
Le terme φυγή recouvre dans l’histoire de la Grèce antique un large réseau de significations, à la fois physiques (faiblesse et décomposition du corps), morales (fuite devant l’ennemi, fuite des obligations citoyennes), philosophiques (fuite des maux, fuite de l’existence), religieuses (fuite des divinités, temples servant d’asile aux fuyards) et politiques (procès condamnant à l’exil), comme l’ont exposé les études récentes [1]. Ces observations ont permis de mieux comprendre non seulement les pratiques mais aussi l’imaginaire social entourant la φυγή. La fuite est un acte ambivalent, elle oscille entre valorisation et dévalorisation. Pour ne citer que deux exemples, elle peut être une preuve de lâcheté, lorsqu’elle se manifeste sur le champ de bataille, aussi bien qu’un acte salvateur, lorsqu’elle résulte d’une décision collective comme l’ostracisme, puisqu’elle vise alors à préserver la cité. La valeur de la φυγή est ainsi en équilibre précaire et semble, dans tous les cas, jouer un rôle dans la constitution de l’identité sociale de celui qui s’en va.
Il ne saurait en être autrement étant donné que la φυγή, impliquant la fuite devant un autre, est toujours visible ne serait-ce qu’aux yeux de celui qui fuit, lequel peut se retrouver étranger à lui-même, c’est-à-dire devenir tout autre à ses propres yeux. Et la φυγή, quand elle atteint son intensité maximale, peut devenir, qu’elle soit volontaire ou involontaire, l’exil aboutissant à l’errance [2]. Si l’errance désigne d’abord une réalité physique, celle de celui qui marche sans but et sans cesse, telle Io poursuivie par le taon, sans même peut-être savoir pourquoi, elle peut aussi désigner une réalité intime, dans laquelle l’identité se trouve en tension, tenaillée entre sa perte et sa redéfinition, comme le banqueteur placé sous le regard de Gorgô [3].
Celui qui fuit se trouve alors dans trois situations possibles : sous le regard de sa propre communauté qu’il quitte, sous celui de la nouvelle communauté susceptible de l’accueillir ou de le refuser et sous son propre regard, prenant alors conscience de ce qu’il a été, de ce qu’il est et de ce qu’il pourrait ou voudrait être. En ce sens le regard, qu’il soit étranger, familier ou personnel, est constitutif de la φυγή et permet de comprendre que celui qui fuit est sans cesse exposé au jugement de son apparence et de sa situation.
Cet imaginaire qui entoure la φυγή joue un rôle dans la constitution de l’identité sociale du fuyard, qu’on peut alors étudier sous l’angle du rapport entre l’altérité constitutive de la fuite et ses manifestations visuelles.
• D’abord, le regard sur cette apparence imprégnée de valeur sociale fait-elle de la fuite une preuve d’exclusion subie ou au contraire un acte de distinction volontaire ? Ici, les procédures politiques et judiciaires, les rapports entre classes sociales, les persécutions et les lieux d’asile pourront être des pistes de réflexion. On attend des propositions sur la valeur de la fuite dans un registre émique où les acteurs (qu’ils prennent effectivement la fuite ou soient seulement dans une situation sociale qui les soumette à la possibilité d’une fuite) prennent acte et s’interrogent sur le paradoxe qu’il y a à fuir volontairement. On attend en particulier que la liberté, ou le choix, de fuir soit mise en relation avec le regard que porte la communauté sur le contexte de cette fuite (d’où, vers où, pourquoi, avec qui, quand, etc.,). La valeur de la fuite est-elle déterminée par le regard de la communauté que l’on quitte et celle qu’on rejoint ? Peut-on alors s’extraire de ce regard ?
• Plus précisément, on est amené à s’interroger sur des cas marqués explicitement par l’apparence : la fuite suggère-t-elle une honte de s’exposer ou bien au contraire la recherche d’un havre où se montrer enfin soi-même ? ici, la fuite au combat, la fuite devant le mariage et les devoirs familiaux, tout comme l’exil politique et son traitement philosophique peuvent être des pistes de réflexion : on s’attend à ce que l’apparence du fuyard, dans son corps, ses vêtements, son allure, soit mise en relation avec l’identité que cette apparence peut constituer (étranger, inclassable, hors-la-loi, inatteignable, désirable…). La fuite dans son aspect pratique, quitter le familier pour l’étranger, pourra faire l’objet d’une attention particulière quant aux catégorisations visuelles (Grecs/Barbares, Athéniens/Lacédémoniens, démocrates/oligarques, hommes/femmes, jeunes/vieux, humain/animal, etc.) qu’elle met en place : comment se manifeste visuellement le fait de fuir sa patrie, sa classe, son poste, son genre, son corps, et même sa condition humaine, quand cette fuite se fait devant le regard d’autrui ? Fuir, est-ce être contraint par son apparence à cause du regard posé par autrui, ou bien s’en libérer grâce à un regard étranger ?
• Enfin, si la question de la fuite loin du regard d’autrui se pose, on peut être amené à interroger le regard que le fuyard porte sur lui-même. Si fuir peut parfois être une délivrance, peut-on pour autant se fuir soi-même ? Échapper à sa conscience semble impossible, comment les Grecs ont-ils traité cette expérience ? On attend ici des réflexions portant sur le lien entre fuite d’une communauté et de ses regards, et fuite d’une identité personnelle, d’un caractère ou d’une expérience intérieure de soi-même. Des comparaisons entre des tentatives historiques de fondations ou de refondations de cités et des théories philosophiques impliquant une table rase ou une euètheia peuvent être intéressantes, tout comme des réflexions sur les changements d’apparence ou de corps et les questions d’oubli ou de mémoire à laquelle ils peuvent être liés. Si une fuite de soi-même est recherchée, cela peut-il faire de soi un autre ? La fuite rend-elle étranger à soi-même ? Quel est le rôle des apparences dans cette altérité ?
Dans le cadre résolument interdisciplinaire que suppose la notion de φυγή, ces questions ont vocation à être servies par des approches incluant diverses sources et méthodes littéraires, rhétoriques, philosophiques, historiques, anthropologiques, iconographiques, en particulier en histoire, en littérature et philologie classique, et en philosophie.
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- Modalités pratiques
Les interventions, d'une durée de 30 minutes, seront données en français. Les propositions de communication (400 mots maximum), ainsi qu’un CV, devront être envoyées à l'adresse phuge2025@gmail.com, au plus tard le 31 mars 2025. Les résultats seront communiqués à la mi-avril. La journée se tiendra en présentiel, à Paris, à l'INHA, le 23 juin 2025. Les éventuels frais de déplacements et d’hébergements seront à la charge des participants.
- Comité d'organisation
Maria Caria, ANHIMA, UMR 8210, UPCité
Rova Lyon, CARRA, UR 3094, Unistra
Yoann Simo-Botta, ANHIMA, UMR 8210, UPCité
- Comité scientifique
Florence Gherchanoc, Professeure d'histoire grecque, AHNIMA, UMR 8210, UPCité
Anne Merker, Professeure de philosophie antique, CREPHAC, UR 2326, Unistra
- Bibliographie
- CRUBELLIER (M.), « Aristote : poursuivre et fuir », Chôra, Revue d’études anciennes et médiévales, 17, Paris, Polirom, 2019,
pp. 91-104
- FAUCHON-CLAUDON (C.) et LE GUENNEC (M.-A.) (éds.), Hospitalité et régulation de l’altérité dans l’Antiquité méditerranéenne, Ausonius, Bordeaux, 2022
- GARTNER (J.-F.), Writing Exile: The Discourse of Displacement in Greco-Roman Antiquity and Beyond, Leiden, Brill, 2007
- GOUTTEFARDE (A.), L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique, Paris, L’Harmattan, 2021
- GUICHAROUSSE (R.), Athènes en partage. Les étrangers au sein de la cité (Ve-IIIe siècles avant notre ère), Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire ancienne et médiévale », 2022
- LODDO (L.), I rifugiati politici nella Grecia antica, Bologna, Il Mulino, 2022
- MERKER (A.), La vision chez Platon et Aristote, Sankt Augustin, Academia, collection International Plato Studies, 16, 2003
- PATERA (M.) et al. (éds.), La peur chez les Grecs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, (https://doi.org/10.4000/books.pur.190788).
[2]
-MOATTI (Cl.), et al. (éds.) Le monde de l’itinérance en Méditerranée, de l’Antiquité à l’époque moderne, Pessac, Ausonius Éditions, 2009 (https://doi.org/10.4000/books.ausonius.1608)
-MONTIGLIO (S.), Wandering in Ancient Greek Culture, Chicago, University of Chicago Press, 2005.
[3]
- LISSARRAGUE (F.), Un flot d’images, une esthétique du banquet grec, Paris, Adam Biro, 1987
- FILACANAPA (G.) et alii (éds.), Le masque scénique dans l’Antiquité. Pratiques anciennes et contemporaines, Deuxième époque, Montpellier, 2022
- FRONTISI-DUCROUX (F.), Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne, Flammarion, Paris, 1995.