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Le Chant du bonheur. Introduction à la poésie d'Antoinette Deshoulières

Le Chant du bonheur. Introduction à la poésie d'Antoinette Deshoulières

Publié le par Marc Escola (Source : Tony Gheeraert)

La poésie de Deshoulières paraît perméable à toutes les influences : celle des ruelles, d’abord, et particulièrement de la Chambre bleue dès longtemps disparue ; celle des moralistes, ensuite, tout imprégnée d’accents augustiniens ; celle de la pastorale, surtout, avec ses moutons et ses bergères, qui firent les beaux jours du roman d’Honoré d’Urfé, trois quarts de siècle plus tôt.

Peut-on s’aventurer au-delà de cette image finalement assez frivole que donnent peut-être, à la première lecture, les vers de Deshoulières ?

Et si, loin d’être un creuset d’influences, ou un simple témoin, fût-il particulièrement virtuose, de pratiques d’écriture salonnières, Deshoulières était une poétesse originale et littérairement ambitieuse, comme le pensaient ses contemporains unanimes ? Si la simplicité et le naturel parfois prosaïque de ses vers étaient non le signe d’une impuissance à s’élever, mais un choix et une ascèse ?

Tel est le pari du carnet https://deshoulieres.univ-rouen.fr : montrer que la conversation mondaine, la pastorale, l’éloge (même royal) et les paraphrases chrétiennes sont pour Deshoulières des masques, ou mieux des matrices d’énonciation qui lui permettent de refonder un lyrisme « moderne ». Pleinement engagée dans la Querelle, résolument hostile au sublime clinquant et tapageur des Anciens dont Boileau se pose en champion, l’habituée du Mercure galant choisit la haute exigence d’un style moyen, non par tiédeur, mais comme manifestation d’une éthique difficile sous ses dehors d’aisance et de sprezzatura.

Moderne, Deshoulières l’est moins à la manière de Descartes ou Perrault qu’à la façon de Gassendi, qui « taschait à faire voir par de favorables interprétations que les Anciens avaient pensé les mesmes choses qu’on regardoit comme nouvelles. » Elle est trop férue d’Antiquité, et trop amoureuse des Latins pour procéder à une table rase littéraire et culturelle. Elle préfère relire Lucrèce, Virgile et surtout Horace, afin d’y déceler les valeurs à la fois épicuriennes et galantes qui soutiennent son art et sa morale. En Horace moderne, plus fidèle que Boileau au principe de l’aurea mediocritas, Deshoulières désublime la lyrique pétrarquiste, recadre l’éloge et déplace le sacré vers une sagesse terrestre. La véritable galanterie moderne n’est pas ennemie de l’Antiquité : elle doit au contraire en retrouver le secret, et en refuser la confiscation par ceux qui se sont indûment auto-proclamés ses héritiers et ses défenseurs.

En manifestant une prédilection pour les genres dans lesquels s’est illustré Horace (odes, épîtres, « épîtres chagrines » à défaut de satires), Deshoulières élabore une philosophie pratique d’inspiration épicurienne dissimulée sous les dehors d’une mondanité inoffensive et pastorale. En effet, loin d’être seulement la représentante exceptionnellement habile de l’esthétique galante, Deshoulières leste les valeurs salonnières (douceur, tendresse, plaisirs modérés, refus des passions et de la gloire, souci de la mesure et de la simplicité) sur un socle conceptuel solide, inspiré par les leçons qu’elle a reçues de son maître Dehénault, mais pas nécessairement incompatible avec un christianisme lui aussi tempéré et humain.

En posant le primat du présent sur la gloire posthume, en désamorçant par le badinage les passions tristes et l’esprit de sérieux, en dégonflant les  vieilles baudruches du lyrisme, dernier repaire du Ciel, la lyrique de Deshoulières constitue une pédagogie visant à l’eudémonisme : elle est la composante essentielle d’un art de vivre fondé sur le plaisir réglé et la lucidité. Pour le dire autrement :  Deshoulières offre à lire une poésie du bonheur, ici et maintenant.

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