit pour y jeter de la clarté, soit pour en augmenter l'énergie » (LITTRÉ citant BEAUZÉE) ; l'autre négative comme « redondance, emploi de mots inutiles dans l'expression de la pensée ex : en vain la plus triste vieillesse m'accable de son poids pesant. Si on prend le terme de pléonasme dans le second sens, dans le sens de superfluité, c'est un véritable défaut qui tend à la battologie » (iD.) voir aussi la périssologie.
Cette position et le double jugement de valeur qui l'accompagne sont illustrés par :
- Lamy (p. 99) pour qui la tautologie est la « répétition des mêmes choses, qui ne sert qu'à rendre le discours plus long et plus ennuyeux. Lorsque le discours est ainsi chargé de paroles superflues, ce défaut se nomme périssologie. Néanmoins on n'est pas obligé de ménager ses paroles avec tant de scrupule, que l'on ne puisse mettre quelque mot de plus qu'il ne faut, comme quand on dit en latin vivere vitam, auribus audire [vivre la vie, entendre de ses oreilles]. Cette manière de parler, qui est figurée, se nomme pléonasme ou abondance. »
- Dumarsais, qui ne parle pas de la tautologie mais classe le pléonasme dans les figures de construction (p. 322) : « Lorsque ces mots superflus, quant au sens, servent à donner au discours, ou plus de grâce, ou plus de netteté, ou plus de force et d'énergie, ils font une figure approuvée comme dans les exemples ci-dessus ; mais quand le pléonasme ne produit aucun de ces avantages, c'est un défaut du style, ou du moins une négligence qu'on doit éviter. ». cf. Quintilien : soit vice, soit vertu
- Fontanier (p. 299-303), qui parle de « figure de construction par exubérance » (au même titre que l'apposition, l'explétion et l'incidence) et distingue pléonasme et périssologie sur le même critère « figuré », en développant l'idée d'une efficacité rhétorique, ou pragmatique (la surabondance dans je l'ai vu de mes yeux permet de convaincre, « d'assurer avec plus de force », et dans puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre de « communiquer [au discours] toute la fureur de la passion terrible de Camille »). Il attire également l'attention sur la nécessaire prise en compte de l'entour discursif (à propos des vers de Corneille, Et quand il forcera la nature à se taire / Trois sceptres à son trône attachés par mon bras / Parleront au lieu d'elle, et ne se tairont pas il remarque que « si Voltaire, au lieu d'isoler le troisième vers du premier, l'en eût rapproché comme il le devait naturellement, il n'y eût point vu, assurément, un pléonasme vicieux ni une sorte de niaiserie. »).
- Il est à noter que Fontanier mentionne par ailleurs (349) des exemples de tautologies (mais sans utiliser le terme), en expliquant qu'il s'agit d' « une espèce d'antanaclase assez noble, et qui pourrait n'être pas déplacée dans le style même le plus sérieux ; par exemple un père est toujours un père, le singe est toujours singe, plus Néron que Néron lui-même, plus Mars que le Mars de la Thrace. Mais alors le mot répété présente, à côté du sens propre, un sens tropologique et figuré. C'est donc plus qu'une simple antanaclase ». Il range cette « noble antanaclase » dans les syllepses de métonymie (Rome n'est plus dans Rome) et de synecdoque (le singe est toujours singe, et le loup toujours loup) (105-107).
- Frédéric (1985) part également du caractère non-pertinent de la figure en la présentant comme une variante de la répétition synonymique du type X est X, avec apport prédicatif malgré la reprise à l'identique des signifiants. La tautologie ne serait donc jamais qu'apparente, ce qui expliquerait qu'elle soit souvent absente des ouvrages rhétoriques, ou traitée par défaut, voir par exemple Fromilhague qui l'évoque sous la rubrique antanaclase (pas d'entrée tautologie dans la table des matières) en ces termes (p. 32) : « Une apparente tautologie est en réalité une antanaclase » et commente en ce sens les vers de Du Bellay Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome, / Et rien de Rome en Rome n'aperçois.
Dans la perspective énonciative choisie pour le présent ouvrage, dans un souci de cohérence énonciative et pragmatique, on restreindra la définition de la tautologie, à la suite de Frédéric, à la répétition d'un même signifiant, sans s'empêcher de prendre en compte certains cas frontières, comme le pauvre défunt est trépassé (Molière, Malade imaginaire), ou un lyrisme personnel.
2. Hypothèses de recherche
On retiendra sur la tautologie les points suivants :
Du point de vue sémantique et référentiel la tautologie, comme l'oxymore, se donne donc comme un dit non pertinent au plan informatif puisqu'elle dit deux fois la même chose, redondance mal venue jusque dans sa dimension autoréférentielle (voir la circularité de certaines définitions dans les dictionnaires). Si elle heurte en cela le principe d'informativité, et plus particulièrement la maxime de quantité de Grice, on est pourtant enclin, dans le cadre d'une construction interactive du sens, à rechercher une pertinence dans les intentions du locuteur. La tautologie propose ainsi un fléchage référentiel inédit qui invite le coénonciateur à reconstruire une pertinence énonciative, à partir de l'entour discursif, de la situation d'énonciation, ou d'un « savoir partagé » opportunément réactivé.
Du point de vue énonciatif la tautologie est un dire en plus qui fonctionne en actualisant le seul point de vue renchérissant ; l'idée de « seuil », ou de « norme » attachée à cette énonciation en plus ne repose pas seulement sur un critère syntaxique, mais aussi sur un critère « expressif ». Nous nous interrogerons sur le sens énonciatif d'un tel adjectif, relevant d'une pratique ancienne de la stylistique, en réexaminant la figure par le biais du dialogisme (interlocutif, interdiscursif, auto-), et de la relation que l'énonciateur instaure avec son énoncé (en termes de modalisation, de place, et de point de vue).
La tautologie X c'est X cumule en effet un PDV doxique explicite et un PDV implicite qui donne plus de profondeur au terme prédiqué : quand on dit que les enfants sont les enfants, ou que Rome n'est plus Rome, le deuxième terme n'a pas vraiment le même sens que le premier. La lecture purement redondante de X c'est X est peut-être finalement plus difficile, et plus coûteuse, qu'une lecture qui conforte la doxa, ou une lecture qui, derrière la doxa, dit que celle-ci est plus profonde qu'il y paraît. Dans ces conditions, le rôle de l'entour de la tautologie devient prépondérant dans l'analyse, ce qui cadre tout à fait avec la perspective énonciative ici adoptée selon laquelle les figures fonctionnent in situ.
Il conviendra également d'interroger la possibilité du rattachement de la tautologie à d'autres figures d'une énonciation en plus ou en moins (voir ici l'euphémisme).
Notre hypothèse est que le paradoxe d'un « vide » référentiel et d'un « excès » discursif trouve une résolution pragmatique.
Du point de vue pragmatique en effet, dans la configuration logico-syntaxique où le prédicat ne fait que répéter le thème par la répétition d'un même signifiant (le règlement c'est le règlement, un sou est un sou), la tautologie se prête à des manipulations énonciatives qui produisent des effets pragmatiques variés : on peut profiter de son caractère d'évidence pour faire passer une idée fausse (voir le commode on est comme on est dans la bouche de qui ne veut pas reconnaître ses torts), revendiquer le caractère d'évidence lorsque pour l'interlocuteur il ne va pas de soi (voir la double tautologie toi c'est toi, moi c'est moi), l'utiliser au second degré pour remettre en cause une équivalence sémantique attendue, en faire par le biais du dialogisme un vecteur d'ironie (exemple trouvé sur le net : Hélas, monsieur, un autobus n'est qu'un autobus…), etc. Il faudra donc s'interroger sur les différentes figures d'énonciateur construites par la tautologie (ethos de certitude qui peut servir au vrai comme au faux, ethos d'évidence, de sagesse des nations, ou ethos de profondeur permettant d'aller au-delà de la doxa, etc.).
Enfin, il faudra se demander quels sont les critères inhérents à la construction et/ou contextuels qui permettent de faire le départ entre une tautologie figurale et un vice d'élocution.
Bibliographie spécifique
Madeleine Frédéric, 1985, La répétition. Etude linguistique et rhétorique, Tubingen, Max Niemeyer Verlag.
Berit Jacobsen, 1982, « Tautologies pures et tautologies rhétorisées ds un texte d'anc. fr. », Neuphilol. Mitt., t. 83, pp. 99-110.
Ronald Landheer (éd.), 1994, Les figures de rhétorique et leur actualité en linguistique, Langue française, 101.
Michel Le Guern, 1986, « La répétition chez les théoriciens de la seconde moitié du XVIIè siècle », Dix-septième siècle, 38
Ch. Perelman & L. Olbrechts-Tyteca, 1986, [1970], Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique, éditions de l'Université de Bruxelles.
J. Rey-Debove, 1978, « Le sens de la tautologie », Le Français Moderne, 4, 318-332.
G. E. Sarfati, 1995, « La tautologie et l'usage : les interjections dans le dictionnaire », L'exclamation, Faits de langues, 6.
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Catherine Détrie, Praxiling, UMR 5267 CNRS – Université Montpellier 3
L'ÉNALLAGE : UNE OPÉRATION DE COMMUTATION GRAMMATICALE ET/OU DE DISJONCTION ÉNONCIATIVE ?
L'énallage est une chimère inventée par les Grammatistes qui n'ont pas su analyser les phrases usuelles.
Beauzée (Encyclopédie, article Subjonctif).
Pour Fontanier, l'énallage, en tant que figure de construction par révolution (c'est-à-dire par « arrangement nouveau et tout particulier »), « s'écarte du langage ordinaire, ou, pour mieux dire, permet et avoue un usage qui n'est pas l'usage commun et habituel » en procédant à l'« échange d'un temps, d'un nombre, ou d'une personne, contre un autre temps, un autre nombre, ou une autre personne » (1830/1977 : 283). La définition proposée par Dubois et alii (1994) s'inscrit en continuité : « utilisation à la place de la forme grammaticale attendue d'une autre forme qui en prend exceptionnellement la valeur. Ainsi on parlera d'énallage dans le cas de l'infinitif de narration en français (et flatteurs d'applaudir) ou quand un adjectif prend la place d'un adverbe (il chante terrible) ». La figure contredit le préconstruit grammatical et référentiel : c'est donc le décalage au regard de la forme attendue (le préconstruit grammatical) qui fonde l'énallage, et qui la rend saillante, qu'il s'agisse d'un décalage de temps (présent dit de narration par exemple), de mode (Et les tringlots de rire..., Daudet), de personne (vous/elle : personne dite de politesse par exemple) ou de nombre, dans une analyse traditionnelle des personnes (tu/vous ; je/nous).
Dumarsais (Encyclopédie, article Énallage), appuyé par Beauzée, adopte une position radicalement différente : contestant à l'énallage une existence quelconque (« une prétendue figure de construction, que les grammairiens qui raisonnent ne connaissent point, mais que les grammatistes célèbrent »), il propose de la réduire à une faute, et de la traiter comme telle.
Ces explications (figure de substitution grammaticale ou faute) ne prennent pas en compte la tentative de catégorisation du réel du sujet parlant (en tant que L1, instance locutrice, et/ou de E1, instance de l'actualisation modale), à partir de son expérience concrète, de son agir sur le monde, en confrontation constante avec d'autres discours, manifestant d'autres points de vue (désormais PDV) sur le monde, sous-ten¬dus par d'autres praxis. Il faut alors rapporter l'énallage à une inten¬tionnalité de ce sujet parlant, le vécu prenant le pas sur le connu. Je présenterai dans ce cadre une approche syntactico-énonciative de l'énallage (étonnamment, Bonhomme 2005 ne mentionne pas la figure, bien que sa dimension soit prioritairement énonciative), tout en restreignant mon analyse aux énallages de la personne, ce dont je m'expliquerai préalablement. Après avoir observé les variations de personne et la syntaxe de l'énoncé hôte (1), je proposerai un cadre explicatif général de l'énallage (2), avant de questionner les positionnements énonciatifs sous-jacents à la figure, et de les analyser dans le cadre des modes de textualisation (cf. Détrie et Verine 2003) et des types de dialogisation mis en place (3).
1. Configurations personnelles et approche syntactico-énonciative de l'énoncé hôte.
Les divers schémas d'énallage ainsi que les variations de la personne au regard des préconstruits linguistiques, la syntaxe et le système énonciatif de l'énoncé hôte seront soumis à l'analyse. Ce premier défrichage me servira de base pour proposer un cadre explicatif et envisager la coconstruction de la figure.
2. Mise en place d'un cadre explicatif.
L'énallage, au plan énonciatif, signale la confrontation de deux PDV sur un même objet. Dans l'exemple Eh bien, Madame la baronne, comment allons-nous ? (Maupassant, Une vie), qui met en tension les personnes 4 et 5, le pronom nous inclusif (vous et moi) transforme une intersubjectivité construite sur le mode de l'individuation subjective (allocutaire discriminé et interpellé) en une relation intersubjective instaurée sur le mode empathique et l'indissociabilité. L'orientation initiale vers autrui marquée par l'apostrophe Madame la baronne (mettant en attente un vous) est transformée en co-orientation de fait, puisque le nous signe la non-disjonction, voire la fusion des PDV des colocuteurs. Dans cet exemple, l'énallage construit un dédoublement énonciatif sur le mode empathique, qui ne peut s'expliquer que dans le cadre du dialogisme interlocutif non antagonique, le locuteur faisant sien le PDV de l'autre, la baronne (je vais bien/mal), ce qui permet l'inscription de la personne 4 : nous allons bien/mal.
3. Analyse dialogique de la figure.
Dans l'exemple ci-dessus, l'énoncé met en scène un dédoublement énonciatif : L1/E1, simultanément, positionne la baronne en personne objective, tout en travaillant la coconstruction du PDV, soit un dédoublement qui se résout par un repositionnement énonciatif (de la P5 à la P4), et cela indépendamment du marquage déictique effectué par l'apostrophe (P5). Mais on peut aussi avoir le cas d'un L1, qui, du fait de l'actualisation modale effectuée (E1), est positionné comme L2 (dédoublement énonciatif par auto-dialogisation), l'énallage énonciative (codifiée) venant saturer une position non prévue en langue (l'auto-interpellation en première personne, « incompatible avec l'idée de la seconde », comme le remarque Beauzée) : « Finalement, avant de faire confiance à quelqu'un, je me dis : « Françoise, s'il y avait la guerre, irais-tu te cacher dans sa cave ? » (Entretien avec Françoise de Panafieu, Le Monde, 01.03.06). La disjonction, signalée par le changement de personne, et l'objectivation afférente (Françoise, tu) signe la mise en scène énonciative des PDV, celui du locuteur et celui d'un autre (réel ou imaginaire), qui permet de construire un PDV nouveau (repéré grâce à la saillance du mécanisme grammatical : la deuxième personne), dans lequel est pris L1/E1, en confrontation aux préconstruits linguistiques (l'amorce je me dis détermine en principe un discours en je). Cette extension/modification des PDV, au gré des positionnements de E1, aboutit quelquefois à une mise en scène du rapport dialogique de L1/E1 à des autres multiples, en particulier dans les énallages qui s'actualisent en tu générique : « Quand tu as sur le coeur qu'on te donne tous les torts / Qu'il te reste la pudeur de pardonner encore / On en revient grandi, comme du pays des morts / L'injustice ne se vit qu'à force d'être fort », L'Injustice, chanson de Garou).
Cette confrontation de deux ou plusieurs PDV sur un même objet de discours, impliquée par la déliaison de l'instance locutrice et de l'instance modale, à l'oeuvre dans l'énallage de la personne, instaure des effets de sens variés : jeux empathiques, halo énonciatif sans radicalisation, interaction fictive, ou PDV plus ou moins extérieur à celui de l'instance locutrice.
Références bibliographiques
Bonhomme M., 2005, Pragmatique des figures du discours, Paris : Champion.
Clérico G., 1979, « Rhétorique et Syntaxe. Une 'figure chimérique': l'énallage ». Histoire, Epistémologie, Langage, I/2, 3-25.
Détrie C. et Verine B., 2003, « Modes de textualisation et production du sens : l'exemple d'une complainte de Jules Laforgue », in Amossy R. & D. Maingueneau (dir.), L'Analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse : P.U. du Mirail, 213-225.
Dubois J., Giacomo M., Guespin L., Marcellesi Ch., Marcellesi J.-B. et Mével J. P., 1994, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris : Larousse.
Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers (document numérique), http://portail.atilf.fr/encyclopedie/
Fontanier P., 1830/1977, Les Figures du discours, Paris : Champs-Flammarion.
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Bertrand Verine, Praxiling, UMR 5267 CNRS – Université Montpellier 3
LA PAROLE HYPERBOLIQUE : DES FIGURES D'ÉNONCIATION EN MÊME
Traditionnellement catégorisées comme « figures de pensée » et, plus récemment, comme « figures énonciatives / référentielles », les hyperboles sont particulièrement aptes à nourrir une approche énonciative globale du fait figural, de ses mécanismes et de sa fonctionnalité, dans la mesure où tous les rhétoriciens ont signalé la diversité de leurs marqueurs ou de leurs étayages. Elles gagnent, en retour, à être redéfinies dans le cadre d'une énonciation rénovée par les apports du principe dialogique : le locuteur-énonciateur L1/E1 actualise, sur l'objet du discours, un énoncé intensif (Bonhomme 2005) par rapport à celui qu'actualiserait un autre énonciateur (double de E1, destinataire ou tiers) ; ce disant – dans les cas où elle ne se combine pas avec l'ironie –, la parole hyperbolique vise à faire adopter au destinataire le point de vue sur l'objet qui la fonde. On problématisera donc successivement (1.) le caractère cotextuel du réglage hyperbolique du sens, (2.) les voix par lesquelles sont introduits les autres discours possibles sur le même objet et (3.) les voies par lesquelles se construit une articulation non antagonique des points de vue.
1. Les hyperboles procèdent d'une figuralité discursive dans la double mesure où elles apparaissent presque toujours filées et où elles sont intrinsèquement cotextuelles. Les exemples mêmes des traités de rhétorique montrent à quel point il est rare ou/et artificiel d'isoler une hyperbole, en dehors de procédés morphologiques comme les affixes, d'ailleurs moins utilisés que ne le laisse croire leur mention constante, et d'expressions lexicalisées qui, en discours, apparaîtront presque inévitablement accompagnés d'autres marqueurs ou étayages hyperboliques : j'en ai voulu au monde entier n'advient pas au discours de but en blanc ni sans postérité. On s'attachera à montrer que ce n'est pas le choix disproportionné de tel ou tel marqueur, mais l'interaction cotextuelle de lexèmes, de morphèmes et d'autres figures qui construit un point de vue hyperbolisant, celui-ci servant, en retour, de cadre interprétatif aux figures qui l'étayent.
2. Sur des exemples essentiellement tirés d'interactions orales, dans lesquels la parole hyperbolique n'interagit pas avec l'ironie, on transposera l'analyse bakhtinienne de cette autre figure énonciative : « on y entend deux voix, deux sujets (celui qui dirait cela pour de bon et celui qui parodie le premier) » (1979/1984). Il semble qu'en l'espèce deux types de configuration doivent être envisagés : tantôt le point de vue hyperbolisant, seul, est actualisé en discours, le point de vue doxique n'étant que mémoriellement activé dans l'interprétation ; tantôt le point de vue diésé cohabite polyphoniquement avec une représentation de la doxa sur l'objet du discours, sans que l'énoncé les hiérarchise.
3. Quelle que soit la configuration, le discours intensif sincère (Bonhomme op. cit.) paraît recourir à ce que Détrie et Verine (2003) ont dénommé mode de textualisation en même. Par l'implicitation ou le court-circuitage de certains jalons nécessaires à la cohérence discursive normée, par l'opacification du réglage du sens (intensif, axiologique ou tropologique), le locuteur-énonciateur L1/E1 induit l'engagement praxique du coénonciateur dans une sphère expérientielle commune à la dyade intersubjective. Le destinataire est ainsi convié au co-partage de la vision construite dans / par le discours, son propre investissement subjectif s'avérant indispensable à la réception de l'énoncé et à la poursuite heureuse de l'interaction.
Références bibliographiques
Bakhtine M., 1979/1984, « Le problème du texte », Esthétique de la création verbale, Paris : Gallimard, 311-320.
Bonhomme M., 2005, Pragmatique des figures du discours, Paris : Champion.
Détrie C. & B. Verine, 2003, « Modes de textualisation et production du sens : l'exemple d'une complainte de Jules Laforgue », in Amossy R. & D. Maingueneau (dir.), L'Analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse : P.U. du Mirail, 213-22.