
Colloque « Les nouveaux moralistes au XIXe siècle »
Organisée par le CRP19, Université Sorbonne Nouvelle
20-21 mars 2026
(Université Sorbonne Nouvelle, Maison de la Recherche, 5 rue des Irlandais, Paris 5ème arrondissement)
Appel à propositions
Dès le début du XIXe siècle, avec la construction progressive, par exclusion – ou pour le moins par division et partition – d’un champ spécifique et académique propre à la philosophie du fait de la « professionnalisation de la fonction de philosophe[1] », les « penseurs personnels » (Schopenhauer) ou « penseurs lyriques » (Damiron) se retrouvent mis en marge non seulement d’une pratique d’écriture, avec ses codes et ses genres, mais aussi désormais d’un champ disciplinaire constitué.
Les moralistes « classiques » – et en ce sens le dernier des écrivains heureux est bien davantage Montaigne que Voltaire – avaient déjà dû subir cette forme d’exclusion progressive qui n’a jamais vraiment dit son nom, en échange d’une sorte de crédit, voire d’accréditation : faire du moins de la littérature, réduite en l’occurrence à son écume, le style. L’article « Moraliste » de l’Encyclopédie, rédigé par Jaucourt, boucle la boucle : le moraliste est assimilé à « un maître d’écriture, qui donnerait de beaux modèles, sans enseigner à tenir et à conduire la plume pour tracer des lettres. […] C’est que les écrivains de ce caractère veulent être gens d’esprit, et songent moins à éclairer qu’à éblouir[2]. » Joubert fera de cette critique une poétique : « La pensée est subite et jaillit comme le feu ; l’idée naît le jour après la nuit. L’une éblouit et l’autre éclaire. » Ainsi, méprisé par les philosophes, le penseur moraliste, brillant mais obscur et inutile, méconnaît le principe de raison[3], n’est plus assez conséquent et ne montre pas davantage l’esprit de suite que requiert désormais la pensée-machine qui œuvre au sein d’un système de pensée.
Les nouveaux moralistes du siècle romantique n’ont pas davantage l’alibi de la mondanité classique pour justifier le désordre naturel de leur pensée. Ils sont bien souvent désormais solitaires et confinés dans leur intimité où s’approfondissent les méditations, et quelquefois en mouvement, lors de promenades où vagabondent les rêveries (voir Senancour). C’est en ce sens qu’ils sont « personnels » ou plutôt « lyriques » comme le dit Damiron, comme pour les excuser ou leur trouver des circonstances atténuantes avant de les exclure un à un de son panorama des Philosophes français du XIXe siècle, et ce, dès 1828.
Comme le dit Louis Van Delft, « il faut attendre Joubert (1754-1824) pour voir se dessiner la prise de conscience d’une certaine spécificité. Ce n’est que vers 1840 que moraliste supplante philosophe pour désigner des auteurs tels que Montaigne, La Bruyère ou des écrivains s’inscrivant dans le droit fil de la tradition classique[4]. » Sorti ainsi du champ philosophique, « le moraliste » se renouvelle au XIXe siècle en acceptant cette forme de déclassement et cette précarité fragmentaire de l’idée littéraire, qui s’élabore en marge des deux grands récits de la pensée que sont désormais le roman et la philosophie, ou, à un autre niveau, l’Histoire et la Science. Cette précarité est une qualité, et même une modalité, que ne cesse de revendiquer par exemple Senancour ; Cioran parlera plus tard, dans son Précis de décomposition, du « penseur d’occasion », « l’anti-philosophe » qui « pense par accident » dans « l’attente de l’Idée », alors que « celui qui pense quand il veut n’a rien à nous dire ».
Paradoxalement une telle pratique personnelle et idiosyncrasique de la littérature pourrait recouvrir, si ce n’est une poétique générale ou générique, du moins des traits caractéristiques qu’il conviendra sans aucun doute de mettre au jour afin de montrer une forme d’unité ou d’affinité, qui sans faire école ou genre constitué, fait sens au moment où triomphe l’idée d’une modernité fondée sur la linéarité, la continuité et la narrativité.
Or, ces penseurs sans état mettent en avant la discontinuité du fragment comme signe d’une absence de suite dans les idées, qui est revendiquée comme gage d’une authenticité (contre l’essai) ; l’absence d’œuvre en tant qu’objet fini pour privilégier l’inachèvement et la reprise infinie (contre le livre et l’idée même d’auteur) ; la pensée du paradoxe comme arme contre la logique conséquente de l’idéologie, mais aussi comme signe de l’interdépendance entre la vie et la pensée (contre la philosophie académique). C’est peut-être ce dernier trait qui peut justifier l’utilisation du terme de « moralistes » pour les distinguer faute de mieux des autres penseurs : descripteurs, expérimentateurs et parfois prescripteurs de la vie comme elle va, et vient, ces écrivains pensent en vivant et vivent en pensant[5]. De ce point de vue, Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme (1829) de Sainte-Beuve, dont le titre est tout un programme, apparaît comme le porte-étendard d’une telle conception.
Diverses directions s’offrent ainsi pour circonscrire et étudier ces écrits marginaux, écrits parfois en marge, à la marge ou dans la marge d’autres œuvres plus souvent parcourues par la critique :
- Le rapport à la tradition : quels sont les liens, s’il y en a, entre ces « moralistes » d’un nouveau genre et d’un temps nouveau et la grande tradition des siècles précédents ? Dans quelle mesure ont-ils conscience de leur rapport à la tradition ? Le Recueil des pensées de M. Joubert (1838) comporte par exemple un chapitre intitulé « Écrivains, moralistes » (chapitre VII). On sait que se maintient sur le plan éditorial un train important de publications de moralistes classiques (les Fables de La Fontaine et les Caractères de La Bruyère notamment, sont de véritables best-sellers, tandis que Victor Cousin s’investit dans une édition scientifique des Pensées de Pascal), diffusées notamment dans les cabinets de lecture puis données en livres de prix, et que l’œuvre de Chamfort revient à la mode au XIXe siècle, notamment lorsque paraissent les Pensées, maximes et fragments de Schopenhauer réunis par J. Bourdeau en 1880.
- L’invention du moraliste au XIXe siècle : Le nouveau moraliste n’a-t-il pas parfois les traits d’un philosophe ayant délaissé la métaphysique pour la psychologie ou pour une « philosophie populaire » (Cousin), voire d’un philosophe mondain, tel Elme Caro, vulgarisateur de Schopenhauer à la fin du siècle ? Le magistère qu’il entend exercer via les institutions (École normale supérieure, Université, Académie) le place au cœur des sociabilités salonnières. À ce moralisme enseigné et diffusé en des cercles restreints répond un moralisme grand public qui, du fait de l’essor de la presse et du développement de l’instruction, trouve également ses canaux dans les anthologies scolaires, universitaires, académiques. Les recueils de pensées morales ou de proverbes, ainsi vulgarisés, participent du vaste mouvement de démocratisation et de formation des masses lisantes. Voir Émile Faguet, Politiques et moralistes du XIXe siècle, 1891-1900, 3 vol. ; Raymond Thamin, Extraits des moralistes (XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles), 1897 ; Henry Joly, Les moralistes français des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, 1900. Quels éditeurs y contribuent ? Sous quelles formes (livres de prix ? manuels ?) Quel rôle jouent ces différentes instances dans la fabrique du moraliste ? quel moraliste construisent-elles, en particulier à la fin du siècle, qui se caractérise par une sorte d’engouement pour la forme brève, notamment sentencieuse (qu’illustre notamment l’œuvre de Remy de Gourmont) ? Le goût de l’aphorisme n’est-il pas à mettre en relation aussi avec des microformes journalistiques comme l’épigramme et l’entrefilet, qui se développent dès les années 1830 ?
- La question de la réception : comment sont perçus et reçus ces nouveaux moralistes dans l’histoire contemporaine de leur réception et/ou dans l’histoire littéraire ? Comment définit-on un moraliste au XIXe siècle ? quelle est la part de la décision éditoriale, bien souvent posthume, dans un tel contexte ? Cette écriture discontinue, donnée bien souvent comme un marqueur du « style » du moraliste, n’est-elle donc pas parfois – ou aussi – l’effet d’une pratique ? celle de l’extraction de la maxime ou de la pensée concentrée à partir d’un ensemble plus vaste, qu’elle intervienne à titre posthume ou émane de l’auteur lui-même (Balzac en a le projet en 1845 et signe un contrat avec l’éditeur chez Plon pour un recueil de ses maximes et fragments ; les Goncourt tirent de leur Journal, alors inédit, Idées et sensations en 1866). Voir par exemple l’édition du Maine de Biran, sa vie et ses pensées publiée par Ernest Naville en 1857, la traduction et l’édition de Pensées, maximes et fragments de Schopenhauer par J. Bourdeau en 1880 ou encore l’ouvrage critique d’Alphonse Pagès : Balzac moraliste. Pensées de Balzac extraites de La Comédie humaine mises en regard des maximes de Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld, Vauvenargues (1866), à la suite de la publication par Barbey d’Aurevilly dans Le Pays de Maximes et fragments extraits de l’œuvre balzacienne, à la demande de Mme Hanska en 1854 et 1855.
- L’expérience de la pensée : comment appréhender la pensée moraliste telle qu’elle se (re)définit au XIXe siècle ? Joubert distingue par exemple « idée » et « pensée » (Recueil des pensées de M. Joubert, 1838 ; 2 vol., 1850) tandis que les « rêveries » et les « méditations » de Senancour réfutent même les notions de livre et d’auteur (Rêveries sur la nature primitive de l’Homme, 1802, puis 1809 et enfin 1833 ; Libres méditations d’un solitaire inconnu sur le détachement du monde, et sur d’autres objets de la morale religieuse, 1819, puis 1830). Plus tard, l’idée est mise en regard de la sensation par les Goncourt (Idées et sensations, 1866).
- La poétique du fragment : comment définir les formes brèves du « genre sentencieux » (Joubert)[6] ? On examinera notamment son rapport aux autres genres connexes et parfois contaminés par lui que sont l’essai (Stendhal, De l’amour, 1822), la critique (Lucien-Anatole Prévost-Paradol, Études sur les moralistes français suivies de quelques réflexions sur divers sujets, 1865 ; Ernest Bersot, Un moraliste, 1882), le répertoire (Léon Bloy : Exégèse des lieux communs, 1901), le journal intime (Amiel, Fragments d’un journal intime, 1883), le poème en vers (Xavier Forneret, Vapeurs, ni vers ni prose, 1838, Amiel, Il penseroso. Poésies-maximes, 1858) ou le poème en prose (Baudelaire, Maurice de Guérin, Lautréamont, Poésies I et II, Mallarmé, Divagations) ; voire le roman (Oberman, édition originale de 1804, avec « Indications » thématiques) ; ou tout cela à la fois (Sainte-Beuve, Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, 1829).
- La question de la marge : comment penser la place d’écrits parfois totalement marginaux ou marginalisés (et souvent peu, pas ou mal édités du vivant de l’auteur) au sein d’une œuvre qui ne cesse pourtant de s’en nourrir, de s’en servir ou de s’y réfléchir ? Quel statut donner en particulier aux recueils posthumes de Stendhal (Pensées et impressions, 1905 ; Pensées : filosofia nova, 1931) ou de Baudelaire (Fusées dans Œuvres posthumes et correspondances inédites, 1887) ou encore de Flaubert (Dictionnaire des idées reçues, 1913) ? Comment comprendre, à l’inverse, l’organisation par les Goncourt de la publication de leurs Idées et sensations (1866), ou le travail de Barbey d’Aurevilly en vue de la publication de ses Pensées détachées (1889) ?
- Les morales d’un grand siècle : peut-on repérer des valeurs induites, notamment par la forme fragmentaire et le statut littéraire du « genre sentencieux » (Joubert) ? peut-on discerner ce qui pourrait constituer une première typologie de configurations idéologiques, différentes, opposées ou contradictoires (à la manière de ce que fait Damiron à la fin de la Restauration : l’école sensualiste et/ou sentimentaliste, l’école théologique, l’école spiritualiste ou éclectique) ? Peut-on voir se dessiner au cours du siècle les conditions matérielles et intellectuelles qui déterminent des pratiques différentes au moment où le régime républicain garantit la liberté de la presse et la liberté d’expression (1881) : de l’écrit intime à la parole publique, de l’introspection au pamphlet, du moral au politique ? L’écriture moraliste devient-elle dès lors une forme de résistance aristocratique de l’esprit ? ou à l’inverse une arme républicaine au service de la « morale indépendante » (A. Massol) ?
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Modalités de soumission :
Les propositions de contribution (entre 300 et 500 mots), accompagnées d’une bibliographie de l’article et d’une brève bio-bibliographie, seront à envoyer par courriel avant le 30 juin 2025 à :
- Yvon Le Scanff : yvon.le-scanff@sorbonne-nouvelle.fr
- Marie Parmentier : marie.parmentier@sorbonne-nouvelle.fr
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[1] Pierre Macherey, « La philosophie à la française », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, janvier 1990, vol. 74, n°1, p. 11.
[2] Prévost-Paradol fait même du « bonheur de l’expression » du moraliste le moyen décisif de sa force de persuasion (voir Études sur les moralistes français, 1873, p. 160).
[3] Si la chose est depuis longtemps au cœur de la pratique philosophique, elle devient explicitement son « principe » au XVIIe siècle sous l’impulsion de Leibniz comme le rappelleront notamment Schopenhauer (De la quadruple racine du principe de raison suffisante, 1813) puis Heidegger (Le principe de raison, 1957). Le principe de raison (suffisante) et son corollaire, le principe d’identité (ou de non-contradiction), deviennent ainsi les fourches caudines du discours philosophique excluant du champ tous les écrits qui n’y satisferaient pas.
[4] Les moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008, chap. I, p. 93.
[5] Dans une très belle formule, qui caractérise bien cet idéal, Zimmermann écrit à propos de la solitude : « Là, vivre n’est autre chose que penser » (La Solitude considérée relativement à l’esprit et au cœur, 1788).
[6] La liste des formes de ce « genre » n’est pas close : proverbe, apophtegme, sentence, pointe, épigramme, trait (d’esprit), maxime, pensée (réflexion, idée), aphorisme, fragment, méditation, rêverie, etc.