
Colloque international des Cahiers d’études nodiéristes
Organisé par l’Association des Amis de Charles Nodier, l’Université Gustave Eiffel (LISAA) et l’Université Adam Mickiewicz (ILLRom), avec le soutien de l’IUF
5-6 février 2026
Paris, Muséum national d’Histoire Naturelle / Bibliothèque de l’Arsenal
Dans ses Miscellanées, variétés de philosophie, d’histoire et de littérature (1831), Charles Nodier fustige la science moderne et matérialiste, qu’il accuse de mutiler à la fois le monde et les facultés de l’esprit humain. Une telle science, privée de toute dimension spirituelle, ne saurait, selon lui, engendrer qu’une « civilisation de fourmis » et une humanité abaissée – « l’homme enfermé dans le cercle étroit des notions absolues, qui ne communique avec une création toute matérielle que par des organes de chair et de sang[1] ». Aussi défend-il, contre le « despotisme gourmé d’une oligarchie de prétendus savants », qui ne savent qu’imposer une « douane impérieuse[2] » à la pensée humaine, la puissance de l’imagination fantastique et de la superstition, conçue non pas comme un égarement ou un délire de l’esprit, mais comme une « science des choses élevées[3] », une connaissance du « monde […] superstant[4] ». Une telle révolte contre un positivisme sans âme rattache Nodier pleinement à la pensée romantique, de même que son souci d’élargir le domaine de la science au-delà de la stricte sphère des phénomènes, où Newton et Kant l’ont bornée.
Chez lui cependant, « la dénonciation de l’instinct de mort à l’œuvre dans le triomphe de l’intellectualisme et du mécanisme[5] » n’est aucunement une invitation à se complaire dans l’obscurantisme, en reniant les acquis de la science positive et de l’Aufklärung. Il s’agit plutôt d’ouvrir sur un nouveau mode d’intelligibilité du monde, une nouvelle science, qui accorde une place à l’imaginaire et à la spéculation.
La carrière de Nodier est assez exemplaire de cette posture intellectuelle romantique. Entré en littérature avec des ouvrages d’entomologie – Dissertation sur l’usage des antennes dans les insectes et sur l’organe de l’ouïe dans ces mêmes animaux en 1798, et une Bibliographie entomologique en 1801 – il poursuit pendant quelques années une double carrière d’écrivain et d’homme de science, illustrée par le cours qu’il dispense à Dole entre 1808 et 1809, où il enseigne à la fois les belles-lettres et l’histoire naturelle. Figure charnière entre les Lumières et le Romantisme, Nodier incarne un entre-deux fécond, à la fois esthétique et épistémologique : profondément attaché à l’idéal classificatoire de l’histoire naturelle, il en propose une relecture poétique et imaginative, à travers une sensibilité singulière au vivant, à ses formes et à ses métamorphoses. Cette vision le conduit à s’intéresser aux théories scientifiques marginales et désuètes, comme celle de la palingénésie, empruntée au naturaliste suisse Charles Bonnet. Dans un contexte dominé par le paradigme créationniste, cette notion permet à Nodier – comme à d’autres écrivains de son temps – d’imaginer un avenir du vivant fondé sur la métamorphose. Il en explore les potentialités dans ses essais et contes, y voyant une manière de penser le devenir des formes vivantes selon une dynamique d’éternelle transformation.
Si Nodier s’éloigne progressivement de la pratique scientifique pour se consacrer pleinement à sa vocation littéraire, cet abandon s’accompagne d’une certaine mélancolie, perceptible dans les nombreuses occurrences entomologiques et botaniques qui traversent son œuvre. Témoin attentif de la science de son temps, Nodier en est aussi le critique lucide, car la science fascine autant qu’elle inquiète : l’« invasion des découvertes[6] » produit un effet de désorientation, un sentiment de chaos cognitif. Nodier dépeint un monde devenu inconnaissable, où le savoir se diffracte en une Babel moderne et le langage barbare et élitiste des scientifiques n’aide pas à y voir plus clair. Son œuvre littéraire peut ainsi être lue comme une protestation contre le désenchantement scientifique du monde et comme une tentative pour réconcilier le réel et le possible, le naturel et le surnaturel dans une compréhension totale du monde qui récuse la dichotomie entre logos et mythos, raison et imagination.
Cette journée propose d’interroger, à partir de Nodier et au-delà de lui, les liens de la littérature du xixe siècle avec la science et le savoir romantiques.
Dans un siècle de spécialisation des disciplines, où se met en place une « division du travail intellectuel[7] », comment la littérature s’accorde-t-elle avec l’ambition romantique d’une connaissance globale de l’univers et la « recherche de l’absolu[8] » qui l’anime ? Dans quelle mesure reprend-elle à son compte l’exigence d’une philosophie de la nature (Naturphilosophie), combinant l’usage spéculatif et l’usage scientifique de la connaissance ? Comment les formes littéraires – roman, poème, fragment – prennent-elles en charge l’ambition romantique d’un savoir total sur le monde ?
On s’interrogera notamment sur la remarquable attirance des écrivains pour des théories demeurées aux marges de la science officielle, pour des hypothèses spéculatives écartées, des modèles anciens discrédités, des savoirs non reconnus : magnétisme animal, physiognomonie, phrénologie, palingénésie, spiritisme, homéopathie, génération spontanée, etc. – autant de formes de pensée qui ont nourri l’imaginaire littéraire, tout comme diverses anomalies qui n’ont cessé de mettre la science en crise[9] et la littérature en perpétuelle effervescence[10]. Il nous faudra approfondir cette prédilection pour les paradigmes écartés par la science, qui ne procède pas d’un rejet du savoir positif, mais traduit un intérêt pour ses zones d’incertitude, là où la science devient l’alliée de la rêverie.
Il importerait aussi d’envisager, à partir de l’exemple de Nodier, ce naturaliste rêveur, le rapport que les textes du xixe siècle instaurent entre science et fable ou entre science et fantastique. Le surnaturalisme en littérature peut apparaître comme une insurrection de l’idéal contre la définition purement géométrique du réel. Mais n’est-ce pas borner la Nature elle-même que de lui supposer un dehors surnaturel ? Victor Hugo écrivait ainsi que seule la Nature existe et que la surnature n’en est qu’une facette encore sombre, destinée à être éclairée par la science de demain[11]. Cette volonté d’élargir la sphère du réel au-delà de ce que peut en garantir l’entendement discursif est-elle partagée par d’autres auteurs, qui affirmeraient par là leur allégeance à une conception romantique de la science, jusque dans l’âge du positivisme triomphant ?
On pourrait également analyser les relations entre science et ironie. Si la science apparaît au premier abord comme l’empire du sérieux, doit-on penser que l’ironie littéraire constitue une machine de guerre sceptique contre les prétentions de la science à détenir la vérité ? L’ironie romantique elle-même, par son pouvoir de négation et de contradiction, a pour fonction de « rendre hommage à l’absolu, en empêchant qu’il ne soit confondu avec le relatif[12] » : la littérature du xixe siècle ne s’efforce-t-elle pas, par cette voie négative, de ramener la science à une certaine humilité, dans un siècle qui a tendance à la diviniser ? L’ironie, « science de toutes les sciences[13] », aurait ainsi une part de positivité, dans la mesure où elle éviterait à l’esprit de sombrer dans la complaisance envers soi-même et les nouveaux dogmatismes scientistes.
Enfin, si la pensée romantique est avant tout un procès contre l’esprit de Descartes et des Lumières qui suppose que l’homme serait capable de porter un regard extérieur sur le monde et de tenir à distance son objet, comment se manifeste cette critique du primat de l’objectivité scientifique chez Nodier, chez ses contemporains et ses successeurs ? De quelle manière la littérature nous invite-t-elle à comprendre que le regard savant est pris dans la réalité qu’il observe et ne saurait par conséquent s’en extraire qu’au prix d’une dénaturation de la nature et une déshumanisation de l’humain ?
On s’efforcera donc d’interroger à partir de Nodier le rôle et la portée de l’épistémologie romantique chez les auteurs du xixe siècle.
Les contributions peuvent répondre aux questions suivantes (la liste est non-exhaustive) :
1. Littérature et savoirs scientifiques : tensions épistémologiques
Comment la littérature s’empare-t-elle des nouvelles représentations du monde issues de la science moderne et dans quelle mesure leur donne-t-elle une inflexion romantique ? Quels discours critiques ou alternatifs élabore-t-elle face à une rationalité qui tend à disqualifier les puissances de l’imaginaire et du spirituel ? La littérature peut-elle offrir une réponse au nouveau chaos cognitif suscité par la prolifération des savoirs spécialisés ? Et jusqu’où cherche-t-elle à dépasser les limites épistémologiques posées par les sciences de son temps ?
2. Entre fascination et inquiétude : ambivalences romantiques face à la science
L’époque romantique se distingue par une posture profondément ambivalente à l’égard du progrès scientifique : d’un côté, l’émerveillement devant les révélations de la science et sa puissance d’élucidation du réel ; de l’autre, une forme d’effroi suscitée par la mécanisation croissante du monde et la perte de sens qu’elle semble entraîner. Quelles réponses les écrivains romantiques apportent-ils à cette tension ? Cette ambivalence persiste-t-elle ou s’atténue-t-elle au fil de ce « siècle du progrès » ?
3. Les écrivains savants face à la compartimentation des disciplines
Dans un contexte de spécialisation croissante des savoirs, quel accès les écrivains conservent-ils aux disciplines scientifiques et de quelle manière leur écriture contribue-t-elle à réinstaurer des passerelles entre elles ? Entomologie, botanique, minéralogie : quelles sont les branches du savoir encore praticables pour un homme ou une femme de lettres ? Quels usages, quels détournements ou appropriations littéraires de ces disciplines observe-t-on dans les œuvres ? Et comment penser la figure de l’écrivain-dilettante face à l’institutionnalisation des sciences ?
4. Poétiques du vivant : écrire, nommer, transmettre
Quelle langue adopter pour dire le vivant ? Quel style, quel lexique, quels registres pour décrire la nature, les espèces, les processus vitaux ? Entre la précision des nomenclatures scientifiques et la liberté de l’imagination poétique, comment les écrivains du xixe siècle négocient-ils cette tension ? Entre lyrisme et ironie, quelle poétique pour l’écriture littéraire des savoirs ?
5. La critique littéraire des sciences dans la presse
Au xixe siècle, les écrivains continuent-ils d’occuper une position de passeur entre science et lectorat élargi ? Dans quelle mesure prennent-ils part aux débats scientifiques contemporains à travers leurs contributions à la presse ? Quels usages littéraires font-ils de ces espaces médiatiques, entre critique, vulgarisation et imagination ?
6. Filiations nodiériennes dans l’écriture naturaliste au xixe siècle
Quelle postérité pour la manière nodiérienne de dire la nature ? Sa sensibilité à toutes les formes du vivant – qui en fait un auteur de choix pour des analyses écopoétiques –, son attention portée à l’insecte et à ses métamorphoses, sa conception de la palingénésie comme principe à la fois vital et existentiel : ces motifs trouvent-ils un écho chez d’autres écrivains au fil du xixe siècle ?
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Éléments de bibliographie
Azoulai, Juliette (dir.), Arts et savoirs, no 8, « Savoir voir », 2017.
Behler, Ernst, Ironie et modernité, trad. de l’allemand par O. Mannoni, Paris, PUF, 1997.
Dahan-Gaida, Laurence (dir.), Circulation des savoirs, reconfiguration des idées, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2016.
Feuillebois, Victoire, Pézard, Émilie (dir.), Le Réel invisible : le magnétisme dans la littérature (1780-1914), Revue des lettres modernes, Écritures xixe, n° 8, 2022.
Gusdorf, Georges, Le Romantisme, 2 vol., Paris, Payot & Rivages, 1993.
Klinkert, Thomas, Séginger Gisèle (dir.), Littérature française et savoirs biologiques au xixe siècle, De Gruyter, Boston/Berlin, 2019.
Magnin, Antoine, Charles Nodier naturaliste, Paris, Librairie scientifique A. Hermann, 1911.
Montandon Alain, « Nodier et l’insecte », Cahiers d’études nodiéristes, no 12 « Charles Nodier comparatiste », 2023, p. 129-141.
Pierssens, Michel, Savoirs à l’œuvre : essai d’épistémocritique, Presses universitaires de Lille, Villeneuve d’Asq, 1991.
Percheron, Bénédicte, « Un naturaliste contre la science ? Les sciences naturelles dans l’œuvre de Charles Nodier », Cahiers d’études nodiéristes, no 6 « Charles Nodier et le roman gothique », 2018, p. 165-184.
Poggi Stefano, Bossi Maurizio (dir.), Romanticism in science : science in Europe, 1790-1840, Dordrecht, Boston, Kluwer Academic, 1994.
Séginger, Gisèle (dir.), Romantisme, n° 183 « Épistémocritique », 2019.
Séginger, Gisèle (dir.), Arts et savoirs, n° 14, « Styles de pensée, pensées du style. Écrire le vivant au xixe siècle », 2020.
Sugaya, Norioki, « Flaubert et la science romantique », dans : Philippe Dufour, Gisèle Séginger (dir.), Flaubert dans son siècle, Paris, Hermann, 2023, p. 187-199.
Sukiennicka, Marta, « Charles Nodier et la fin du genre humain », Arts et savoirs, n° 7, 2016.
Sukiennicka, Marta, « Charles Nodier et la tour de Babel des sciences », Arts et savoirs, n° 14, 2020.
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Les propositions de communications sont à transmettre avant le 30 septembre 2025 à Juliette Azoulai (juliette.azoulai@univ-eiffel.fr) et à Marta Sukiennicka (marta.sukiennicka@amu.edu.pl)
Les actes du colloque feront l’objet d’une publication dans le 16e volume des Cahiers d’études nodiéristes, à paraître en 2027 aux éditions Classiques Garnier.
Comité scientifique :
Juliette Azoulai, Université Gustave Eiffel
Lucien Derainne, Université Jean Monnet Saint-Étienne
Jacques Geoffroy, Université de Bourgogne Europe
Paul Kompanietz, CPGE, Lycée du Parc, Lyon
Marine Le Bail, Université Toulouse – Jean Jaurès
Caroline Raulet-Marcel, Université de Bourgogne Europe
Gisèle Séginger, Université Gustave Eiffel
Marta Sukiennicka, Université Adam Mickiewicz
Virginie Tellier, CY Cergy Paris Université
Sébastien Vacelet, Lycée français Jean-Mermoz de Buenos Aires
Georges Zaragoza, Université de Bourgogne Europe
[1] Charles Nodier, « Miscellanées, variétés de philosophie, d’histoire et de littérature – second extrait d’un livre qui ne paraîtra point », Revue de Paris, t. 24, 1831, p. 5-26, ici p. 6.
[2] Charles Nodier, « Du fantastique en littérature », Revue de Paris, 1830, p. 205-226, ici p. 222.
[3] Ibid., p. 206.
[4] Ibid., p. 207.
[5] Georges Gusdorf, Le Romantisme II. L’homme et la nature, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 135.
[6] Charles Nodier, « Dictionnaire classique d’histoire naturelle, par Bory de Saint-Vincent », La Quotidienne, 13 février 1823, reproduit dans idem, Le Peuple inconnu, éd. de J.-R. Dahan, Losne, L’Homme au sable, Thierry Bouchard & Folle Avoine, 2004, p. 22.
[7] Georges Gusdorf, Le Romantisme II, op. cit., p. 382.
[8] Georges Gusdorf, Le Romantisme I. Le savoir romantique, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 537.
[9] Voir Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, (trad. de l’anglais par L. Mayer), Paris, Flammarion, 1983, p. 82-99.
[10] Voir p. ex. Yanna Kor, Didier Plassard, Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), Littérature monstre, Liège, Presses universitaires de Liège, 2020. https://doi.org/10.4000/books.pulg.16585.
[11] Victor Hugo, « Post-scriptum de ma vie », Œuvres complètes de Victor Hugo, Paris, 1937, Albin Michel, t. 35, p. 617.
[12] Georges Gusdorf, Le Romantisme I, op. cit., 1993, p. 529.
[13] Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 128.