
Université de Strasbourg & Association Stella Incognita
Configurations Littéraires (UR 1337)
Institut thématique interdisciplinaire LETHICA
UMR SAGE — ACCRA (UR 3402) - INSPÉ de l’Académie de Strasbourg
Quand la science-fiction fait machine arrière
Les 30-31 mars & 1er avril 2026 – INSPÉ Strasbourg
Dès ses précurseurs, la science-fiction est un domaine tourné vers la spéculation sur le futur : il s’agit, à partir de données tangibles du monde de référence des auteurs et autrices, d’imaginer les prolongements possibles des sciences et techniques, leur logique dût-elle être poussée à l’extrême. C’est ainsi que Jules Verne imagine le Nautilus à partir d’un prototype de sous-marin réel, le Fulton, et Herbert George Wells la machine à explorer le temps, selon un raisonnement qui tient de la « règle de trois » [1] : si les savants ont réussi à obtenir la maîtrise de la troisième dimension, la verticalité, alors qu’elle était inaccessible auparavant, c’est sans doute qu’ils obtiendront un jour ou l’autre la maîtrise de la quatrième dimension, le temps. Au moment de l’institution de la science-fiction en tant que domaine éditorial aux États-Unis (deuxième quart du XXe siècle), une fonction de défense et illustration du progrès lui est assignée : représentation du progrès technique et scientifique pour Hugo Gernsback et son pulp Amazing Stories, défense d’un progrès social porté par des fictions moins utilitaristes mais toujours tournées vers un futur plus ou moins radieux dans la revue concurrente Astounding [2]. D’une façon plus générale, dans les représentations collectives, la science-fiction est associée à un certain nombre de thèmes, tels que les robots et les posthumains, les voyages spatiaux et la fréquentation d’extraterrestres, ou encore les mutations génétiques, qui sont autant de possibles de la science qui, parfois rattrapés par la réalité, invitent à qualifier les auteurs de visionnaires.
Cependant, on ne saurait limiter la science-fiction à une littérature de l’assentiment et de l’accompagnement du progrès : si l’on trouve au fondement du registre un « sense of wonder », un émerveillement notamment provoqué par les potentialités de la science et de la technologie, un certain nombre de récits mobilisent cette même sensation pour mettre en lumière les dangers d’un progrès débridé. C’est le cas des récits de fin du monde du début du XXe siècle, ou encore des avatars de la bombe atomique dans les fictions qui succèdent au bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki. Dans ce paradigme de la fiction contre la science (telle du moins que celle-ci apparaît après la guerre dans ses potentialités destructrices), le régime d’historicité de la science-fiction se trouve affecté : si la modernité est caractérisée comme une ère de progrès linéaire et constant, alors les récits, en avertissant des risques de la technique, s’opposent en même temps au futur et à une conception du temps jugée périmée. Postmodernité ou antimodernité : il s’agit de trouver des parades au temps de la catastrophe en recherchant une autre direction.
À l’occasion de ce colloque, nous proposons donc d’étudier la science-fiction quand elle fait machine arrière, quand elle quitte la course vers le futur et tourne ses regards vers le passé pour proposer une alternative à une société contemporaine jugée décevante voire destinée à la catastrophe, une alternative aux risques sociaux, sanitaires et environnementaux qui semblent inévitables dans le monde tel qu’il se présente et tel qu’il évolue. Cette interrogation nous paraît nécessaire à une époque de remise en question de la conception moderne du temps, et de multiplication des discours affirmant que « c’était mieux avant », face à une société en perte de repères et soumise à des discours passéistes en même temps qu’à des rythmes de vie insatisfaisants qui font souhaiter une autre organisation sociale. Dans la science-fiction, cette remise en question est rendue manifeste par la prise de conscience des écarts dans les représentations du futur, passées et contemporaines, point de départ du rétrofuturisme, mais aussi par le transfert du registre de la science-fiction vers des catégories différentes, telles que la fantasy plus ouvertement alimentée par des références au passé. Perte de foi dans l’avenir ou simple renouvellement des formes adoptées par le registre, toujours est-il que la « rétrotopie » [3] remet en question les frontières de la science-fiction.
Cette recherche sur un registre science-fictionnel pris à contre-sens pourra s’appuyer sur plusieurs fondements de réflexion et d’étude, listés à la suite de façon non exhaustive en tant qu’orientations initiales. Le mouvement que propose le colloque aux chercheuses et chercheurs souhaite ainsi articuler une caractérisation des formes de fiction en question, une démarche de lectures éthiques pour les étudier, afin de dégager les visées d’esthétiques tournées vers des passés réels ou fantasmés.
Genres et registres – Cartographier et étudier les formes science-fictionnelles d’un retour au passé :
À première vue, la représentation du passé se prête mal à la spéculation, s’agissant du temps des événements déjà advenus. Cela n’empêche pas les récits de mêler des procédés typiquement science-fictionnels avec ceux du récit historique : on pense notamment aux histoires de voyage dans le temps qui mettent les personnages aux prises avec leur passé et avec des figures historiques, ou encore aux uchronies qui modifient l’histoire pour postuler la relativité du présent. La question du passé englobe des disciplines et des discours (historiographie, archéologie, …) qui s’écartent des sciences « dures » et naturelles qui sous-tendent le progrès technique moderne, ainsi que des valeurs qui se retrouvent dans la redécouverte de modes de vie traditionnels appliqués à un futur imaginé, que l’on pourrait réunir sous l’appellation « rétrotopie » et qui se déclinent dans des textes relevant de la pastorale, de l’utopie régressive [4] ou encore du solarpunk, entre autres.
Dans cette approche, on considèrera la science-fiction davantage comme un registre esthétique visant à produire des effets sur le lectorat. En effet, elle n’est pas, d’une part, limitée au genre littéraire, mais s’est répandue, en tant que registre artistique, au cinéma, dans la publicité, les mangas et d’autres arts, ainsi que dans les médias où elle accompagne l’approche de questions contemporaines (par exemple l’exploration de Mars, l’I.A., le droit des robots). D’autre part, la science-fiction peut être considérée comme un registre au sens où l’entendent Aron, Saint-Jacques et Viala [5] : elle provoque une émotion initiale (de merveilleux, d’étrangeté, de « sense of wonder ») par le moyen d’une spéculation (« et si… »). Cette émotion, selon Darko Suvin, peut ou doit conduire à une nouvelle réaction, à une lecture seconde induite par l’« estrangement cognitif » [6] qui fait apparaître le familier sous un jour nouveau. Ce mécanisme science-fictionnel ouvre une réflexion sur le réel de référence et donc une possible dimension didactique du texte, laquelle correspond à un autre registre relevé par Aron, Saint-Jacques et Viala.
Lectures éthiques des œuvres, valeurs et idéologies à l’œuvre :
Les postures des auteurs et autrices face au futur et au passé peuvent être multiples, allant du rejet conservateur de l’avenir et du progrès social et technique (ou de la possible dégradation sociale !) qu’il amène, à la nostalgie d’un âge d’or social ou individuel. Ce positionnement variable des artistes s’accompagne d’une variation sur leur rôle et leur éthique : l’idéalisation du passé peut correspondre à la valorisation d’un état antérieur de la société, à une exigence de prudence quant à la science, mais aussi à une tentative de sauvegarde du futur. En retour, les œuvres peuvent se prêter à une lecture éthique, nous mettant face à notre conception du progrès et nous engageant à repenser nos modèles de société ou encore notre rapport à la nature, la question environnementale étant très prégnante chez les auteurs et autrices prônant la décroissance, encore plus aujourd’hui dans un contexte de changement climatique. On prendra en effet en compte les ramifications sociales et écologiques d’une telle démarche de rétrospection, visibles notamment dès 1975 et la parution de l’anthologie de nouvelles Retour à la Terre, dans laquelle Jean-Pierre Andrevon revendique une science-fiction contestataire en opposition au progrès capitaliste, dans une démarche analysée par Irène Langlet comme un « présentisme de combat » [7]. Plus près de nous, la dimension contestataire ne fait que s’exacerber, comme par exemple dans le roman d’Alain Damasio, Les Furtifs (2019), dans lequel les êtres éponymes et l’éthique du retour à la nature qu’ils incarnent représentent la liberté et l’invisibilité dans une société future toujours plus soumise au contrôle et à la surveillance et que l’auteur, commentateur politique en même temps que romancier, considère comme un futur tout à fait plausible. Dans cette optique, chaque étude pourra donner à voir les œuvres comme autant d’expériences de pensée, de cas visant à prendre soin de la nature ou de la société au moyen d’un retour en arrière salutaire.
Pensée et représentations du temps, de l’histoire et du politique :
Avec une approche plus philosophique et esthétique, cette réflexion sera l’occasion – d’une part – de varier les perspectives sur la représentation du temps. Bien sûr, lire des œuvres de science-fiction en s’interrogeant sur leur rejet du futur implique de se demander de quel futur il s’agit : celui désiré par les grandes entreprises, celui imaginé par les artistes du passé, celui défendu par les partis politiques ? La science-fiction entretient un rapport complexe avec le futur, qu’elle invente et rejette à la fois ; ainsi le solarpunk se construit-il en réaction au cyberpunk et à ses mégapoles polluées et soumises à la violence pour postuler un sain retour à la nature et une transition avec des énergies et des technologies douces. Le passé fait l’objet d’un travail similaire d’appropriation et de réinvention, ce qui dépasse la nostalgie personnelle ou le programme politique pour atteindre une esthétique et une philosophie : le fait de remonter dans le temps implique un glissement de la conception moderne de l’histoire à une représentation non linéaire du temps. Le retour en arrière n’est pas seulement un outil narratif, ni l’illustration d’une idéologie, mais aussi l’occasion de restructurer la « flèche du temps », de renouveler la pensée de la science-fiction sur le temps et l’histoire. D’autre part, le roman pense mais cette Pensée du roman [8] ne saurait réduire la littérature, même de science-fiction, à une littérature d’idées. La flexibilité formelle du roman conduit à diverses solutions esthétiques pour continuer à dire les difficultés de l’humain à être au monde, dans ses rapports à l’organisation sociale et à l’environnement. De plus, la diversité des solutions esthétiques n’est pas réservée à la seule littérature et peut s’étendre - pour le moins - à la diversité des expressions artistiques usant de la fiction narrative. Dès lors si l’on veut considérer que la science-fiction a un « potentiel heuristique pour temps incertains » [9] et que les littératures de l’imaginaire ont un pouvoir [10], il s’agira alors d’envisager la dimension politique ou prospective des œuvres en lien étroit avec les formes qui leur donnent corps.
La visée interdisciplinaire du colloque invitera ainsi à proposer des communications ne se limitant pas à la littérature, mais abordant également les autres formes d’arts, « l’image-mouvement » notamment, et ce dans une perspective interculturelle. Sciences politiques, philosophie et sciences humaines au sens large fourniront des éclairages en prise avec les études littéraires ou cinématographiques. En ce sens, les communications tendront à dépasser la simple juxtaposition de regards disciplinaires différents sur un même objet, pour tendre vers un croisement de ces regards. Les propositions pourront aussi bien aborder la réception des œuvres que leur production.
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Calendrier :
Date de diffusion : 28 juin 2025
Date butoir de retour des propositions de communications : 25 octobre 2025.
Propositions à adresser à : colloque-stella-incognita-2026@inspe.unistra.fr
Réponse aux propositions : 29 novembre 2025
Colloque à Strasbourg : 30-31 mars & 1er avril 2026 (inscriptions : 20 € - gratuit pour les étudiants, doctorants compris)
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Modalités de proposition des communications : 5000 caractères maximum (espaces non compris) présentant
· Un titre
· Un résumé, incluant le corpus analysé et une problématisation
· 2-3 lignes de présentation de l’autrice ou auteur.
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Comité scientifique du colloque :
Danièle André, Anne Besson, Nathalie Bittinger, Hugo Canihac, Philippe Clermont, Adrien Estève, Benjamin Felder, Jérôme Goffette, Daphnée Guerdin, Hervé Lagogey.
Comité d’organisation du colloque :
Hugo Canihac, Philippe Clermont, Benjamin Felder, Daphnée Guerdin, avec l’appui du service de la « Vie scientifique » de l’INSPÉ de l’Académie de Strasbourg.
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Bibliographie de l’appel à communications
[1] Goimard Jacques, Critique de la science-fiction, Paris, Pocket, coll. « Univers sans limites / Jacques Goimard », no 1, 2002.
[2] Colson Raphaël et Ruaud André-François, Science-fiction : une littérature du réel, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », no 29, 2006.
[3] Bauman Zygmunt et Joly Frédéric (trad.), Retrotopia, Paris, Premier parallèle, 2019. Il est à noter que le n°3 de la revue de littératures et médias comparés Pagaille est consacré aux « Rétrotopies, ou l’idéalisation du passé » : Pagaille – 3 / 2024, avril 2024. En ligne : https://revue-pagaille.fr/retrotopies-ou-lidealisation-du-passe-3-2024/
[4] Vas-Deyres Natacha, Ces Français qui ont écrit demain : utopie, anticipation et science-fiction au XXe siècle, Paris, H. Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », no 103, 2012.
[5] Aron Paul, Saint-Jacques Denis et Viala Alain (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, article « registres ».
[6] Spiegel Simon, « Things Made Strange: On the Concept of “Estrangement” in Science Fiction Theory », Science Fiction Studies, vol. 35, n° 3, Novembre 2008, p. 369-385, trad. S. Bréan & M. Châtelet in ReS Futurae, n° 20/2022, dossier « Théories de la science-fiction » : https://doi.org/10.4000/resf.11457
[7] Langlet Irène, Le temps rapaillé : science-fiction et présentisme, Limoges, PULIM, coll. « Médiatextes », 2020.
[8] Pavel Thomas, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2003 pour la traduction française.
[9] Rumpala Yannick, « Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains ». In revue Methodos [En ligne], 15 | 2015, mis en ligne le 24 juin 2015, consulté le 02 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4178 ; DOI : 10.4000/methodos.4178.
[10] Besson Anne, Les pouvoirs de l’enchantement, Paris, éd. Vendémiaire, 2021.
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Œuvres indicatives
Romans
Aldiss Brian, Hothouse, 1962
Andrevon Jean-Pierre, Les Hommes-machines contre Gandahar, 1969
Andrevon Jean-Pierre, Le Monde enfin, 2006
Barjavel René, Ravage, 1943
Curval Philippe, Le Dormeur s’éveillera-t-il ?, 1979
Le Guin Ursula, The Eye of the Heron, 1978
Le Guin Ursula, The Telling, 2000
Moorcock Michael, The Nomad of Time, 1982
Verlanger Julia, L’Autoroute sauvage, 1976
Wul Stefan, Niourk, 1957
Films
James Cameron, Avatar (2009)
Jacques Doillon, L'An 01 (1973)
Bong Joon-ho, Okja (2017)
Bong Joon-ho, Snowpiercier : Le Transperceneige (2013)
George Miller, Mad Max 2: The Road Warrior (1981)
Hayao Miyazaki, Nausicaä de la vallée du vent (1984)
Andrew Stanton, Wall-E (2008)
Denis Villeneuve, Premier contact (Arrival, 2016)
Robert Zemeckis, Back to the Future Part II (1989)
Jeux vidéo
Colantonio Raphaël et Smith Harvey, Dishonored, 2012
Jubert Tom et Kyratzes Jonas, The Talos Principle, 2014
Kurvitz Robert, Disco Elysium, 2019
Levine Ken et Hellquist Paul, Bioshock, 2007
Rousseau Jehanne, Steelrising, 2022.