
Deuil et mémoire en Amérique latine. Émergences sociales, élaborations narratives et artistiques (revue Amerika)
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un élan démocratique se fait jour en Amérique latine. Il s’exprime au travers d’élections (Argentine, Chili, Costa Rica, Pérou, Uruguay), mais se manifeste aussi dans des mouvements sociaux ou des révoltes (Bolivie, Guatemala). En lien avec les tensions générées par la guerre froide qui favorisent les coups d’État dans différents pays (Argentine, Guatemala, notamment), des dictatures se mettent toutefois en place dès les années 60. C’est d’abord le cas en Bolivie et au Brésil, puis au Chili, en Uruguay et en Argentine. Ces régimes répressifs peuvent être désignés comme des « États militaires bureaucratiques autoritaires » (O’Donnell, 1973 et 1979 ; Linz, 1973) : trouvant leur justification dans la doctrine de la « sécurité nationale », ils sont fondés sur le contrôle social, la persécution politique et l’usage massif d’une violence étatique. Un système de terreur visant à la destruction physique et psychique des opposants (tortures, détentions, disparitions forcées, mises à mort) et aboutissant à la déconstruction du lien social se déploie au travers du plan « Opération Condor », entre 1975 et 1980. Mais des stratégies de résistance se développent, variables selon les contextes politiques et socio-économiques des pays. Le regroupement des Madres de la Plaza de Mayo à Buenos Aires ou la création d’organisations de défense des droits de l’Homme en constituent des exemples. Au travers de diverses actions, il s’agit de demander vérité et justice, d’objecter aux récits officiels des contre-récits et d’opposer des entreprises mémorielles aux tentatives de manipulation, de dissimulation et d’occultation. Il arrive que la création artistique se mette au service de ces luttes, en particulier sous des formes collaboratives menées en ateliers collectifs, en raison de leur puissance de symbolisation aux effets amplificateurs et mobilisateurs.
Durant la décennie suivante, ce sont d’autres formes de violence qui se déchaînent, notamment en Colombie, à l’occasion d’une guerra sucia ou d’une « guerre contre la société » (Pécaut) aux multiples fronts, qui voit se heurter armée régulière, groupes paramilitaires et guerrillas marxistes sur fond de narco-terrorisme. L’impuissance de l’État, l’impunité érigée en règle et l’amnésie d’une partie du corps social, qui préfère ignorer ce qui touche des populations défavorisées habitant des territoires éloignés des centres urbains, ne permettent pas aux victimes de se faire entendre, d’effectuer un travail de deuil, ni d’obtenir réparation. Dans ces conditions, l’art est souvent mis à contribution : adoptant des formes plurielles, en constant renouvellement, il se révèle un instrument efficace pour porter dans l’espace public la souffrance subie par des individus, bien souvent anonymisés ou réduits au silence, pour la mettre en image et en figures, mais encore pour indiquer la voie de sublimations possibles. On peut ainsi penser aux actions de deuil collectif proposées par l’artiste colombienne Doris Salcedo, aux Prácticas de duelo d’Erika Diettes ou aux travaux de dénonciation et de résistance de Tamara Cubas (exposition El día más hermono, 2012), de Gustavo Monroy ou d’Ana Isabel Díez (En-bola-atados) et encore aux séries picturales de Consuelo Manrique (Cuerpo silente, Halitos, Vestigios), pour ne donner que quelques exemples.
Au-delà de ces réalisations individuelles et du simple exemple colombien, dans d’autres pays d’Amérique latine, des propositions d’actions participatives sous la conduite d’artistes sont faites à des groupes de victimes, dans le sillage de l’art dit « socialement engagé » (Jackson, 2011) ou « art de guérison symbolique » (Rubiano, 2015), visant à rétablir un lien communautaire à partir de la reconnaissance d’une douleur identifiée comme collective, voire identitaire. Face à des situations de crise, aussi bien politiques que sociales, l’engagement de victimes dans des expériences qui exigent la création d’espaces de négociation avec les bourreaux apparaît comme une réponse privilégiée à l’espoir d’une reconfiguration du « vivre-ensemble » et à l’acceptation d’une justice spéciale. C’est ainsi que l’élaboration de narrations, basées sur le témoignage, la collecte d’objets, de documents, de données et/ou de preuves, s’opère et s’exprime sous diverses formes (comme l’exposition Archivo Vivo, le Salón del Nunca más, ou le travail réalisé par les Tejedoras de Mampuján, etc.).
De telles initiatives participent au déploiement d’une véritable politique mémorielle (las políticas de la memoria), relayée parfois par des institutions gouvernementales, mais aussi par des groupes universitaires, des ONG, des associations civiques et syndicales. Grâce à ces diverses émergences sociales, des procédures de réconciliation ou des processus de paix sont engagés, des actions de reconnaissance publique des exactions commises peuvent avoir lieu, des restitutions de terres et de biens sont opérées, des lieux de mémoire sont créés (le Centro Nacional de Memoria Histórica de Colombie et du Chili, les Sitios y Espacios de Memoria en Argentine ou encore les Musées comme le Museo-Casa de la Memoria de Medellín ou le Museo de la Memoria y los Derechos Humanos de Santiago du Chili). Et c’est dans ce contexte que les notions de « mémoire vivante » (Toro Tamayo, 2018), de « vérités multiples » (Jelin, 2009), ou de « mémoires courtes et mémoires longues » (Da Silva, 2017) sont avancées, autorisant une réécriture de l’histoire.
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15 septembre 2025 : envoi des résumés
1er octobre 2025 : Réponse de la revue
1er novembre 2025 : Envoi des articles
Décembre 2025/Janvier 2026 : Publication du numéro.