
Que demande (encore) le peuple ?
Les cahiers de doléances de 2019 : bilan et perspectives
Journée d’étude
Vendredi 5 décembre 2025
Université de Lorraine
Centre de Recherche sur les Médiations (CREM), équipe Praxitexte
Le 15 janvier 2019, dans le sillage de la crise dite « des Gilets jaunes », le Président de la République Emmanuel Macron lance un « grand débat national[1] » dont l’une des modalités réside dans la mise à disposition, au sein des mairies, de « cahiers citoyens » à remplir directement par les Français·es. Toutefois, ce n’est pas cette dénomination de « cahiers citoyens » qui s’impose dans l’espace public et médiatique, mais bien celle de « cahiers de doléances », associée, dans l’imaginaire collectif, aux prémices de la Révolution française, quoique que ces cahiers correspondent à une pratique bien plus ancienne, qui a pris des formes variées selon les époques. Le terme « doléances » (de l’ancien français « douliance », substantif issu du verbe « douloir » qui signifie « souffrir ») désigne depuis le 13e siècle le recueil écrit des plaintes et réclamations des sujets du roi, en régime monarchique – et cette pratique est plus précisément associée à la convocation des états-généraux, depuis leur première réunion en 1302 par Philippe le Bel. Ce n’est donc que rétrospectivement que les cahiers de doléances se trouvent liés à la Révolution – via la transformation de l’assemblée du tiers-état en « Assemblée nationale » le 17 juin 1789 – et donc à l’irruption du « peuple » sur la scène politique. Cette ambiguïté de l’objet « cahiers de doléances » – entre moyen d’expression démocratique et pratique monarchique verticale – n’a pas manqué d’être relevée à propos de l’initiative présidentielle, d’autant plus que d’autres échos entre 1789 et 2019 ont pu être notés, comme l’usage d’une lettre de convocation adressée à l’ensemble des Français, par Louis XVI réclamant « le concours de ses fidèles sujets[2] », et par E. Macron demandant aux citoyen·nes de « faire œuvre utile pour l’avenir de notre pays[3] ».
Il n’en reste pas moins que les « cahiers de doléances, plaintes et remontrances » de 1789[4], auxquels participent environ 5 millions de sujets masculins âgés de plus de 25 ans et domiciliés, sont souvent considérés par les historiens comme « la plus large consultation d’opinion des temps modernes[5] » et comme une première expérience démocratique qui prend la forme d’un « dialogue culturel entre les différents étages de la société[6] », « lieu de rencontre et d’un échange culturel entre le monde des élites et celui des humbles, entre l’écrit et l’oral[7] ». Depuis le 19e siècle, cette « jungle de papier[8] » d’environ 60 000 cahiers a fait l’objet de nombreuses publications et études, et cette tendance s’est accélérée au 20e siècle, sous l’impulsion originelle de Jean Jaurès, que Pierre Serna qualifie d’« inventeur des cahiers de doléances[9] » et qui voit dans les cahiers « la plus grande littérature nationale que possède aucun peuple[10] », nous invitant à les relire, non pas uniquement comme des sources historiques nous renseignant sur l’état de la société à cette époque, mais aussi comme une « œuvre collective[11] ».
Moins connus et bien moins étudiés sont les cahiers de doléances de 1945, « expérience démocratique oubliée[12] » mise en place par le Conseil national de la Résistance et par les Comités départementaux de libération dans le but reconstruire le pays. Ces cahiers communaux (ou parfois d’entreprise, à l’image des cahiers de corporations de 1789) sont rédigés sur la base de questionnaires distribués aux citoyen·nes, puis soumis au vote de chaque assemblée populaire locale, qui élit ensuite des représentant·es suivant plusieurs échelles (cantonale, départementale…), pour rédiger des cahiers de synthèse qui seront ensuite portés à Paris, lors de la réunion des états-généraux qui se déroule du 10 au 13 juillet 1945. Le dispositif est donc assez largement inspiré du fonctionnement de 1789, à l’exception des questionnaires, qui impliquent d’autres modalités de rédaction des cahiers primaires.
Le dispositif de 2019, quant à lui, est très différent : les cahiers n’en sont qu’un des rouages, puisque le « grand débat » se déroule également en ligne. Mais il est intéressant d’analyser la manière dont des citoyen·nes de toutes catégories socio-professionnelles se sont emparé·es de ce support manuscrit, dans lequel ils et elles ont directement rédigé des textes de longueur et de forme très variées, allant du bref cri du cœur exclamatif au programme politique élaboré, en passant par le témoignage personnel qui prend souvent la forme d’une missive directement adressée au Président (ou, dans certains cas, au maire). De fait, dans l’expression « cahiers de doléances », le terme « cahier » possède un sens générique, renvoyant à un simple support écrit : il ne dit rien a priori de la forme ni du contenu des messages destinés à y être consignés. Pourtant, en 2019, la connotation scolaire du terme a pu avoir tendance à prendre le dessus, d’autant plus que la plupart des supports mis en place dans les mairies étaient effectivement des cahiers d’écoliers.
Cette journée d’étude, qui se focalisera sur les cahiers citoyens issus de la consultation de 2019, s’emploiera :
1/ à faire le point sur le sort de ces cahiers (ont-ils été lus et par qui ? à quels types d’archivage ont-ils donné lieu ? ont-ils été numérisés, par qui et pour quel bénéfice ?) ;
2/ à faire le bilan des travaux de recherche dont ils ont fait l’objet depuis 6 ans (quelle(s) discipline(s) s’y sont-elles intéressées ? comment les corpus d’étude ont-ils été constitués et dans quels départements ? à l’aide de quels outils ont-ils été sondés ?) ;
3/ à poser les premiers jalons d’un programme de recherche consacré au genre textuel (non étudié comme tel à ce jour) du « cahier de doléances » et à ses évolutions de 1789 à 2019, en passant par 1945.
En effet, pour appréhender dans toutes ses dimensions cette « grande littérature » dont parlait Jaurès et rendre pleinement compte de l’« œuvre collective » qu’elle constitue, cette journée s’emploiera à poser les fondements d’une approche pluridisciplinaire de cet objet singulier qu’est le cahier de doléances, qui nécessite une analyse mobilisant des historien·nes, des sociologues et des politistes, mais aussi des spécialistes du texte (linguistique, stylistique, sémantique textuelle, analyse du discours, textométrie, poétique historique des formes littéraires et médiatiques), qui pourront s’interroger aussi bien sur les « manières de dire et d’écrire[13] » des citoyens·nes et sur les « canons de l’art de se plaindre[14] » que sur les conditions de production et de diffusion des cahiers. Les questions que soulèvent ces textes voués à porter la parole du peuple sont multiples : qui écrit dans ces cahiers, en s’adressant à qui et au nom de qui/quoi ? Quelles en sont les spécificités énonciatives et les fonctions socio-pragmatiques ? Quelles contraintes formelles surdéterminent les actes de langage qui s’y déploient ? Bref, que demande (encore) le peuple ? – mais aussi : comment le demande-t-il ?
Envoi des propositions : les propositions seront envoyées aux coordinatrices de la journée d’étude avant le 10 mai 2025 sous la forme d’un résumé d’environ 300 mots, accompagné d’une courte biobibliographie :
Charlotte Lacoste : charlotte.lacoste@univ-lorraine.fr ; Hélène Parent : helene.parent@univ-lorraine.fr
Calendrier prévisionnel
20 février 2025 : lancement de l’appel à contribution.
10 mai 2025 : date limite de réception des propositions.
20 juin 2025 : date de notification d’acceptation aux contributeurices.
5 décembre 2025 : journée d’étude à l’Université de Lorraine (Campus du Saulcy, Metz)
Bibliographie indicative
Sur 1789 : Les cahiers de doléances de 1789 font l’objet d’une très vaste bibliographie (principalement historique) et de nombreuses études de cas, qu’il n’est pas utile de citer ici en intégralité. Les travaux les plus importants pour notre approche et/ou les plus récents sont ceux cités dans cet appel.
Sur 1945 :
- Guillon (Jean-Marie), « Rêves raisonnables pour des “lendemains qui chantent”, Les cahiers de doléances de la Libération », dans Les Historiens et l’avenir. Comment les hommes du passé imaginaient leur futur, dir. R. Bertrand, M. Crivello et J.-M. Guillon, p. 235-244, https://books.openedition.org/pup/25337?lang=fr
- Pigenet (Michel), Les États généraux de 1945. Une expérience démocratique oubliée, Éditions du Croquant, 2024.
Sur 2019 :
- Baciocchi et al., « Déchiffrer les cahiers de doléances. Source, contextes et propositions d’économie politique (département de la Somme, 2018-2019) », Annales HSS, 79-1, 2024, p. 7-56.
- Della Sudda (Magali), Mestre (Stéphane) et al., « Une recherche citoyenne sur les cahiers de doléances girondins. À l'initiative de Gilets jaunes, avec des Gilets jaunes, des universitaires, des citoyennes et citoyens », dans M. Della Sudda, J.-P. Lefèvre, P. Robin (dir.), De la valse des ronds-points aux cahiers de la colère, Bordeaux, Rebellio Éditions, 2023, p. 29-44.
- Le Bret (Didier), Rendez les doléances ! Enquête sur la parole confisquée des Français, Paris, Lattès, 2022.
- Pengam (Manon), « Les cahiers citoyens du grand débat national (2019) : d’un geste présidentiel dépolitisant à une (re)politisation citoyenne », Mots. Les langages du politique, 2024, n° 134, p. 119-136.
[1] https://granddebat.fr
[2] Lettre du Roi, pour la convocation des États généraux à Versailles, du 24 janvier 1789, https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1879_num_1_1_2947.
[3] Lettre aux Français, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais.
[4] Nous faisons ici référence aux cahiers primaires, rédigés par les habitants des paroisses dans les villages et les travailleurs des corporations dans les villes, et non aux cahiers de synthèse rédigés ensuite à l’échelle du bailliage ou de la sénéchaussée.
[5] Pierre Goubert et Michel Denis, 1789, Les Français ont la parole, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2013 [1964], p. 48.
[6] Philippe Grateau, Les Cahiers de doléances, une relecture culturelle, Rennes, PUR, 2001, p. 335.
[7] Ibid., p. 289.
[8] L’expression est de Pierre Serna, Que demande le peuple ? Les cahiers de doléances de 1789. Manuscrits inédits, Paris, Les éditions Textuel, 2019, p. 9.
[9] Ibid., p. 7.
[10] Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française [1900], Paris, Éditions sociales, 2014 [1900-1903], t. I, La Constituante (1789-1791), p. 281.
[11] Philippe Grateau, op. cit., p. 35.
[12] D’après le titre du récent ouvrage de Michel Pigenet, Les États généraux de 1945. Une expérience démocratique oubliée, Éditions du Croquant, 2024.
[13] Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990, p. 69.
[14] Philippe Grateau, op. cit., p. 28.