
Poétique des récits et images enchâssés dans la littérature et les arts du monde anglophone: frontières en mouvement / Poetics of Embedded Narratives and Images in the Literature and Arts of the English-speaking World: Moving Borders (Pau)
Organisation : Françoise Buisson, Fabienne Gaspari, Arnaud Schmitt (ALTER, UR 7504)
En 1966, Tzvetan Todorov écrit de manière très simple : « L'enchâssement, c'est l'inclusion d'une histoire à l'intérieur d'une autre » (« Les catégories du récit littéraire »). Plus tard, dans Poétique de la Prose, il définit deux types de progression narrative : l’enchaînement et l’enchâssement (1971, 144) et propose ensuite comme illustration évidente, « tous les contes des Mille et Une Nuits […] enchâssés dans le conte sur Shéhérazade » (L'Analyse structurale du récit, 1981, 140). Le récit doit en permanence trouver des (nouvelles) formes dans lesquelles s’incarner et l’enchâssement en est une, perçue souvent comme l’une des plus complexes, évoquant la figure des poupées russes à un niveau diégétique ; ne parle-t-on pas justement en anglais de nested stories ? Cette figure du récit, qu’il soit simple ou complexe, convoque un certain nombre d’enjeux essentiels de ce que nous pourrions appeler l’organisation interne d’un texte : sa structure même donc, ses chronotopes et leur relations – en d’autres termes les « changements déictiques » d’un espace lieu/temps à un autre (« deictic shifts », David Herman, Story Logic : Problems and Possibilities of Narrative, 2002, 271) –, un rapport de hiérarchie entre ses parties – car il faut un récit cadre, un récit premier dans lequel viennent s’enchâsser les autres et qui in fine leur donnera un sens global –, une sémantique de l’agencement qui convoque la notion séminale de transition d’un segment à l’autre : à cette notion de transition s‘ajoute celle des frontières entre les segments, parfois brouillées ou poreuses. Dans son Essai de typologie narrative : Le « point de vue », théorie et analyse (1981), Jaap Lintvelt analyse ainsi les niveaux narratifs du « récit encadré » qui multiplie les perspectives. En effet, l’enchâssement pose aussi la question de l’articulation entre narration et focalisation puisque la notion même de focalisation est « ouverte aux structures enchâssées » (« the structure of focalization – that is, of who is seeing what – is open to embedded structures », Jan Baetens & Hugo Frey, The Graphic Novel: An Introduction, 2015, 143).
En d’autres termes, s’intéresser à la notion d’enchâssement équivaut à s’intéresser à la politique du récit. Du fait de sa complexité potentielle, l’enchâssement de strates diégétiques peut être amené à chambouler l’horizon d’attente d’une lectrice ou d’un lecteur dont la position par défaut est souvent d’attendre un sujet et une fabula linéaires, parallèles, sans décrochages et ruptures de niveau, mais de se réjouir quand cela se produit afin de se laisser entraîner dans une logique ludique hors de sa zone de confort sans pour autant perdre le fil du récit : dans certains cas, la surprise peut ainsi naître de la métalepse, c’est-à-dire de la « transgression des niveaux narratifs » (Lintvelt 210), lorsque le narrateur premier ou extradiégétique surgit au sein du récit enchâssé. Il y a un fort facteur de séduction dans ces emboitements complexes de micro-récits, et l’un des chantres du postmodernisme américain, John Barth, en a souligné l’irrésistible attrait : « let me tell you the story of my romance with this second sort of stories: tales within tales » (The Friday Book. Essays and Other Nonfiction, 1984, 224).
Cependant, il y a des enchâssements congruents et non-congruents, ces derniers ayant justement pour objectif non pas d’épaissir le fil narratif, mais de le rompre. Barth fait justement remarquer dans le même ouvrage que Borges situait le potentiel séducteur de ces gigognes narratives, dont le Cloud Atlas de David Mitchell est un parfait exemple, dans le fait qu’elles nous perturbent métaphysiquement (235). Elles nous interpellent en effet, chamboulent certes parfois nos habitudes de lecteur mais démontrent la plasticité du récit. Il n’est ainsi pas surprenant que le postmodernisme se soit emparé de cette figure dans sa volonté de grande déconstruction du récit classique. The White Hotel de D. M. Thomas présente, à l’instar de The Counterlife de Philip Roth, des chapitres incompatibles herméneutiquement, qui s’enchâssent mais se contredisent mutuellement. Le roman offre la structure générique suivante : échange épistolaire (prologue) / poème / journal intime / récit par Freud d’une analyse et ainsi de suite, chaque nouvel enchâssement rendant la construction d’un macro-récit stable de plus en plus difficile. Plus que jamais, la postmodernité a utilisé la structure des récits enchâssés pour mettre à mal la notion même de récit cadre, de récit premier. Mais restreindre l’enchâssement aux modernités les plus récentes serait une erreur puisqu’il remonte à l’aube du roman et structure des récits aussi divers que Tristram Shandy de Laurence Sterne, The Moonstone de Wilkie Collins ou Frankenstein de Mary Shelley. Cependant, dans les structures en enchâssement modernistes se distinguait toujours un récit cadre clair et stable. L’étude de l’enchâssement du récit n’exclut pas une analyse de sa micro-structure, non seulement des segments qui introduisent le récit, comme les verbes énonciatifs, mais aussi de la ponctuation et de la typographie (dans certains romans de Faulkner, comme Absalom, Absalom !, les italiques signifient le passage au récit « secondaire »).
Cette forme de narration est bien souvent indissociable d’une forme d’oralité. Il s'agit en effet de multiplier les sources d'énonciation et de créer des effets polyphoniques entre des voix qui dialoguent, entrent en résonance ou se contredisent. L'idée de « voix nomades », empruntée à l’ouvrage de Bruce Henricksen sur Conrad, permet de caractériser les effets d'une telle polyphonie. Pour Henricksen, il est essentiellement question de déconstruction du sujet disséminé dans ces voix multiples, déconstruction en lien avec des relations de pouvoir qu'il définit ainsi : « overdetermined texts in which the discursive subject constantly deconstructs into diverse voices resulting from the networks of power in which the discursive subject is positioned » (Bruce Henricksen, Nomadic Voices: Conrad and the Subject of Narrative, Urbana, Chicago: University of Illinois Press, 1992, 2). Enfin, l’enchâssement ne se limite pas à la politique interne d’un texte, il s’inscrit également dans l’intertextualité et l’hypertextualité, au-delà des limites d’un texte, et permet ainsi aux textes de dialoguer entre eux. Dans le cas de certaines relations hypertextuelles comme celles entre L’Odyssée d’Homer et Ulysses de Joyce et Adventures of Huckleberry Finn de Mark Twain et James de Percival Everett, il est difficile de savoir si c'est l’hypotexte ou l’hypertexte qui est le récit enchâssé. On pourra alors se demander dans quelle mesure la citation d’un texte ou d’un épisode du canon littéraire ne fait pas du récit enchâssé un texte de « seconde main », pour reprendre la formulation d’Antoine Compagnon : il conviendra alors d’étudier l’insertion de fragments de ces textes sources, « premiers », qui acquièrent alors le statut de récits « seconds ». En outre, les discours enchâssés peuvent introduire des variations sur la nature des documents insérés dans le texte : lettres, testaments, manuscrits, articles de presse, rapports de police, sont autant de fragments ajoutés selon un principe de montage ou collage, avec pour objectif de créer un effet de réel, mais aussi, paradoxalement, de souligner le jeu avec le tissu textuel, patchwork aux multiples coutures. Ce colloque s’intéressera également aux arts visuels qui proposent à leur tour des formes d’enchâssement. La mise en abyme visuelle, plus ou moins à l’infini, initiée par van Eyck puis Velasquez, trouve de nombreuses manifestations dans les arts contemporains du monde anglophone, citons par exemple les fascinants autoportraits de Vivian Maier dans lesquels la photographe américaine joue avec un miroir pour proposer un enchâssement multiple de sa propre image. Que ce soit au cinéma ou en peinture par exemple, la figure de l’enchâssement s’accompagne en effet souvent d’une volonté spéculaire, d’une réflexion métafictionnelle sur le récit, comme cela est le cas dans The Purple Rose of Cairo de Woody Allen poussant la logique du film dans le film (voir par exemple l’adaptation de The French Lieutenant’s Woman de John Fowles par Karel Reisz avec un scénario d’Harold Pinter, ou la série dans la série lorsque les personnages de Seinfeld tournent un pilote qui ressemble étrangement au pilote de la série dans laquelle ils figurent) dans une autre direction burlesque puisqu’il s’agit ici de sortir du film et de tenter d’y retourner : en d’autres termes un personnage égaré dans la mauvaise diégèse et poussé à se réenchâsser dans celle à laquelle il appartient originellement. Enfin, l’enchâssement peut être littéral, gigognes de papier, dans le cas de Building Stories de Chris Ware, se présentant sous forme de boite dans laquelle sont insérés divers récits sous diverses formes, redéfinissant ainsi l’objet livre et à l’instar du roman ergodique proposant aux lecteurs une véritable liberté herméneutique. Travailler sur l’enchâssement au 21ème siècle, c’est faire un état des lieux des formes narratives, textuelles, visuelles ou hybrides et déceler aussi bien leur fonction que leurs effets sur le lecteur ou le spectateur.
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Les propositions de communication en anglais ou en français (200 mots environ) ainsi qu’une brève notice biobibliographique sont attendues pour le 15 septembre 2025. E
lles doivent être envoyées à françoise.buisson@univ-pau.fr, fabienne.gaspari@univ-pau.fr et arnaud.schmitt@univ-pau.fr.