
Jean Richepin, poète saltimbanque
Appel à contributions
Le nom de Jean Richepin (1848–1926) tend à s’effacer des mémoires, relégué aux marges d’un panthéon littéraire qu’il avait pourtant marqué de son empreinte singulière. L’approche du centenaire de sa disparition offre l’occasion de redécouvrir une œuvre aux contours multiples, d’en réévaluer la portée et la spécificité dans le contexte mouvant de la culture littéraire à la charnière des XIXe et XXe siècles. Qui fut donc ce poète flamboyant et provocateur, tour à tour chantre des saltimbanques, des trapézistes, des marins, des gueux et des vagabonds — et dont l’audace, saluée ou honnie en son temps, semble aujourd’hui plongée dans un relatif oubli ?
Poète, romancier et dramaturge, Jean Richepin s’aventura sans réserve dans les multiples territoires de l’expression littéraire. Son style, souvent qualifié d’exubérant, voire de provocateur, reflète une passion pour la vie et un désir ardent de transgresser les normes établies. Il fut un homme des contradictions : normalien, il se sentait attiré par la vie de bohème artistique ; pétri de culture classique grecque et latine, il forgeait ses vers dans le jargon des exclus de la société ; élu, vers la fin de sa vie, à l’Académie française, son premier recueil poétique, La Chanson des gueux, fut condamné pour outrage aux bonnes mœurs, ce qui lui valut un mois de détention à Sainte-Pélagie. Son œuvre, marquée par cette dualité entre érudition et verve populaire, demeure un témoignage vibrant de la culture littéraire du tournant du siècle.
Dans sa quête d’une authenticité brute, le chef de file des Vivants se lança dans l’univers des cafés et des cabarets, des fêtes foraines et des cirques, des routes et de leurs bas-côtés, s’imprégnant des modes d’existence et des pratiques langagières des milieux populaires. Il recherchait la compagnie des marginaux, des aventuriers, des chemineaux et des voleurs, puisant de ce compagnonnage/de ces fréquentations une inspiration profonde ainsi qu’une vision crue, immédiate et sans fard de la vie humaine. Parmi ces figures sociales, c’est surtout celle du saltimbanque qui cristallise, dans l’imaginaire littéraire de Richepin, les valeurs de liberté, de jeu et d’errance. Emblème de l’artiste itinérant et ludique, de l’improvisation et de la mascarade, le saltimbanque offrait à Richepin un modèle esthétique qu’il adopta délibérément. Ce modèle impliquait par ailleurs une mise en scène de soi qui contribuait à façonner son rayonnement symbolique dans le champ littéraire de son époque :
« M. Jean Richepin, écrivit Jules Lemaître, est un écuyer de cirque, ou plutôt un beau saltimbanque — non pas un de ces pauvres merlifiches, hâves, décharnés, lamentables sous leurs paillons dédorés, les épaules étroites, les omoplates perçant le maillot de coton rosâtre étoilé de reprises, — mais un vrai roi de Bohême, le torse large, les lèvres rouges, la peau ambrée, les yeux de vieil or, les lourds cheveux noirs cerclés d’or, costumé d’or et de velours, fier, cambré, les biceps roulants, jonglant d’un air inspiré avec des poignards et des boules de métal […]. » (Lemaître 1887, p. 315)
En retenant un tel « portrait de l’artiste en saltimbanque » (J. Starobinski), nous partons de l’hypothèse que la figure du saltimbanque ne se réduit pas à un simple modèle de vie, mais qu’elle opère surtout comme une métaphore métapoétique qui structurant la production littéraire de Jean Richepin. À l’instar du modèle horacien du poète funambule, l’écriture richepinienne se distingue par l’ostentation assumée d’une virtuosité formelle cherchant à dépasser la rigueur parnassienne en se jouant des principes de l’aptum et des règles prosodiques. Il en résulte une véritable acrobatie verbale, dont les élans et l’élasticité repoussent les limites conventionnelles de l’expression poétique. Ces audaces et ces caprices d’une écriture affranchie des formes figées de l’art nourrissent une poétique du déséquilibre maîtrisé, où l’agilité stylistique devient le vecteur d’un rapport tendu au langage et au monde. Elle repose sur une tension constante entre prouesse technique et relâchement volontaire, entre rhétorique savante et mimétisme des registres populaires, inscrivant l’écriture de Richepin dans une dynamique de transgression jubilatoire. Ainsi, le saltimbanque ne se contente pas d’habiter les textes de Richepin comme une figure thématique : il en constitue l’instance générative, le principe moteur d’une écriture qui fait de l’instabilité une force poétique et de son potentiel disruptif un levier de déplacement des normes esthétiques.
Dans cette perspective, nous préparons un volume collectif consacré à Jean Richepin, dont la parution est prévue pour 2026, à l’occasion du centenaire de sa disparition. Nous souhaitons y rassembler des études explorant l’ensemble de son œuvre – poésie, théâtre, romans, écrits critiques ou journalistiques, correspondance et engagements – en prêtant une attention particulière aux tensions constitutives de son écriture, aux imaginaires sociaux et esthétiques qu’elle mobilise, ainsi qu’aux formes d’expressivité, de performativité ou de transgression qu’elle engage. Soucieux de rendre compte de la multiplicité de l’œuvre richepinienne dans toute sa richesse, nous ouvrons volontiers ce volume à des contributions issues de tous horizons critiques et ouvertes à la pluralité des perspectives et des approches. Les articles pourront croiser, entre autres, des approches stylistiques, narratologiques, intertextuelles, sociopoétiques, historiques et culturelles.
Les propositions de contribution (environ 300 mots) sont à envoyer d’ici au 15 juillet 2025 à l’adresse suivante : christoph.gross@rub.de
Une fois la proposition acceptée, merci de faire parvenir le texte de l’article définitif, d’une longueur comprise entre 30 000 et 65 000 signes (espaces compris), avant le 1 janvier 2026.
Références bibliographiques
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