Appel à contributions
Littérature et développement personnel
Colloque organisé par Charles Coustille (LISAA – Université Gustave Eiffel)
et Alexandre de Vitry (CELLF – Sorbonne Université)
11 et 12 décembre 2025
Les livres de développement personnel ont envahi les librairies, et le marché qu’ils représentent, évalué en France à 400 millions d’euros annuels, dépasse celui de la littérature contemporaine. Les deux domaines sont-ils cependant parfaitement étanches ? Paulo Coelho doit-il être lu comme un romancier ou comme un coach de vie ? Est-il complètement incongru de ranger Yoga d’Emmanuel Carrère (P.O.L., 2020) au rayon « bien-être » ?
Il est légitime de vouloir établir des frontières, au moins par des définitions ; le développement personnel regroupe un ensemble de discours et de pratiques qui ont en commun de prétendre améliorer la vie grâce à une optimisation du potentiel de chaque individu : en identifiant des talents qui nous sont propres et en les cultivant grâce à différentes techniques, nous deviendrions la meilleure version de nous-même. Aussi disparates qu’elles soient, ces techniques reposent sur une science, ou une pseudo-science, extrêmement influente : la psychologie positive (ou « science du bonheur » selon l’expression ironique d’Edgar Cabanas et Eva Illouz[1]).
A priori, un tel optimisme serait incompatible avec ce qu’on entend généralement par « littérature », en tant que celle-ci constituerait un terrain d’exploration de l’humanité dans toute sa complexité, sans bien sûr renoncer à l’examen du malheur et du mal, deux notions repoussoirs pour les auteurs de développement personnel – qu’on songe entre cent exemples à l’emblématique recueil de Georges Bataille, La Littérature et le Mal (Gallimard, 1957), ou aux attaques répétées de Philippe Forest à l’endroit de Boris Cyrulnik et de la notion de « résilience ». Une franche opposition entre littérature et développement personnel n’est donc pas à exclure (et à décrire), à tout le moins. Pourtant, il est difficile de nier que des nœuds soient apparus entre les deux domaines, notamment dans la littérature dite feel good[2] (à opposer à une littérature feel bad[3] ?) : qu’Augustin Trappenard, l’animateur de La Grande Librairie, sur France-5, ait récemment remercié Amélie Nothomb pour ses livres « parce que ça nous fait du bien » ne devrait guère nous surprendre. Mais qu’il ait demandé la semaine suivante à Antoine Compagnon à quel moment celui-ci était devenu « coach de vie » devrait nous alerter sur une tendance de fond : malgré de nombreuses déclarations d’hostilité des écrivains à l’endroit de ceux qui prétendent connaître et vendre les recettes du bonheur, il existe une porosité manifeste entre la littérature et le développement personnel. La littérature ne laisse pas de côté la recherche de bonheur, et les auteurs de développement personnel s’intéressent souvent de près aux formes littéraires comme aux grands auteurs du canon. Ce sont ces rapports de rejet, de concurrence et d’appropriations réciproques que ce colloque – le premier sur le sujet – vise à explorer.
Le développement personnel dans la littérature
La présence du développement personnel dans la littérature contemporaine est flagrante, mais prend bien des formes, du détournement humoristique ou de la satire à l’appropriation pure et simple. De toute évidence, la prolifération récente de récits autobiographiques, dont certains vantent les vertus libératoires et émancipatrices de l’écriture de soi (d’Annie Ernaux à Christine Angot en passant par Éric Reinhardt), peuvent être rapprochés des discours du développement personnel qui incitent à saisir ce que le sujet a d’« authentique » et à libérer cette authenticité par l’écriture[4].
À l’inverse, nombreux sont ceux qui dénoncent les impostures des prétendus marchands de bonheur : dans Contre le développement personnel (Rue de l’échiquier, 2021), Thierry Jobard s’en prend à l’oppression créée par l’impératif d’être heureux ; dans Développement (im-)personnel (Éditions de l’Observatoire, 2019), Julia de Funès montre que la quête de soi crée avant tout de l’uniformisation ; ces deux titres sont révélateurs d’un sous-genre en vogue, l’essai anti-développement personnel, toujours porteur d’une autre « leçon de vie » ; mais faut-il loger tous les dénonciateurs à la même enseigne ? Peut-on véritablement avoir confiance en la littérature ou plus largement, même, en l’écriture pour s’opposer à ce que l’on peut considérer comme des impostures ?
Entre ces deux extrêmes, des pratiques hybrides émergent, cherchant à détourner, phagocyter, parasiter le développement personnel, dans une attitude certes combative, mais plus indirecte et ambiguë. Les manuels de développement personnel sont ainsi devenus des sortes d’anti-modèles féconds pour un certain nombre d’écrivains qui les parodient avec jubilation : ainsi d’Emmanuelle Pireyre qui se demande « Comment faire pour être heureux » dans Comment faire disparaître la terre (Seuil, 2006) ; de David Christophel et Maël Guesdon dans Grand bien vous défonce. Manuel de contre-culture psychique (à paraître, mais ayant déjà donné lieu à des lectures publiques) ; et de Nancy Murzilli, qui propose de Changer la vie par nos fictions ordinaires, en empruntant autant au tarot qu’à Wittgenstein (Premier Parallèle, 2023).
Enfin, malgré l’extrême contemporanéité apparente de ces questions, celles-ci concernent aussi la littérature du passé, ou du moins de la modernité. On a pu ainsi lire que la littérature, parce qu’elle était l’envers même du développement personnel, pouvait constituer l’antidote à ce poison : par exemple que La Vie mode d’emploi de Perec était la juste réponse à ceux qui cherchaient des modes d’emploi pour la vie[5]. Mais on peut pousser plus loin encore ce type de raisonnement : dans The Self-Help Compulsion. Searching for Advice in Modern Literature (Columbia UP, 2020) Beth Blum remonte à Woolf, Joyce et même Flaubert dans son observation d’une concurrence, et d’effets d’entremêlement, entre écrivains et inventeurs de méthodes supposées rendre heureux.
La centralité du « moi » (du self) dans la littérature romantique, aussi bien que sa mise en crise à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, constituent autant d’étapes non pas seulement illustratives, mais constitutives de l’histoire étendue de ce qui deviendra le « développement personnel ». Au premier chef, c’est toute l’histoire du Bildungsroman qui peut être appréhendée comme le laboratoire, sur le temps long, d’un tel paradigme : le développement personnel serait-il l’ultime avatar de la conception moderne du personnage de roman ? Lukács et Bakhtine peuvent-ils nous aider à mieux comprendre les pratiques du coaching, voire de l’autocoaching ? Mais on peut aussi se pencher sur le moment 1900, où le syntagme même de développement personnel, ou certaines de ses variantes, se rencontrent fréquemment déjà, entre la « psychologie » littéraire d’un Bourget, l’égotisme du jeune Barrès, les premiers livres de Gide ou le Journal littéraire de Léautaud.
Ainsi, la littérature n’a pas attendu la rhétorique récente du développement personnel pour se penser dans des termes très voisins, que ce soit du point de vue du personnage, de l’auteur ou également du lecteur. C’est qu’elle a joué un rôle sans doute direct, pour le pire et pour le meilleur, dans son apparition.
Un regard littéraire sur les livres de développement personnel
Réciproquement, plutôt que d’interroger seulement la façon dont la littérature retrouve le développement personnel ou entre en collision avec lui, il serait intéressant d’analyser les livres de self-help eux-mêmes avec un œil littéraire.
D’abord, parce qu’ils tendent à emprunter des formes littéraires, notamment romanesques : Ta Deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une de Raphaëlle Giordano (Eyrolles, 2015), roman vendu à plus d’un million d’exemplaires dans lequel une jeune mère de famille déprimée rencontre un mystérieux « routinologue », de même que L'Homme qui voulait être heureux de Laurent Gounelle (Anne Carrière, 2008), qui retrace les enseignements d’un sage de Bali, sont exemplaires d’une confiance en la narration dans des ouvrages dont la vocation est avant tout didactique. Existe-t-il alors des formes propres aux romans de développement personnel ? Ces romans sont-ils les héritiers directs, adaptés à la psychologie positive et au management contemporain, du vieux « roman à thèse[6] » ? Quant aux essais, ils s’accompagnent souvent d’un storytelling[7] dont les modes d’expression varient en fonction de l’objectif de l’ouvrage : le récit de vie de Matthieu Ricard, fils de Jean-François Revel et devenu moine bouddhiste (dans Carnets d’un moine errant, Allary, 2021), ne cherche pas à créer le même effet sur le lecteur que The Miracle Morning d’Hal Elrod (2012 ; traduction française, First éditions, 2016), jeune millionnaire ayant fait faillite avant de se reconstruire grâce à une méthode presque magique.
On pourrait également se demander si une stylistique du développement personnel est possible. Si oui, faut-il par exemple opposer un style de l’apaisement (dont serait exemplaire celui de Marie Kondo dans son art du rangement) à un style de la force (par exemple chez les coachs en séduction, parfois liés à l’extrême droite) ?
Quant aux références littéraires, elles sont omniprésentes chez les auteurs de développement personnel, qui n’hésitent pas à se lancer à la recherche du livre « qui fait du bien », à convoquer Proust pour « changer notre vie[8] » ou, plus inattendu, Maurice Barrès pour « se réaliser[9] » ; ces lectures sont-elles justifiées ou faut-il y voir de grossières instrumentalisations ? Certains auteurs se prêtent-ils plus que d’autres à l’appropriation ? Quel regard, en littéraire, porter sur la bibliothérapie, lorsque celle-ci fait appel à des ouvrages tels que Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac, réduit à une « lecture réparatrice » ou, plus pernicieux assurément, à Lolita de Nabokov[10] ?
Dans le sillage des travaux de Nicolas Marquis sur le lectorat du développement personnel, des questions de sociologie de la lecture pourraient également être posées : quelles sont les formes qui « fonctionnent » sur les lecteurs[11] ? Car pour « améliorer la vie » de qui que ce soit, il faut d’abord se constituer un lectorat, c’est-à-dire une clientèle.
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Le colloque sera plutôt consacré à des œuvres françaises ou francophones, mais les contributions sur des textes dans d’autres langues – notamment quand elles mettent en jeu la tradition américaine du self-help, celle de Benjamin Franklin, de Dale Carnegie ou de Tony Robbins – seront les bienvenues.
Les livres de développement personnel sont parfois prolongés par le biais de coaching en ligne, de tutoriels ou de vidéos diverses ; aussi, les contributions des spécialistes des nouveaux médias, ou de sociologues et d’anthropologues, seraient très appréciées pour enrichir la réflexion générale.
Enfin, le développement personnel a indéniablement une dimension « performative ». Nous accueillerons donc avec plaisir les propositions de performances afin d’organiser une soirée à l’issue d’une ou des deux journées du colloque.
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Le colloque se déroulera le 11 et le 12 décembre 2025 à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université et à l’Université Gustave Eiffel.
Les propositions de communication, d’une demi-page environ, sont à envoyer aux adresses suivantes, avant le 31 janvier 2025 : charles.coustille@gmail.com et adevitry@gmail.com
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[1] Voir Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, traduit de l'anglais par Frédéric Joly, Premier parallèle, 2018. La psychologie positive dit observer comment certaines personnes résistent mieux aux épreuves que d’autres, pour ensuite permettre à tout individu de développer ces qualités et parvenir à « l’épanouissement » ou à l’« accomplissement de soi » (on consultera par exemple le livre du psychologue Martin Seligman, La Fabrique du bonheur. Vivre les bienfaits de la psychologie positive au quotidien, InterÉditions, 2011).
[2] À laquelle un colloque fut récemment consacré : « Le style des romans “feel good” d’expression française », organisé par Laetitia Gonon, Bérengère Moricheau-Airaud, Cécile Narjoux et Roselyne de Villeneuve à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université le 27 et le 28 juin 2023.
[3] À laquelle, comme en miroir, un colloque fut également consacré quelques mois plus tard : « Littérature feel bad. De l’ambivalence des émotions négatives », organisé par Maxime Dessy, Théo di Giovanni, Florine Jouis, Aline Lebel, Clara Metzger à l’Université Paris Nanterre, le 27 et le 28 novembre 2023.
[4] C’est à de tels parallèles que se livre Alexandre Gefen dans une section de Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, José Corti, 2017, p. 61-65.
[5] Raoul Delemazure, « La Vie mode d’emploi : mode d’emploi de la vie ? », dans Fabula-LhT, n° 29, « Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action », dir. Adrien Chassain, Éléonore Devevey et Estelle Mouton-Rovira, 2023, URL : http://www.fabula.org/lht/29/delemazure.html, page consultée le 19 Octobre 2024.
[6] Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, Classiques-Garnier, 2018.
[7] Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2007 et « Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale. Pour une autre histoire des engagements littéraires au XXe siècle », dans Raison publique, juin 2015, dir. Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter. URL : https://raison-publique.fr/1687/ (consulté le 19 octobre 2024).
[8] Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie [1997], traduit de l’anglais par Maryse Leynaud, Paris, Denoël, coll. « 10/18 », 1997.
[9] Christilla Pellé-Douël, Ces livres qui nous font du bien. Invitation à la bibliothérapie, Marabout, 2017, p. 36.
[10] Ibid., p. 137-138 et p. 142.
[11] Nicolas Marquis, Du Bien-être au marché du malaise, PUF, 2014.