Vérité et mensonge : le soin à l’épreuve de la littérature et des arts (Faculté des Lettres - Université de Porto)
Vérité et mensonge : le soin à l’épreuve de la littérature et des arts
Rendez-vous de la critique
Porto
24-25 septembre 2026
Dans le champ du soin, où se croisent éthique, langage et expérience intime, la question du mensonge et de la vérité demeure centrale. Le mensonge, rappellent les philosophes, consiste à produire une reconstruction fictive du réel, souvent à son propre profit. Contrairement à l'erreur, il suppose l’intention délibérée de tromper en falsifiant une vérité connue. Pour Kant, le mensonge constitue une faute morale grave, car la sincérité est la condition du respect d’autrui. Mais au-delà de la morale, le mensonge interroge le langage lui-même. Pour Platon, le langage devient mensonger lorsqu’il se réduit à la rhétorique, c’est-à-dire à l’art de convaincre sans lien avec la vérité. Le langage reste ainsi fragile, facilement instrumentalisé au service des passions ou des intérêts, en particulier dans les relations de soin marquées par des asymétries de pouvoir.
La vérité, quant à elle, dépend de l’ordre du discours et des représentations sociales. Deux grands critères classiques coexistent : l’évidence intuitive et la démonstration rationnelle. Mais, comme l’a souligné Leibniz, l’évidence est subjective et sujette à l’illusion. Nous faisons tous l’expérience de fausses certitudes et de vérités partielles. Si, dans les sciences expérimentales la vérité se construit par l’observation des faits, en médecine – notamment face aux maladies graves ou chroniques – cette approche mérite d’être complexifiée. Nietzsche (La Généalogie de la morale, 1887) rappelle que la vérité est aussi une valeur. Faut-il toujours privilégier ou vouloir la vérité ? À quelles conditions ? Peut-on choisir de lui opposer d’autres finalités humaines : préserver la vie, accompagner, soulager, protéger ? Poser ces questions, c’est reconnaître que l’exigence de vérité relève d’un choix éthique fondamentalement lié à notre liberté.
Dans cette réflexion, le langage occupe une place centrale. Le soin, au sens large, se définit comme « toute pratique tendant à soulager un être vivant de ses besoins matériels ou de ses souffrances vitales, par égard pour cet être même » (Worms, 2006 et 2021). Cette définition prend tout son sens dans le soin médical, notamment auprès des personnes atteintes de maladies graves de longue durée. Leur parcours suit des étapes connues : diagnostic, annonce, traitements, évaluations, alternances d'amélioration et d'aggravation. Chroniciser ne signifie pas guérir. Il faut composer avec les douleurs, la fatigue, les effets secondaires des traitements, l’anxiété diffuse d’une éventuelle aggravation, tout ceci dans un quotidien familial et social.
Certaines pathologies naguère taboues (SIDA, cancers, Alzheimer) sont mieux nommées, mais la maladie grave demeure stigmatisante. La personne se sent reléguée dans l’univers des malades, exclue des bien-portants. Ruwen Ogien, philosophe atteint d’un cancer, soulignait la peur majeure du malade : devenir souillure, déchet social. La souillure désignant quelque chose qui n'est pas à sa place et qui vient là bouleverser un certain ordre préexistant.
Sans jamais céder au dolorisme, Ogien insiste sur la violence symbolique et sociale subie par les malades, inscrite dans leur expérience intime.
Comment rendre compte de cette réalité ? Par le récit, qu’il soit littéraire ou documentaire, répond Ogien. Lors de la pandémie du VIH, une véritable « anthropologie de l’expérience » a émergé à travers témoignages, autobiographies et romans. Ces récits, reconnus par les historiens de la médecine (M. Grmek) et les anthropologues (C. Herzlich, F. Laplantine), constituent une source de connaissance distincte du savoir médical. Comme le rappelle C. Herzlich : « les représentations profanes de la maladie et de la santé ne sont ni un appauvrissement ni une distorsion des conceptions médicales ; elles se situent sur un autre plan et répondent à d'autres questions » : vivre avec la maladie, maintenir le lien social, préserver l’estime de soi.
Le langage est au cœur du soin : il informe, nomme, dialogue, mais peut aussi masquer, induire le malentendu ou mentir par omission. La sociologue S. Fainzang l’a montré : l’incompréhension entre médecin et patient résulte d’un « décalage cognitif ». Le patient raisonne en termes individuels, le médecin en termes statistiques. Le pronostic, écrit-elle, « formule les choses à l’échelle individuelle alors que leur validité relève de la collectivité ». Un soin de qualité, dans le cadre des maladies de longue durée, suppose de concilier maîtrise technique, écoute des récits de l’autre et ouverture au dialogue. Ainsi, les malentendus s’atténuent, la confiance se construit, le « décalage cognitif » se réduit.
Le recours à la littérature éclaire ces tensions. Ogien mobilise Nietzsche et le sociologue Erving Goffman pour penser l’impact social de la maladie. Pour Goffman, la stigmatisation découle du décalage entre l’identité sociale réelle et l’identité sociale perçue. Le stigmatisé n’est pas différent des autres, mais il est défini – et se définit – comme « à part ».
Les textes littéraires dévoilent ces tensions entre vérités, mensonges, interactions sociales et interrogations existentielles : pourquoi moi ? Quelle part de culpabilité ? Quel sens attribuer à l’épreuve ? Ogien lui-même, sentant sa fin proche, n’élude pas ces questions. Il refuse l’idée d’un mal porteur de « croissance », mais reconnaît l’inévitabilité du questionnement existentiel.
Charles Péguy exprimait cette quête : le malade n’a « pas d’honneur professionnel », son désir se tourne vers la guérison et vers la possibilité de retrouver « le regard étonné et neuf sur la beauté du monde » (Starobinski). Dans un registre différent, Susan Sontag, dans La Maladie comme métaphore, choisit de taire son expérience par crainte de la stigmatisation. Mais confrontée à l’inéluctable, elle cherche un apaisement auprès des soignants.
Son fils, David Rieff, relate que dans les derniers mois, seule la parole des médecins, devenus « chamanes scientifiques », permettait à sa mère de supporter l’insupportable. Ce « pouvoir infantilisant » du corps médical, bien que paternaliste, offrait réassurance et calme, sans lequel elle aurait « sans doute perdu l’esprit » (Rieff, 2008). L’exemple de Sontag rappelle que la vérité médico-scientifique ne recouvre pas la vérité subjective du patient. Le choix des mots engage la responsabilité éthique du soignant et sa liberté d’interprétation.
Cette tension trouve un écho saisissant dans la dernière œuvre de Michel Foucault. En 1984, se sachant atteint du SIDA, le philosophe consacrait son ultime cours au « courage de la vérité » (Le Courage de la vérité). Il y évoquait la parrhêsia antique : cette parole franche qui dit la vérité sans ménagement, contre les illusions de la doxa. Le parrhêsiaste assume le risque de sa parole vraie, (la philosophie) fût-ce au péril de sa position sociale.
Face à sa maladie, Foucault faisait aussi de cette parrhêsia comme tout au long de sa vie un choix éthique : l’assomption d’une parole authentique face à la mort prochaine. Si Esculape guérit la maladie, peut-il guérir le langage mensonger ? La parrhêsia foucaldienne révèle une autre dimension du soin : celle qui consiste à affronter la vérité de la condition mortelle, sans euphémismes consolateurs ni fausses promesses.
À l’image du thyrse évoqué par Baudelaire – entre droiture de la volonté et sinuosité de l’imaginaire – le soin articule exigence d'authenticité, complexité du langage et créativité face à la fragilité humaine.
Ce 15e "Rendez-vous de la Critique", organisé sous l’égide des Humanités médicales par l’ILC – Instituto de Literatura Comparada Margarida Losa (Université de Porto), le CLLC – Centro de Línguas, Literaturas e Culturas, groupe Itinerâncias (Université d’Aveiro), et l’APEF – Association Portugaise d’Études Françaises, entend faire dialoguer disciplines et sensibilités : philosophie, littérature, sciences sociales, médecine et arts.
Les propositions pourront s’inscrire, sans s’y limiter, dans les axes suivants :
L’esthétique du soin dans la littérature : des mots et des silences ;
La vérité comme valeur éthique, à la lumière de Nietzsche, Kant, ou d’autres penseurs ;
Les récits littéraires et artistiques comme médiation de l’expérience de la maladie ;
Les dynamiques sociales de la stigmatisation (Goffman) et leurs représentations ;
Les dimensions esthétiques et relationnelles du soin envisagé comme un art.
Organisation :
Maria de Jesus Cabral (CLLC-Universidade de Aveiro)
Gérard Danou (Médecin et essayiste)
José Domingues de Almeida (ILC-Universidade do Porto)
Maria de Fátima Outeirinho (ILC-Universidade do Porto)
Choix bibliographique :
Barbedette, Gilles. 1989. L'invitation au mensonge. Essai sur le roman. Paris : Gallimard.
Barbedette, Gilles. 1993. Mémoires d'un jeune homme devenu vieux. Paris : Gallimard.
Fainzang, Sylvie. 2006. La relation médecins-malades : information et mensonge. Paris : Presses Universitaires de France.
Goffman, Erving. 1975 [1963]. Stigmates. Les usages sociaux du handicap. Paris : Minuit.
Herzlich, Claudine. 1983. Le Sens du mal. Paris : Éditions des Archives Contemporaines.
Koyré, Alexandre. 1998 [1943]. Réflexions sur le mensonge. Paris : Allia.
Laplantine, François. 1992. Anthropologie de la maladie. Paris : Payot.
Nietzsche, Frédéric. 1997 [1873]. Vérité et mensonge au sens extra moral. Arles : Actes Sud Babel,
Ogien, Ruwen. 2017. Mes Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie. Paris : Albin Michel.
Revue Esprit. 2006. « Les nouvelles figures du soin », Esprit, janvier 2006.
Starobinski, Jean. 2016. La beauté du monde. La littérature et les arts, Paris : Gallimard, « Quarto ».
Weinrich, Harald. 2014. Linguistique du mensonge. Limoges : Lambert-Lucas.
Worms, Frédéric. 2021. Le moment du soin. Paris : Presses Universitaires de France « Quadrige ».
Langues de travail : Français et Portugais
Calendrier :
02 mai 2026 : date butoir pour soumettre des propositions de communication.
15 mai 2026 : date limite pour la réponse du comité scientifique.
15 juin 2026 : diffusion du programme prévisionnel.
Envoi des propositions :
Toutes les propositions seront soumises à l’évaluation du comité scientifique du colloque. Les communications admises ne dépasseront pas les 20 minutes.
Pour soumettre votre proposition de communication de panel thématique ou de poster, sous forme d’un résumé de 250 mots accompagné d’une courte notice biobibliographique, nous vous prions de nous joindre à l’adresse électronique suivante : rdvcritique15@gmail.com
Publication :
Les textes sélectionnés à l’issue du colloque feront l’objet d’une publication, sous condition d’avis favorable du comité de lecture (évaluation en double aveugle).
Inscription :
Frais : 120,00€ (comprend les deux déjeuners, pauses-cafés et documentation)
Membres de l’APEF à jour au 1er janvier 2025: 40,00€
Chercheurs de l’ILCML et du CLLC : sans frais d'inscription
Modalité de paiement : virement bancaire via un lien fourni