Que l’épreuve de la faim soit la première parole avant toute langue, c’est ce que montre le présent livre.
De l’idéalisme métaphysique comme transmutation de la faim pulsionnelle, à l’anthropologie du meurtre alimentaire comme fondement de la société humaine – en passant par l’éthique romanesque de l’incarnation, et par la poétique du besoin –, la lecture des œuvres ici convoquées (de Simone Weil, Cervantès, Rimbaud, Dante, Homère, et Upton Sinclair) reconnaît l’autorité de la faim : incessante origine de la verbalisation et de la conscience.
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Dans cet essai philosophique et littéraire, Jérôme Thélot explore la faim comme autorité primordiale de la pensée et de l’existence humaine, une «poétique première» qui fonde l’éthique, la métaphysique et la communauté.
Le premier chapitre dissèque la «métaphysique de la faim» chez Simone Weil titre sous lequel est suivi le double fil qui noue l’une à l’autre dans l’écriture de la philosophe une contrainte physiologique et une spéculation religieuse, une faim insatisfaite et une inapaisable espérance. La lecture vérifie que la pensée et l’action sacrificielles de Simone Weil s’enracinent dans son corps affamé.
Le second chapitre, «Éthique de l’incarnation», oppose l’idéalisme famélique de don Quichotte à la gourmandise incarnée de Sancho Pança dans le roman de Cervantès, plaidant pour une sagesse charnelle qui désidéalise les abstractions. La troisième partie, «Poétique de l’il me faut», écoute Homère, Dante et Rimbaud pour envisager la faim comme affect originaire qui structure la parole poétique.
Le dernier chapitre thématise l’institution inaugurale par laquelle s’édifie la communauté sociale, à savoir le meurtre alimentaire auquel l’humanité carnivore depuis deux millions d’années a confié la fonction de satisfaire sa faim. L’« économie du meurtre » qu’a inventée le genre homo est devenue depuis le XXe siècle une industrie productiviste mondialisée, celle de l’abattage des animaux transformés en nourritures. C’est dans le roman La Jungle d’Upton Sinclair qu’on en trouve la description terrible qui remonte jusqu’au fondement de la société meurtrière. La faim selon la lucidité romanesque est la loi d’avant toute loi, et les affamés sont les juges interdits de notre histoire sacrificielle.
Pour finir, la pensée se laisse instruire par l’un des plus émouvants tableaux de Zurbaran, l’Agnus
Dei, qui produit du dedans de son image une théologie de la faim, immanente à la compassion et strictement réaliste.