"Les ailes du désir et le roman. Sur une fiction d’Abdelfattah Kilito", par Évanghélia Stead (inédit)
"Les ailes du désir et le roman. Sur une fiction d’Abdelfattah Kilito"
par Évanghélia Stead (Université de Versailles Saint-Quentin)
La dernière fiction d’Abdelfattah Kilito, Par Dieu, cette histoire est mon histoire !, commence sur le mode de la répétition et par une cour carrée. Un narrateur – qu’on aura tendance à oublier par la suite – constate : « Cela se passe encore une fois dans la maison de mes parents » (11)[1]. On découvre plus loin dans ce chapitre que cette maison n’est plus visitée. Elle est peut-être abandonnée et les parents sont morts, mais elle demeure. On peut l’imaginer comme le nid, le logis et l’abri d’où naissent les histoires. En son cœur, se dessine une cour carrée.
La répétition, dont résonne cette phrase, installe dans le récit l’idée d’un retour du même comme si le narrateur était en proie à un rêve obsédant ou un cauchemar ; comme s’il avait lui-même vécu et revécu l’histoire, dont on entend l’écho tout proche dans le titre même : Par Dieu, cette histoire est mon histoire ! Cette amorce est une clé. À l’opposé de la porte qu’il ne faut pas ouvrir, de la serrure où il ne faut pas coller son œil (au risque d’être aveuglé), elle est un sésame qui ouvre le texte tant il résume et symbolise la structure du roman.
Combien y aurait-il d’histoires ? Et pourquoi Abdelfattah Kilito, plutôt que d’interdire à son lecteur d’ouvrir une porte, préfère-t-il installer la répétition, le retour au même, l’itération ? Répéter est somme toute moins captivant que faire entrevoir l’interdit, promettre la nouveauté, piquer l’esprit, attiser la curiosité et lancer le lecteur avide d’en savoir plus dans la lecture d’un livre.
Temenos
Revenons un instant à la cour carrée. Elle découpe sur le sol une forme dont le pendant se dessine aussitôt en hauteur : « cour carrée, ouverte sur le ciel » (11). On reconnaît dans ce dispositif la structure archaïque (au sens de mythique) du temenos. Dans la culture grecque antique, le temenos est un enclos, une parcelle délibérément réservée aux chefs et aux héros ; ou bien le territoire protégé d’une divinité, consacré par un autel ou par un temple. Il signale par extension « tout endroit consacré », un « lieu sacré » (Bailly). Il représente sur terre un rapport intime (et mystérieux) entre le périmètre d’un lieu cultuel, fréquenté par les hommes, et son pendant, tracé de manière analogue dans le ciel, résidence de forces invisibles et divines. Le mot vient du verbe temnô, qui signifie couper, sectionner : c’est l’acte de tracer sur le sol le péribole, de déterminer une section qui protège et préserve le sanctuaire. L’idée est à la racine de temple, qui vient du templum latin, « espace tracé dans l’air par le bâton de l’augure comme champ d’observation des auspices », que le Gaffiot rapproche du verbe temnô et du temenos grec. L’auspicium est avant tout en latin l’observation des oiseaux (avis et specio), dont la divination antique déduisait des présages.
La cour carrée d’Abdelfattah Kilito n’est évidemment pas un sanctuaire antique, mais le cœur du familier, le mitan d’une maison humaine qu’habitent les histoires. Elle possède toutefois un pendant céleste immanquable : la femme ailée posée sur le toit comme l’oiseau sur la branche. La démone, l’être ailé, le hors d’ici, s’est unie à un homme, celui qui habite la maison des histoires. Elle attend sur le toit qu’il s’éveille, qu’il en sorte, pour lui faire ses adieux.
Le roman d’Abdelfattah Kilito s’ouvre sur cette rupture. Mais il ne dessine pas moins une structure, verticale, entre l’ici des hommes et l’au-delà des dieux et des démons, que je rapprocherais volontiers de la vieille idée de l’inspiration – qu’elle soit impulsion d’origine divine ou surnaturelle ou souffle qui inspire les créateurs. Cette même idée habite un passage du premier chapitre. On y voit un petit garçon (l’enfant que fut autrefois le narrateur) découvrir le mystère et l’immensité effrayants du ciel inatteignable et, peu après, la littérature. Ne couche-t-il pas cet épisode angoissant dans une rédaction scolaire – ne l’apprivoise-t-il pas en quelque sorte dans l’enclos sécurisant d’un devoir ? Ce qui a guidé le petit garçon dans sa découverte bouleversante c’est de petits êtres ailés, les hirondelles. Ce qui guide le narrateur à l’entrée du roman (et le lecteur après lui) est une femme-oiseau postée sur le toit. Elle est liée à la répétition d’une histoire, celle du narrateur, et celle de tous les hommes qui ont eu affaire à une démone ailée.
Roman
Par Dieu, cette histoire est mon histoire ! est le second livre d’Abdelfattah Kilito à porter dans l’édition française une indication générique explicite, cette fois-ci dès la couverture : « roman ». On ne trouve pas une telle mention dans l’édition arabe, peut-être parce que le terme hikaya (histoire), redoublé dans le titre (grammaire oblige), installe le texte dans une tradition narrative différente de celle de la riwaya. Les deux termes entrent d’ailleurs en relation tant ce roman (riwaya) se fait par l’entrecroisement des histoires (hikayât). D’une certaine façon la répétition de hikaya fait affleurer dans le titre arabe le retour (avec variation) du même sur lequel repose structurellement le roman. Si l’on s’en tient à la seule version française cependant, on s’étonne de découvrir que Kilito choisit délibérément le genre romanesque et – une fois n’est pas coutume – l’affiche sur la couverture et la page de titre[2].
On sait que l’indétermination générique, surtout l’oscillation entre essai et fiction, est une caractéristique de cette œuvre profondément ouverte. Kilito a raconté les aventures interprétatives et éditoriales de son livre Dites-moi le songe (2010), fondé sur une hésitation générique féconde (essai ? roman ?), et la présentation divergente qui en a été faite (écrit en français ? traduit de l’arabe ?)[3]. Tout comme Par Dieu…, composé de cinq chapitres et d’un épilogue, on peut voir dans Dites-moi le songe un roman fait de quatre histoires que l’on peut tantôt associer, tantôt dissocier pour les lire séparément tout en constatant des échos entre elles. La différence avec Par Dieu…. n’est pas seulement que le genre est à présent dévoilé d’emblée. C’est que les résonnances d’une histoire à l’autre se multiplient au sein d’un seul et même ensemble où des personnages, reconnaissables, s’entrecroisent, échangent, se doublent. La réverbération est même cautionnée par le narrateur qui questionne très tôt la véracité de son propre récit : « Il est vrai cependant que j’ai lu tant de livres, tant de contes, que j’en ai oublié une bonne partie, et que cela se mélange dans mon esprit » (14). Mais en même temps, il a à peine authentifié et garanti la stabilité du sens : « Mais soyons circonspects, ne confondons pas les histoires, ne nous laissons pas impressionner par de vagues similitudes » (13). D’autres pistes, semées dans le texte, perpétuent le doute qui ouvre le récit à des hypothèses multiples, à des questionnements, et fait naître des versions divergentes.
Sans trop réfléchir, on pourrait se dire que ce flottement est à mettre sur le compte d’un narrateur non fiable. En réalité, c’est bien plutôt un outil romanesque qui permet de multiplier les accords et de propager les résonnances d’une histoire à l’autre ou dans l’autre. Le romancier invente des brèches où peut se loger un lecteur curieux, et joueur comme lui. Tout comme Dites-moi le songe, mais de manière plus résolue, Par Dieu, cette histoire est mon histoire ! se fonde sur une structure en arpège. Dans l’arpège, les notes, distinctes, sont jouées l’une après l’autre. Jouées ensemble, elles formeraient un accord. Or elles sonnent successivement, chacune avec son tempo et sa couleur. Il en est ainsi des histoires de Par Dieu…. Le romancier en joue avec dextérité. Et il invite son lecteur à en jouer avec lui sur un clavier complexe où les personnages, les intrigues et les livres s’étoilent en faisceau partant de trois points en partage : la femme, l’histoire/les histoires des hommes, et un livre, « sans doute le protagoniste de cette histoire » (35).
Femmes
Dans une conférence récente, Abdelfattah Kilito a demandé à ses auditeurs : « Est-ce que vous pouvez imaginer un roman, surtout au xixe siècle, pendant la première moitié du xxe, sans femme ? Impossible ! »[4]. On entre dans Par Dieu… par une femme insolite, Nora, la femme sur le toit. Le personnel féminin est singulier et nombreux, tout en restant unique. On se rend vite compte que Nora sur le toit (motif clé et titre du premier chapitre) est une image figée, d’autant plus résistante qu’elle est plastique, autrement dit, susceptible de se modifier tout en restant la même. Comme l’histoire, elle est une et multiple. Persistante tout en étant changeante. Récurrente, mais habitée par la métamorphose. Elle tire son origine d’une histoire des Mille et Une Nuits, le conte de Hasan al-Basrî, amoureux et ravisseur d’une démone ailée. Mais voilà qu’elle se retrouve dans une autre histoire, celle de Hasan Miro, qui cherche à interpréter le conte de Hasan el-Basrî et à le traduire. Nora l’y rejoint en lisant le même livre (Paolo et Francesca ne sont pas loin). Les voilà bientôt livrés à une interprétation côte à côte, l’un par la traduction et les mots, l’autre par la peinture et l’image, une transposition tout ensemble proche et divergente grâce à des arts parallèles et différents. Puis, la femme revient doublement dans l’histoire de Julius Morris : c’est elle l’inconnue aux yeux pers qui hante Julius dans la lointaine Finlande ; et c’est encore elle, Norma, l’étudiante qui travaille sur Des nuits au cirque d’Angela Carter qui, comme par hasard, porte sur une trapéziste. Elle se profile encore dans Nour, l’étudiante égyptienne qui détourne les yeux lorsque le professeur A. la poursuit de ses assiduités pour demander par son seul regard de l’aide à Julius Morris. Le motif, inoffensif (et attendu) lors d’un dîner à plusieurs, possède en réalité un poids spécial. Car il ne faut jamais fixer la démone ailée « dans les yeux », dit le conte de Hasan al-Basrî[5] ; elle porte « la mort dans les yeux », lui répond Kilito en italiques (61) faisant écho à Jean-Pierre Vernant[6]. Hasan Miro et Nora se rencontrent au Louvre tout près de la Victoire de Samothrace. La statue, ailée, n’a pas de tête, pas de visage, car elle les a tous. Est-ce fortuit que ce fragment célèbre vienne d’un monument votif érigé dans l’île de Samothrace et le sanctuaire des Grands Dieux, un temenos ? Comme le ciel, la femme ailée est inaccessible, mais elle est aussi ce motif unique autour de qui l’histoire se noue, se dénoue et se renoue.
Sa multiplicité singulière se reflète dans son nom, dont les variantes s’étoilent à partir d’un même mot, nour, la lumière, peut-être même l’expression lumière de mes yeux des Mille et Une Nuits[7], chère à Abdelfattah Kilito. Tous les noms féminins du roman, Nora, Norma, Nour, et la femme ailée du conte d’origine, Manar al Nisa, « Splendeur des femmes », émanent d’une même source aveuglante, comme elles dérivent de la même racine, le verbe nâr, qui signifie briller, luire, reluire, comme le soleil, l’aurore ou l’arbre en fleurs. Ce verbe, signale Kasimirski, est employé autant pour Dieu qui éclaire par la lumière divine, auréole ou illumine, que pour les magiciens ou les escamoteurs qui fascinent la vue et jettent de la poudre aux yeux. Il en est ainsi de la démone qui illumine et enchante, mais leurre aussi[8]. Il signifie encore effaroucher, mettre en fuite et l’on pense aux brèves scènes des hommes médusés ou pétrifiés devant le spectacle d’une beauté fugitive qui se révèle au moment où elle fuit, d’un corps nu qui se dévoile, saisies par Kilito avec cet art laconique qui est le sien (30, 70-71). Sans oublier la femme anonyme, la baigneuse du lac, qui comme la statue ailée sans tête, n’a pas de nom car elle les a tous. Riche déclinaison où se reflètent des motifs importants du roman.
Or la lumière n’est pas qu’un symbole du magnétisme de la femme porté par l’onomastique. Elle est aussi source de création. Par Dieu… s’écrit en deux langages, par les mots et par les images. Les mots écrits par les hommes, et les images, dessins ou peintures, émanant d’une femme, Nora. Le roman commence par l’image figée de la démone ailée sur le toit : arrêtée dans le temps (« ce tableau », 12), surgissant d’un passé lointain (« vision antérieure », 12), elle est une enluminure, une des quatre-vingt-dix-neuf miniatures qui racontent l’histoire/les histoires (14-15). Elles ne sont pas numérotées, pas plus que classées, et leur ordre peut varier, tout comme les histoires. Leur origine comme leur auteur sont inconnus. Ces miniatures deviendront les quatre-vingt-dix-neuf tableaux que Nora expose à Paris, dans une galerie de la rue de Seine. L’épilogue s’ouvre sur une image identique, et s’achève par une phrase quasiment la même (« La femme-oiseau était pourtant sur le toit ! », 131). La miniature est devenue tableau, exposé en vitrine. Quatre-vingt-dix-neuf, « autant que les noms de Dieu… », nous assure Kilito (14). Et c’est aussi ce que l’on se dit. Autant que les histoires ? On se le demande – pour se reprendre aussitôt. Car les images, censées révéler, peuvent aussi tromper, autant que les mots. Hasan rencontre Nora au Louvre et elle dessine. Leur réunion se noue autour du portrait que Nora offre à Hasan. Il cristallise leur rencontre. Il unit son visage à lui à sa signature à elle dans un échange des dons (31), et fait du visage de l’homme leur portrait à tous deux : « crayonné à la va-vite c’était bien son portrait et indirectement celui de Nora » (33). Mais lors de leur rupture, ce portrait disparaît, s’altère, devient la preuve qu’« il avait perdu son image » (34). Kilito n’est pas l’auteur de La Querelle des images pour rien. S’ouvrant et se clôturant par une image, Par Dieu… est bien un roman cyclique où mots et images, trompeurs, racontent les histoires des hommes fascinés par les femmes-démones, toutes différentes, toutes identiques et toutes enchevêtrées : « la signification des images reste incertaine. Elles demeurent susceptibles de plusieurs interprétations » (14-15). La démone ailée sur le toit, un fragment d’image qui hante l’esprit…
Histoires
Combien d’histoires dans ce livre ? Dès le premier chapitre, l’histoire de Hasan et de Nora est instable. Non seulement la version change chaque fois que Hasan la raconte, elle est aussi contredite (ou complétée) par la version de Nora. De même qu’on retrouve son image pour la perdre, on peut trouver son histoire pour s’égarer dans celle d’un autre, pendant que les questions lancent et relancent le lecteur sur la voie des possibilités interprétatives et des scénarios alternés : « La trahison continuelle de l’histoire, du simple fait de sa répétition », signale Kilito (32).
On ne comptera donc pas les histoires, on se contentera d’aligner les plus apparentes en signalant leur parenté : il y a celle de Hasan Miro ; la vieille histoire de Hasan el-Basrî qui sert de patron ancien à celle de Miro, sa variante moderne ; celle de Julius Morris, qui est lié à Miro (leurs noms commencent par la même lettre, les voyelles se répondent en miroir), et qui commente, tout comme Miro, le conte de Hasan el-Basrî ; celle du professeur A. que Miro et Morris rencontrent ; et surtout l’histoire passée sous silence, celle que le narrateur n’a aucune envie de raconter (17). Elle est, comme la cour carrée et comme la maison de l’enfance, le centre secret d’où émanent les récits. Au fond, une seule et la même, une vieille histoire réactualisée car, comme la tortue dans la maison de l’enfant, les histoires sont promises à l’immortalité… (22).
Une seule et la même. Hasan n’a pas de visage (son portait par Nora lui avait fait perdre son image[9]) et Morris est son double. Miro renvoie à mirer, regarder, et la mort arrive par les yeux ; le nom de Miro dit le miroir et les reflets, les mises en abyme d’une histoire dans l’autre ; Miro se termine par o comme Kilito ; et le professeur A. est un double du professeur K. (Dites-moi le songe), AK étant les initiales de Kilito (version française, mais pas version arabe), mais aussi celles du double de son traducteur dans un texte de lui, intitulé « Du balcon d’Averroès »[10]. Il n’y pas de personnage tout comme il y a un personnel vertigineux à commencer par Hasan Miro, promis à la rencontre avec une femme (ou une démone) ailée, puisqu’il est, lui aussi, un moineau d’Orient, prenant modèle sur le roman homonyme de Tawfik al-Hakim. Deux oiseaux…
Chacun de ces personnages peut dire « Par Dieu, cette histoire est mon histoire ! » et en même temps répéter avec le narrateur l’épigraphe du roman, une phrase tirée du Procès de Kafka : « Je n’aurais pas dû vivre comme ça » (qui devint le titre de la version espagnole[11]). Or qui, le premier, prononce la phrase qui sert de titre au roman ? Aucun de ces personnages, mais bien plutôt le roi Shahriar à la toute fin des Mille et Une Nuits lorsqu’il entend la dernière histoire de Schéhérazade, « L’histoire des deux rois et des deux sœurs », qui renvoie au début des Nuits et au récit cadre. Le serpent se mord la queue, l’histoire se retourne sur elle-même, temenos n’est pas une cour carrée, mais un cercle. Mais cette phrase ne vient pas des versions les mieux connues des Nuits, mais bien plutôt de l’édition rare (en arabe et en allemand) de Maximilian von Habicht accessible seulement dans quelque bibliothèque richement dotée[12]. Un double du vieux parchemin enroulé, lié d’un bout de corde, et scellé, que l’on voit sur la couverture du roman de Kilito. Comme l’histoire passée sous silence par le narrateur, elle est un centre impénétrable de Par Dieu… dont le personnel miroitant et interchangeable cache un autre protagoniste.
Livre
« Ce livre sera sans doute le protagoniste de cette histoire », conclut le premier chapitre (35). Ce livre ou plutôt ces livres ? Comme les personnages nombreux, les livres sont plusieurs dans ce livre : le livre perdu d’Abou Hayyane at-Tawhidi, évoqué dans L’Apologie de Jahiz ; La Satire des deux vizirs du même Tawhidi, livre maudit, livre qui tue, qui porte malheur selon la rumeur, « un livre de haine » (103) ; les trois livres que Julius Morris écrira avant de mourir (lui qui porte la mort dans son nom) ; le livre dans le livre, à savoir Hazar Afsanè, le précurseur des Nuits, le livre persan évoqué par Tawhidi dans Plaisir et convivialité (85). Mais aussi les substituts du livre maudit, les avatars de La Satire des deux vizirs de Tawhidi : sa traduction (partielle) par Lagrange ; sa citation par Yaqout ; le témoignage d’Ibn Khallikane qui fait l’expérience du malheur pour l’avoir lu. Et ses lectures : la lecture méthodique qu’en fait Nora opposée à celle erratique de Hasan ; la lecture à haute voix qu’elle propose, associée à la pratique de la copie[13] ; sa lecture en cachette ; la fausse lecture/récitation de Hasan qui récite plutôt en arabe tout ce qui lui passe par la tête pour donner à Nora le change. Sans rien dire de tous les titres que Kilito, grand lecteur, glisse dans ce roman de 136 pages seulement. Il y déploie bien des façons de lire, bien des attitudes de lecteur, comme il fait de son roman une bibliothèque. Comme la bibliothèque de Schéhérazade, ce motif qu’il a su mettre en valeur[14]. À l’instar des Mille et Une Nuits, qu’on imagine contenir mille contes (ce qui est une fiction), son roman contient mille livres, mille histoires : il n’a pas de personnel attitré, pas d’histoire stable, pas de livre désigné, car ils pourraient tous s’y inscrire grâce à la répétition créative.
On comprend mieux dès lors la phrase de Shahriar qui lui sert de titre : prononcée à la toute fin des Nuits, cette phrase fait du roman de Kilito, une mille et deuxième nuit, cette nuit panoramique, la seule qui fait immédiatement suite aux Mille et Une[15]. La nuit qui peut librement choisir le conte avec lequel elle entrera en dialogue du fait qu’elle les contemple tous de sa position privilégiée ; et qui, à ce titre, pourrait idéalement tous les contenir.
Ailes
Les Ailes du désir est un des plus beaux films de Wim Wenders (Der Himmel über Berlin, 1987), dans lequel un ange renonce au ciel pour goûter à l’amour auprès d’une femme. Comme par hasard, elle est trapéziste dans un cirque. On y rencontre des messagers, on y entend des voix qui disent les histoires des hommes, on y voit un vieux poète qui erre dans une bibliothèque ou dans Potsdamer Platz en ruines, ce cœur de Berlin devenu terre désertique pendant la Guerre froide, coupée en deux par le mur. Il cherche son cercle d’auditeurs disparus, et il n’est autre qu’Homère. Le récitatif du film répète en leitmotiv un poème de Peter Handke sur l’enfance perdue et retrouvée. Le carré du trapèze, le carré de la cour, le carré du ciel. L’actrice qui a interprété la trapéziste, Solveig Dommartin, a appris le trapèze acrobatique pour cette réalisation et elle a joué sans doublure. Solveig signifie « le chemin du soleil », autrement dit, Nour, Nora, Manar al Nisa. Elle était la compagne de Wenders, sa mie, et elle est partie jeune, à 45 ans, d’une crise cardiaque.
On ne peut s’empêcher d’y penser en lisant Par Dieu, cette histoire est mon histoire ! De l’ancien petit enfant effrayé par l’immensité du ciel dans la cour aux hirondelles (22-25) est né un romancier en pleine possession de ses moyens. Il se mesure au firmament de la littérature en partant de l’espace familier de la maison, de ce temple en miniature qu’est la cour carrée. Son guide vers l’au-delà romanesque n’est autre que la femme ailée. Son roman se fait en dépit d’un ciel littéraire si imposant qu’il pèse sur tout créateur grand lecteur. Il pourrait succomber à l’anxiété de l’influence (Harold Bloom). Pour y parvenir, avec mesure et modestie, Kilito emploie la répétition, ce défaut à éviter dans les rédactions scolaires et dans la phrase française.
Université de Versailles Saint-Quentin
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[1] Abdelfattah Kilito, Par Dieu, cette histoire est mon histoire !, roman, Casablanca, Éditions La Croisée des Chemins, 2022. Toutes les citations dans le texte renvoient à cette édition.
[2] Le terme “roman” qualifie aussi La Querelle des images (1995) avec une légère différence : il n’y figure que sur la page de titre.
[3] Amina Achour, Kilito en questions : Entretiens, Casablanca, Éditions La Croisée des Chemins, 2015, p. 136-137. Dites-moi le songe a paru dans la collection « Essais » d’Actes Sud, mais Abdelkebir Cherkaoui, son traducteur en arabe, l’a présenté comme un « roman ». Son point de départ réside dans diverses conférences en français et en anglais à partir de 1987. Par ailleurs, des éléments du roman Par Dieu… ont été présentés à l’université Columbia lors de la conférence de Kilito « The Demoness » (avril 2019).
[4] Abdelfattah Kilito, « Paris, naissance du roman arabe », conférence prononcée lors de la journée d’études Réécrire le voyage, Université Mohamed V, Rabat, en ligne, https ://www.youtube.com/watch ?v=z8Vx0WPzk3E, 1:00:25.
[5] « Conte de Hasan al-Basrî », Les Mille et Une Nuits, texte traduit et présenté par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, annotations d’André Miquel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, t. III, p. 187.
[6] Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne : Artémis, Gorgô, [nouvelle éd. complétée] ; Paris, Hachette Littératures, 2008. La première édition de ce livre date de 1985.
[7] Par exemple, « Histoire de Fleur-de-Grenade et de Sourire-de-Lune », dans Le Livre des mille nuits et une nuit, traduction par Joseph-Charles Mardrus, Paris, Éditions de la Revue Blanche, 1902, t. 9, p. 159 (nuit 528).
[8] Voir A. de Biberstein Kazimirski, Dictionnaire arabe-français contenant toutes les racines de la langue arabe, Paris, G.-P. Maisonneuve, 1960, t. II, p. 1364-1365.
[9] Après le départ de Nora, Hasan Miro ne retrouve plus le dessin de son portrait. « Nora l’aurait repris un matin en partant. C’était son bien, après tout. Il n’appartenait plus à Hasan, il avait perdu son image. », écrit Kilito (33-34).
[10] Abdelfattah Kilito, « Du balcon d’Averroès », dans Le Cheval de Nietzsche, Casablanca, Éditions Le Fennec, 2007, p. 153-179. Dans la version arabe de Par Dieu… cependant, son seul texte que Kilito ait lui-même récrit en arabe (habituellement la tâche de la traduction est confiée à d’autres), le professeur s’appelle ع, à l’exception d’une fois où il se nomme ك (p. 121, l. 5). On reconnaît là les initiales arabes d’Abdelfattah Kilito. L’occurrence a été signalée à l’auteur par Ismael Azyat, mais s’agit-il d’une erreur ? Comme les personnages et les lectures, les graphies et les noms peuvent être pluriels et interchangeables dans ce roman.
[11] Abdelfattah Kilito, Yo No Deberia Haber Vivido Asi, Traducción Marta Cerezales Laforet, Santander, El Desvelo Ediciones, 2024.
[12] Voir Tausend und Eine Nacht, Arabische Erzählungen, Deutsch von Max. Habicht, Fr. H. von der Hagen und Carl Schall, zweite vermehrte Auflage, Breslau, im Verlag bei Josef Max und Komp., 1827, t. XV, p. 213.
[13] « Je la lirai même à haute voix, tu n’auras qu’à écouter, », propose-t-elle à Hasan bloqué dans son travail, « et de cette façon tu pourras citer des passages et étoffer ton travail. Je recopierai les citations dont tu auras besoin sur des feuillets séparés et je me chargerai à la fin de les insérer là où il le faut. » (98).
[14] Voir Abdelfattah Kilito, « La bibliothèque de Shahrazâd », dans L’Œil et l’Aiguille. Essais sur « Les Mille et Une Nuits », Paris, Éditions La Découverte, 1992, p. 11-27 ; rééd. numérique, 2010.
[15] Sur ce motif, dont je dois la découverte aux lectures croisées et aux langues, voir Contes de la mille et deuxième nuit : Théophile Gautier, Edgar Allan Poe, Nicolae Davidescu, Richard Lesclide et André Gill, textes réunis, commentés et en partie traduits par Évanghélia Stead, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Nomina », 2011 ; et Évanghélia Stead, « Mille et deuxième nuit », dans Dictionnaire littéraire de la nuit, dir. Alain Montandon, Paris, Honoré Champion, 2013, t. I, p. 787-808.