
Colloque international
Langues et savoirs : entre hégémonie linguistique et diversité cognitive
Les 27 et 28 novembre 2025 à l’Université Sultan Moulay Slimane, Beni Mellal – Maroc
Date de tombée (deadline) : 31 mai 2025
La langue n’est pas un simple outil. Elle est la matrice où s’élabore la pensée, la structure invisible qui ordonne le réel avant même qu’on le nomme. Elle ne se borne pas à dire, elle façonne, elle assigne, elle trace des frontières. L’anglais, en s’imposant comme langue du savoir, façonne les cadres de pensée et impose ses propres normes, reléguant parfois d’autres épistémologies à la marge. Ce qui n’entre pas dans son architecture devient invisible, relégué à la périphérie du pensable.
Et pourtant, la langue n’est jamais un carcan absolu. Ubuntu[i], qui dit l’humain dans son tissu de liens, Shibui[ii], qui esquisse l’élégance dans la retenue, ne se livrent pas sans résistance à la traduction. Ils débordent, se fissurent, se transforment. Traduire, c’est toujours un acte de transformation, où certaines nuances se perdent tandis que d’autres émergent. Ce passage d’une langue à une autre ne se limite pas à un simple changement de code, mais reflète une reconfiguration des cadres de pensée. Ce n’est plus un simple passage d’un code à un autre, mais une lutte entre visions du monde, un bras de fer entre logiques incompatibles.
La langue est un territoire mouvant, traversé par des tensions et des influences multiples. Dire, c’est déjà orienter le regard. Une langue dominante influence non seulement ce qui est dit, mais aussi la manière dont une vérité est perçue et validée. La langue, certes, se dresse comme un instrument de pouvoir, mais la réduire à une dialectique brute de domination et de résistance serait une simplification aveugle. Elle est, tout autant, le lieu mouvant où s’entrelacent forces et possibilités, où le savoir se forge dans un jeu d’influences réciproques, traversé de nuances insaisissables. Refuser de voir cela, ce serait s’enfermer dans une vision figée. L’agriculture, la médecine traditionnelle en sont la preuve vivante : des savoirs façonnés par l’expérience et le temps, adaptés à leur milieu, sont balayés sous prétexte qu’ils ne se soumettent pas aux critères de validation de la science occidentale. Ce n’est pas l’efficacité qu’on leur conteste, mais leur autonomie. Un savoir qui se développe en dehors des circuits de légitimation dominants est souvent marginalisé ou réduit à une curiosité exotique. Ce processus, volontaire ou inconscient, peut conduire à une invisibilisation progressive.
Ailleurs, la langue est un drapeau, un bastion. Il y a celles qui règnent, non pas par leur nombre de locuteurs, mais par les réseaux d’influence qui les portent. Le mandarin, le français, inscrits dans des structures étatiques et institutionnelles, se déploient comme des impératifs. D’autres, comme le catalan[iii] ou le tamoul[iv] se dressent comme des remparts contre l’assimilation. Au Maroc, l’arabe, l’amazighe, le français, l’espagnol et l’anglais coexistent dans une dynamique complexe, où chaque langue occupe une place mouvante selon les contextes sociaux, politiques et culturels[v]. Chaque mot prononcé est une prise de position, un acte qui dépasse celui qui le formule.
Cette dynamique ne se borne pas aux rencontres fortuites entre langues ; elle est travaillée, façonnée, dirigée par des décisions qui, sous l’apparence de l’évidence, tracent les lignes d’un ordre imposé. Les États, les institutions, les réseaux du savoir organisent cette hiérarchie, la gravent dans les structures éducatives, les normes académiques, les exigences de la publication scientifique. Il ne suffit pas d’observer les langues en interaction, il faut aller plus loin, remonter aux dispositifs qui régulent, qui contraignent, qui dictent leur place dans l’espace du discours.
Ce phénomène s’observe aussi dans la circulation des savoirs académiques. Une étude rédigée en swahili, langue véhiculaire de l’Afrique de l’Est mais peu utilisée dans les circuits académiques internationaux, en hindi ou en coréen devra souvent ajuster sa structure et son vocabulaire aux normes académiques dominantes pour gagner en visibilité, ce qui peut entraîner une reformulation des cadres de pensée. Cette réécriture va bien au-delà d’un changement de code linguistique : elle implique un réajustement conceptuel, où les particularités originelles risquent de s’estomper au profit de cadres de pensée dominants.
Face à cette dynamique, des initiatives telles que Masakhane, qui développe des systèmes de traduction pour les langues africaines, ambitionnent de rééquilibrer l’accès aux savoirs. Toutefois, les technologies linguistiques, en voulant préserver des langues en voie de disparition, posent un paradoxe : si l’IA peut documenter des idiomes menacés comme le yagan de Patagonie, une vaste région partagée entre l’Argentine et le Chili, elle risque aussi de les figer en objets de musée, déconnectés de leur vitalité sociale.
Dans l’art, la langue n’est pas qu’un medium, elle est un territoire, et pour certains, un champ de bataille. Le multilinguisme, loin d’être un simple jeu de style, devient une révolte, une reconquête. Les écrivains qui insufflent à leurs récits des langues marginalisées ne se contentent pas d’une variation esthétique : ils fissurent l’hégémonie des idiomes dominants, réintroduisent dans le texte ce que l’histoire avait cherché à effacer. Chimamanda Ngozi Adichie[vi], en mêlant l’igbo et l’anglais, ne joue pas sur les sonorités : elle rappelle à chaque phrase que la langue est mémoire, que chaque mot en igbo, langue maternelle de millions de Nigérians et symbole de l’identité d’un peuple marqué par l’histoire coloniale et la guerre du Biafra, est une persistance, une résistance contre l’oubli imposé[vii]. Écrire ainsi, c’est refuser la soumission à une langue unique, c’est imposer à la littérature le poids des silences qu’on voulait lui faire porter. De même, des cinéastes tels que Tusi Tamasese[viii], Aislinn Clarke[ix] et Rolf de Heer et Peter Djigirr[x] donnent une place centrale à des langues minoritaires, affirmant ainsi leur rôle dans la construction des imaginaires contemporains.
L’innovation technologique accompagne ces mutations tout en soulevant des questions inédites. L’application Māori Mai ME[xi], qui utilise la réalité virtuelle pour transmettre le maori, incarne cette hybridation entre numérique et tradition. Cependant, l’appropriation d’une langue par des plateformes privées interroge : peut-on préserver un idiome sans trahir son ancrage communautaire ? La transmission numérique, aussi précieuse soit-elle, ne risque-t-elle pas de dissoudre l’expérience vécue de la langue dans un format standardisé ?
L’enjeu dépasse largement la préservation patrimoniale. La question linguistique touche aux fondements mêmes de la justice cognitive[xii]. Les systèmes éducatifs reflètent ces tensions : en Inde, le trilinguisme officiel coexiste avec une hiérarchie où l’anglais reste le passeport vers les élites[xiii]. Et pourtant, le cerveau ne plie pas sous le poids des langues, il s’en nourrit. Les neurosciences le disent : le multilinguisme ne fragmente pas la pensée, il l’affûte, il l’ouvre à des structures logiques multiples et lui apprend à jongler avec les mondes[xiv]. Dans un monde en quête de solutions nouvelles, la diversité linguistique est une ressource précieuse : elle ouvre des perspectives, contourne l’évidence et stimule la créativité.
Certaines initiatives transnationales esquissent des alternatives. Prenons l’exemple du Canada, où des scientifiques collaborent avec les Inuits pour créer des mots en inuktitut permettant de décrire les changements climatiques. Ensemble, ils ont forgé un vocabulaire précis sur la fonte des glaces et les migrations animales, enrichissant une langue qui, depuis des siècles, exprime ces savoirs[xv]. Plutôt que d’imposer des termes anglais standardisés, cette démarche intègre leur vision du territoire. Cette histoire pose une question cruciale : et si les langues marginalisées étaient une clé pour résoudre les crises mondiales ? Le vrai défi n’est pas juste de sauver des mots anciens, mais de reconnaître qu’elles offrent des manières uniques de penser. Si une langue dominante (comme l’anglais) impose ses cadres, ne risquons-nous pas de négliger des solutions porteuses, enracinées dans d’autres traditions culturelles et linguistiques ?
La diversité linguistique façonne notre compréhension du monde. Chaque langue porte une vision singulière du réel, et sa disparition appauvrit notre savoir collectif. Préserver cette richesse, c’est refuser une uniformisation où seuls certains définissent ce qui est « vrai » ou « utile ». Les agriculteurs quechuas en offrent un exemple frappant. Forts de millénaires d’observation, ils cultivent des centaines de variétés de pommes de terre, adaptées aux conditions des Andes. Leur savoir-faire, transmis en quechua, ne se limite pas à des classifications scientifiques, mais repose sur une connaissance intime des sols, du climat et des cycles naturels.
Les enjeux vont bien au-delà des mots : il s’agit de justice intellectuelle. Comment bâtir des réponses aux défis climatiques, sanitaires ou sociaux si on ignore les savoirs de ceux qui vivent ces réalités au quotidien ? L’avenir pourrait se construire à travers ces alliances inédites, où les langues autochtones dialoguent avec la recherche et où traditions orales et innovations technologiques s’enrichissent mutuellement.
Afin d’approfondir les différentes dimensions évoquées, les contributeurs peuvent orienter leur réflexion selon les axes de recherche suivants, proposés à titre indicatif et non limitatif :
1. Langues et rapports de pouvoir : enjeux géopolitiques et symboliques.
2. Traduction et circulation des savoirs : entre standardisation et diversité interprétative.
3. Littérature et multilinguisme : réécritures, hybridité et résistances.
4. Cinéma et plurilinguisme : entre uniformisation et stratégies culturelles
5. Innovations technologiques : promesses et écueils de la préservation linguistique.
6. Éducation et plurilinguisme : défis institutionnels et pistes de réforme
7. Coalitions transnationales : synergies entre acteurs locaux et globaux.
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Calendrier
· Soumission de participation : https://forms.gle/ofpEJVBHVUgYXVgr7
· Date limite d’envoi des propositions : 31 mai 2025
· Retour aux auteurs : 30 juin 2025
· Dates du colloque : 27 et 28 novembre 2025
· Langues de travail : français, anglais, arabe, amazighe.
· Adresse du colloque : languesetsavoirs@gmail.com
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Frais du colloque
Enseignants-chercheurs : 1000 DH (100 €)
Doctorants : 500 DH (50 €)
Inclus : hébergement, déjeuners, pauses-café et documentation.
Exonération :
Enseignants-chercheurs et doctorants de l’Université Sultan Moulay Slimane.
Les chercheurs affiliés à l’Association Eurêka pour les Recherches et les Études sur la Langue, la Littérature et l'Identité.
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Organisateurs :
Laboratoire de Recherches Appliquées sur la Littérature, la Langue, l'Art et les Représentations Culturelles (L.R.A.L.L.A.R.C)
Association Eurêka pour les Recherches et les Études sur la Langue, la Littérature et l'Identité
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Référent du comité de coordination :
Pr. Mounir OUSSIKOUM.