Ce dossier de la Revue Stendhal se propose de mener une réflexion globale sur l’enseignement de Stendhal aujourd’hui, aussi bien à l’étranger qu’en France, dans le secondaire et à l’université. Sans nier les spécificités de chacun de ces lieux d’enseignement, il semble que le fait d’enseigner Stendhal y rencontre des obstacles de même type, qui ne varient au fond, d’un lieu à l’autre, qu’en intensité.
Stendhal soulève d’abord des difficultés qui lui sont propres : une écriture ironique, fondée sur l’implicite ; un univers romanesque ancré en profondeur dans un contexte socio-historique extrêmement précis ; une œuvre hétérogène et difficilement maîtrisable, des ouvrages souvent longs et inachevés. En ce début de XXIe siècle, la distance qui nous sépare de lui est telle que les jeunes lecteurs francophones ne paraissent parfois guère mieux armés que les lecteurs étrangers pour aborder son œuvre.
Notre premier quart du XXIe siècle oppose aussi d’autres types d’obstacles à l’étude de Stendhal : la désaffection pour les études littéraires n’est pas absolument nouvelle mais elle prend une ampleur tout à fait inédite quand s’y ajoute une certaine méfiance pour la vieille Europe, parfois entérinée par les systèmes académiques et la théorisation d’une « littérature mondiale[1] ». Stendhal appartient évidemment au canon patrimonial, et il est un homme, blanc, et mort depuis bientôt deux cents ans.
Malgré ces obstacles incontestables, nombreux et variés, il est impensable, pour les stendhaliens, de s’arrêter à ce simple diagnostic ; impensable de se résoudre à réserver Stendhal aux happy few, pour lesquels lire Stendhal signifie lire tout Stendhal – ce qui ne peut que décourager les jeunes lecteurs bénévoles. C’est pourquoi, convaincue de l’actualité de son auteur et de sa pertinence contemporaine, pour des raisons aussi bien esthétiques que politiques et éthiques, la Revue Stendhal propose ce dossier qui vise à « repassionner[2] » l’enseignement de Stendhal : il adoptera, en croisant les regards de didacticiens et de littéraires, deux perspectives complémentaires. D’une part, il dressera un état des lieux de ses différentes facettes, en France et à l’étranger, dans le secondaire et à l’université ; d’autre part, il tentera de proposer des pistes qui permettent de remotiver et de renouveler cet enseignement, en se fondant sur les acquis de la recherche récente concernant tout aussi bien Stendhal que la théorie littéraire et la didactique.
De nombreuses pistes pourront ainsi être envisagées par les contributeurs : les approches envisagées ici ne sont, bien sûr, pas limitatives.
Du côté de l’état des lieux :
- on pourra dresser un panorama de l’enseignement de Stendhal dans les pays non-francophones, par exemple par l’intermédiaire de coups de sonde dans quelques pays ou domaines linguistiques. Quel statut lui est-il réservé dans les programmes universitaires ? Peut-on distinguer des tendances différentes selon les ères linguistiques et géographiques (anglo-saxonne, scandinave, asiatique…) ? Quelle explication peut-on apporter à la relative discrétion de sa présence ? Peut-elle s’expliquer par les spécificités d’une écriture qui se laisserait difficilement convertir en savoirs pédagogiques, et qui serait dès lors moins apte à servir d’exemple pour illustrer le réalisme que celle d’un Balzac ou le romantisme que celle d’un Hugo[3] ? Dans quelle mesure l’œuvre stendhalienne est-elle lue en traduction ? Quelle influence les traductions ont-elles sur l’image de l’œuvre et de l’époque ?
- il sera utile d’envisager l’enseignement de Stendhal en diachronie, notamment en étudiant l’évolution de sa place dans les manuels (du secondaire et dans les histoires littéraires), par rapport aux auteurs qui lui sont comparables : Balzac, Flaubert, Hugo…
- on pourra esquisser un tableau des recherches doctorales récentes, en France et à l’étranger : alors que Francesco Manzini et Maria Scott constataient en 2015 le contraste entre la richesse des études stendhaliennes en France et leur relatif affaiblissement dans le monde anglophone[4], il semble, dix ans plus tard, que, même en France, les thèses de doctorat consacrées à Stendhal soient devenues très peu nombreuses (ce qui s’explique aussi par la raréfaction plus globale des thèses monographiques). Ce phénomène est peut-être à relier avec le fait que l’enseignement de Stendhal en premier cycle, même dans une université de Lettres, n’est plus une évidence, tant il pose de difficultés aux étudiants.
- on pourra réfléchir à ce que veut dire, pour un auteur comme Stendhal, le fait d’« être au programme » de l’Éducation nationale en France. Ce fut récemment le cas pour Le Rouge et le Noir (aux programmes de l’Agrégation de Lettres Modernes en 2014 puis des épreuves anticipées de français de première de 2020 à 2023), et pour La Chartreuse de Parme (au programme des CPGE scientifiques en 2019[5]) : ces programmes engendrent une production parascolaire et universitaire circonstancielle (éditoriale et numérique), qu’il serait intéressant de cartographier et dont il serait pertinent d’évaluer les conséquences et l’intérêt. Renouvelle-t-elle, au moins partiellement, l’approche de l’auteur ? Ne risque-t-elle pas, au contraire, de scléroser des savoirs un peu anciens ? Il serait également intéressant de faire appel aux témoignages des nombreux professeurs de français de première qui ont enseigné Le Rouge et le Noir ces dernières années, pour savoir si et comment leurs élèves ont lu le roman[6].
Du côté des pistes de renouvellement de l’enseignement stendhalien :
- On pourra s’interroger sur les façons pertinentes d’intégrer la « lecture au premier degré[7] » de Stendhal dans les études littéraires, sans s’arrêter à des jugements moraux sommaires : comment faire place aux émotions du lecteur ? à la part sensorielle de la lecture ? à la dimension éthique ? Il pourrait être judicieux, par exemple, de mener en classe le procès imaginaire de Julien Sorel, sur le modèle du travail de Caroline Julliot à propos d’Edmond Dantès[8], ou de s’interroger, à la façon de Frédérique Leichter-Flack[9], sur les cas de conscience présentés par le roman stendhalien, comme celui de Fabrice dans La Chartreuse de Parme[10]. Dans le contexte de #metoo, quelle place faire aux questionnements contemporains sur la domination masculine[11] ?
- On pourra réfléchir aux moyens d’élargir le corpus stendhalien enseigné, qui se limite généralement au Rouge et le Noir et à La Chartreuse de Parme (et éventuellement à quelques chroniques italiennes). Ce phénomène peut s’expliquer notamment par l’inachèvement d’une grande partie des œuvres de Stendhal et par sa prédilection pour des genres peu enseignés, comme l’essai ou le récit de voyage. Pourtant des romans inachevés comme Lucien Leuwen, Le Rose et le Vert, ou Lamiel, pour des raisons différentes, pourraient séduire de jeunes lecteurs de 2025, tout comme les récits de voyage ou des nouvelles comme Vanina Vanini et Mina de Vanghel. Quelles solutions trouver pour intégrer cette partie de l’œuvre, habituellement boudée par les enseignants, dans les programmes – au moins à l’université ? L’écriture créative est-elle une façon fructueuse de travailler sur l’œuvre stendhalienne ? La lecture de Stendhal par extraits constitue-t-elle une solution, au moins pour les débutants en FLE ?
- On pourra montrer comment s’inspirer de la recherche récente pour « actualiser[12] » l’œuvre à l’aide de questionnements contemporains : études de genre[13], théorie des émotions[14], écriture médiatique[15], écocritique[16], etc.
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Les propositions de contribution (d’une longueur de 1000 signes maximum) devront être adressées conjointement aux coordinatrices du dossier avant le 1er mai 2025 :
Annika Mörte Alling : annika.m.alling@hiof.no
Marie Parmentier : marie.parmentier@sorbonne-nouvelle.fr
Les articles (d’environ 40 000 signes) devront être remis avant le 1er mai 2026.
Propositions et articles seront anonymés et examinés par le conseil de rédaction de la Revue Stendhal
(https://journals.openedition.org/stendhal/)
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Bibliographie
Sylviane Ahr, Nathalie Denizot (dir.), Les Patrimoines littéraires à l’école : usages et enjeux, Namur, Presses Universitaires de Namur, 2013.
Yves Ansel, De l’enseignement de la littérature en crise. Lire et délires, Paris, L’Harmattan, 2018.
Raphaël Baroni et Antonio Rodriguez (dir.), « Les Passions en littérature. De la théorie à l’enseignement », Études de lettres, n°1, 2014.
Marie-France Bishop et Nathalie Denizot (dir.), « Les Manuels dans la classe de français », dans Le Français aujourd’hui n° 194, 2016.
Xavier Bourdenet, « Stendhal au lycée (1880-1925) », dans Martine Jey et Laetitia Perret (dir.), L’Idée de littérature dans l’enseignement, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 213-230.
Nathalie Brillant Rannou, Marion Sauvaire, François Le Goff (dir.), Voies du sensible : expériences dans l’enseignement de la littérature, Presses de l’Écureuil, 2023.
Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Amsterdam, 2007.
Jérôme David (dir.), « La littérature au premier degré », Versants : revue suisse des littératures romanes, n° 57, 2010.
Bertrand Daunay, Éloge de la paraphrase, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2001.
Dean De la Motte, Stirling Haig, Approaches to teaching Stendhal’s « The Red and the Black », New York, The Modern Language Association of America, 1999.
Nathalie Denizot, Jean-Louis Dufays, Brigitte Louichon, Approches didactiques de la littérature, Namur, Presses universitaires de Namur, 2020.
Jean-Louis Dufays, Louis Gemenne, Dominique Ledur (dir.), Pour une lecture littéraire, 2ème éd. [1996], Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2005.
Anne Godard, Anne-Marie Havard, Eve-Marie Rollinat-Levasseur (dir.), L’Expérience de lecture et ses médiations, Paris, Riveneuve éditions, 2011.
Brigitte Louichon, Annie Rouxel (dir.), Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
Marion Mas, Gersende Plissonneau, « Contextualiser et actualiser : pour une nouvelle pratique de l’histoire littéraire » dans Magali Brunel et Sébastien Hébert (dir.), Lire les œuvres littéraires au lycée, Paris, L’Harmattan, p. 93-107, 2023.
Jean-François Massol, Gersende Plissonneau, Béatrice Bloch (dir.), « Actualiser et contextualiser les textes littéraires au collège et au lycée », dans Recherches et travaux, n° 91, octobre 2017.
Jean-François Massol (dir.), avec Nathalie Rannou, Le Sujet lecteur-scripteur de l’école à l’université, Variété des dispositifs, diversité des élèves, Grenoble, UGA Éditions, 2017.
Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016.
Nathalie Rannou (dir.), « L’expérience du sujet lecteur », dans Recherches & Travaux n°83, 2013.
Maria C. Scott et Francesco Manzini, Dix-Neuf, vol. 19, 2015 - Issue 1: Stendhal in the 21st Century.
Bénédicte Shawky-Milcent, La lecture, ça ne sert à rien! : usages de la littérature au lycée et partout ailleurs, Paris, PUF, 2016.
Bénédicte Shawky-Milcent, « “Ça a bien marché !” : de la créativité lectorale à la créativité didactique et pédagogique dans la conduite d’une lecture analytique en classe », Pratiques, n°187-188, 2020.
Donatienne Woerly, « Formes et fonctions de l’extrait littéraire en classe de FLE », Revista Investigacoes- Linguística e Teoria Literária, n°37, 2024.
[1] Voir par exemple la controverse du printemps 2023 entre Tiphaine Samoyault et Paolo Tortonese (https://www.fabula.org/actualites/113245/reecriture-lecture-censure-par-paolo-tortonese.html).
[2] Ce terme est utilisé dans le collectif Les Passions en littérature. De la théorie à l’enseignement, dirigé par R. Baroni et A. Rodriguez, Études de lettres, n°1, 2014.
[3] Pour expliquer le relatif désamour de Stendhal dans le monde anglo-saxon, Francesco Manzini et Maria C. Scott évoquent cette tendance à considérer Balzac comme le représentant le plus accessible du réalisme français du XIXe siècle (« Introduction : Stendhal in the 21st century / Stendhal au XXIe siècle », Dix-Neuf, vol. 19, n°1, 2015, p. 1-5).
[4] F. Manzini & Maria C. Scott, ibid.
[5] Au sein d’un programme intitulé « L’amour », avec Le Banquet et Le Songe d’une nuit d’été.
[6] Dans De l’enseignement de la littérature en crise. Lire et délires (Paris, L’Harmattan, 2018), Y. Ansel notait déjà que la lecture d’œuvres intégrales se raréfiait considérablement. Il semble que cette tendance se soit dramatiquement accentuée avec la réforme du baccalauréat de français en 2020.
[7] Jérôme David, « Le premier degré de la littérature » (« Après le bovarysme », dir. Marielle Macé, Fabula-LhT, n° 9, mars 2012. URL : http://www.fabula.org/lht/9/david.html, page consultée le 20 août 2024).
[8] Monte-Cristo, le procès !, Paris, CNRS Éditions, 2023.
[9] Le Laboratoire des cas de conscience, Paris, Alma éditeur, coll. « Essai / Philosophie », 2014.
[10] La question de savoir s’« il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue » fait l’objet d’un long débat entre Fabrice et le comte Mosca (I, 10).
[11] Un ouvrage récent règle ainsi le compte du Rouge et le Noir en ces termes : Julien n’est qu’un « pervers narcissique » (p. 365), et le roman, qui se termine « sur une tentative de féminicide cynique et assumée » (p. 25), est le parangon du « sordide en littérature » (Sarah Delale, Elodie Pinel et Marie-Pierre Tachet, Pour en finir avec la passion. L’abus en littérature, Éditions Amsterdam, 2023).
[12] Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Amsterdam, 2007.
[13] Voir Lucy Garnier (dir.), « Stendhal et la femme », L’Année stendhalienne n°8, 2009 ; Marie Baudry, « Penser l’égalité et la différence des sexes avec les lecteurs et les lectrices chez Stendhal », Revue Stendhal n°4, 2023, p. 142-153.
[14] Voir Patrizia Lombardo, « Tendresse et pudeur chez Stendhal », Nouvelle Revue d’esthétique, n° 14, 2014, p. 131-141 ; Maria C. Scott, Empathy and the Strangeness of Fiction. Readings in French Realism, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2020.
[15] Voir Xavier Bourdenet, « Ô dix-neuvième siècle ! » Historicité du roman stendhalien, thèse de doctorat, 2004.
[16] Voir par exemple Karen F. Quandt, « Alpine Ecology in Stendhal’s Mémoires d’un touriste », dans Dix-Neuf, 2019, p. 183-195, ou le dossier à venir de la Revue Stendhal, « Stendhal géographe » (n°7, à paraître en 2026, https://www.fabula.org/actualites/117366/stendhal-geographe-revue-stendhal-n-7.html).