
Les Antigones du XXIe siècle
Dans son célèbre essai Les Antigones, George Steiner affirme que l'héroïne de Sophocle « traverse sans faiblir deux millénaires », puis il ajoute : « Comment est-ce possible ? » (1986 : 117) Cette question résonne encore 40 ans plus tard. Antigone a connu, plus que tout autre personnage de la tragédie grecque ancienne, une postérité artistique exceptionnelle. Le personnage théâtral s’est depuis longtemps transformé en mythe et participe à l’ensemble de l’univers mythologique grec (Desautels, 1988 : 14). Au XXIe siècle, le phénomène se poursuit : Antigone est devenue une source intarissable à laquelle les auteurs puisent pour éclairer diverses formes de conflits, qui répondent à leur contemporanéité. Plus les Antigones sont nombreuses, plus elles multiplient les possibilités nouvelles. Rose Duroux et Stéphanie Urdician (2010: 15) parlent d’une « pléiade d’Antigones qui alimente le scénario mythique minimal »; celui-ci va « de l’exil d’Œdipe à la descente au tombeau en passant par l’affrontement fraternel et sororal et l’élément exacerbé au XXe siècle: la confrontation avec Créon ». Antigone semble être le véhicule idéal pour repenser notre rapport au conflit, au tragique et à la tragédie.
Notre dossier de la revue Voix Plurielles cherche à explorer toutes les formes attribuées à Antigone, à interroger le mythe et ses avatars. Antigone en est venue à représenter la lutte, le courage et la détermination dans toutes les situations, pour toutes les causes. Ce n’est toutefois pas sans risque de créer parfois des contradictions, en particulier dans la façon de transposer la lutte entre Antigone et Créon, qui constitue le conflit éthique primordial. Ainsi, pour Ricœur (1990: 283), « cette tragédie [Antigone] dit quelque chose d’unique concernant le caractère inéluctable du conflit dans la vie morale, et en outre esquisse une sagesse […] capable de nous orienter dans les conflits d’une tout autre nature ». Cela nous permet d’ailleurs de mieux comprendre comment la place de l’éthique à l’œuvre chez Sophocle se transforme dans les adaptations. Steiner va plus loin en affirmant qu’on y trouve la totalité des principales constantes des conflits inhérents à la condition humaine. C’est dans le déplacement de la nature du conflit qu’on lui redonne, chaque fois, une nouvelle pertinence. De même, pour Aliette Armel (1999 : 10), Antigone « étonne et subjugue, connue autant qu’Œdipe, mais plus proche et familière que ce père devenu le symbole écrasant du concept central de la psychanalyse ». Quant à Judith Butler (2003 : 10), revenant sur la question du genre, elle propose que « les héritages incestueux [d’Antigone] qui troublent sa position au sein de la parenté » embrouillent aussi sa représentation du féminisme. Le conflit familial nous incite aussi à reconsidérer, dans l’univers du tragique, le rôle joué par Ismène, personnage secondaire dans le combat de sa sœur héroïne. L’étude du conflit entre Antigone et Ismène - qui commence dès la tragédie précédente, Œdipe à Colone - n’est pas nouveau, chez les philosophes et les littéraires, mais il mérite encore d’être exploré, d’autant plus que l’on a vu apparaître des créations récentes qui privilégiaient justement le point de vue d’Ismène, comme chez Lot Vekemans (Sœur, 2005) et Carole Fréchette (Ismène, 2023).
La seconde moitié du XXe siècle n’a probablement pas connu d’adaptations marquantes comparables à celles de Cocteau (1922), Anouilh (1944) ou Brecht (1948), mais on a créé d’autres Antigones, nouvelles et renouvelées, théâtrales ou romanesques : L’avalée des avalés (1966) de Réjean Ducharme; Une manière d’Antigone (1975) de Patrick Chamoiseau; Noces posthumes de Santigone (1988) de Sylvain Bemba; Antigone (1997) d’Henry Bauchau ou Le cri des oiseaux fous (2000) de Dany Laferrière. Depuis le début du XXIe siècle, beaucoup de transcréations d’Antigone de Sophocle (et parfois d’Anouilh) sont apparues dans la littérature narrative : Ça va aller (2002) de Catherine Mavrikakis; Le quatrième mur (2013) de Sorj Chalandon; Le frère d’Antigone de Louise Cotnoir (2017); au cinéma, Antigone (2019) de Sophie Deraspe, voire dans la bande dessinée (Jop, 2019); Antigone, illustrée par Coco (2017). On ne compte plus les metteurs en scènes majeurs qui ont proposé une version d’Antigone; pensons à celles de Wajdi Mouawad (2014), de Lucie Berelowitsch (2015) ou de Jean Bellorini (Les Messagères, 2023), parmi les plus récentes. Les adaptations et traductions plus actuelles sont également très variées : Antigone 42 de Jean-Marc Lantéri (2002); Antioche (2017) de Sarah Berthiaume; Antigone : d’après Sophocle (2019) de Rébecca Déraspe, Annick Lefebvre et Pascale Renaud-Hébert (2019); Akila, le tissu d’Antigone de Marine Bachelot Nguyen (2020); Antigone sous le soleil de midi (2021) de Suzanne Lebeau, sans oublier deux traductions françaises importantes : Antigonick (2012; 2019) d’Anne Carson et Antigone à Molenbeek (2017; 2019), de Stefan Hertmans.
Poursuivant le travail de Rose Duroux et Stéphanie Urdician dont l’ouvrage Les Antigones contemporaines, paru en 2010, couvre la deuxième moitié du XXe siècle et aborde la première décennie du XXIe siècle, notre dossier vise à dresser un bilan des Antigones apparues plus particulièrement au XXIe siècle. Nous nous intéressons aux traductions, adaptations et autres formes de transcréations qui procurent une nouvelle interprétation de la tragédie ou du mythe. Nous acceptons ainsi les analyses de toutes les œuvres représentant ou analysant le personnage d’Antigone, que ce soit sur des essais, des pièces de théâtre, des romans, des adaptations cinématographiques, des bandes dessinées ou autres. En plus du texte original de Sophocle, nous privilégions les textes et productions théâtrales ou artistiques diverses des 25 dernières années. Nous incluons toutes les littératures de langue française, sans que soient exclues des études comparatives avec des œuvres écrites dans d’autres langues que le français.
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Les propositions d’articles (350 mots) ainsi qu’une notice biographique doivent être acheminées aux adresses suivantes : benardj@queensu.ca et pascal.riendeau@utoronto.ca d’ici le 30 septembre 2025. Les propositions sélectionnées seront à rendre pour le 31 janvier 2026. Tous les articles seront soumis à une évaluation par les pairs.
Responsables du dossier :
Johanne Bénard, Université Queen’s
Pascal Riendeau, Université de Toronto Scarborough.
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Bibliographie
ARMEL, Aliette (1999), « Les visages d’Antigone », Antigone, Paris, Éditions Autrement.
BUTLER, Judith (2003), Antigone: La parenté entre vie et mort, Paris, Epel ; traduction de Guy Le Gaufey.
CACCHIOLI, Emanuela (2017), Relectures du mythe d’Antigone dans les littératures francophones extra-européennes, Paris, L’Harmattan.
DESAUTELS, Jacques (1988), Dieux et mythes de la Grèce ancienne, Québec, Presses de l’Université Laval.
DUROUX, Rose et Stéphanie URDICIAN (2010), « Introduction », Les Antigones contemporaines, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal p. 11-32.
Ricœur, Paul (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
Ricœur, Paul (1991), « Éthique et morale », dans Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, p. 258-270.
Steiner, George (1986), Les Antigones, Paris, Gallimard.