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L'agir du romanesque (revue Romanesques)

L'agir du romanesque (revue Romanesques)

Publié le par Marc Escola (Source : Jérémy Naïm)

« L’agir du romanesque » (dir. Jérémy Naïm, UPJV)

Dossier pour la revue Romanesques (2026/1)

Réfléchir aux effets produits par le livre imprimé sur le lecteur est inséparable de ce que Marshall McLuhan nommait la « galaxie Gutenberg ». On sait combien la « scène de lecture » (Aude Volpilhac) a nourri de fantasmes et d’appréhensions, comme elle a été chargée de valeurs et d’interdits tout au long de cette lente mutation qui voit, au bout du 19e siècle, l’imprimé devenir le support principal de diffusion de la littérature et la lecture solitaire se généraliser (Roger Chartier). Au cours de cette évolution, le roman a toujours occupé un espace ambigu. Associé au divertissement facile, au sentimentalisme, il a été blâmé pour les mauvais exemples qu’il donnerait aux lecteurs (et aux lectrices) et parce qu’il aviverait les passions. Mais la légitimité du genre se construit, au 17e siècle, sur le renversement axiologique de ce discours (Camille Esmein-Sarrazin), faisant du roman un outil de transmission. Dès lors, une partie du discours sur le roman tourne autour de la nature de son agentivité. C’est vrai au 18e siècle, pour lequel Yves Citton rappelle que le romanesque y est défini comme « un opérateur de contamination, qui, depuis les pages du livre, irradie en direction de la réalité psychique et sociale ». C’est vrai au 19e, où le romanesque à la Sue est présumé aussi agissant que le réalisme cru de Madame Bovary. Mais c’est vrai aussi à l’époque contemporaine où des penseurs venus d’horizon aussi différents que Pierre Rosanvallon et Martha Nussbaum trouvent dans le roman réaliste, l’un, le pouvoir de représenter, l’autre, celui d’affiner son jugement.

Que le roman agisse est donc une doxa souvent ranimée. Mais est-il pertinent d’unifier ce discours sur l’agir ? Car à le considérer dans son ensemble, il est d’abord frappant par ses différences. Ce n’est pas la même chose de penser que, d’un côté, le roman puisse combler les failles de la représentation sociale, parce qu’il témoigne, justement, de cette réalité, et de l’autre, soutenir l’agentivité du roman en s’appuyant sur ses éléments proprement romanesques (le personnage, l’intrigue, l’aventure). Quant aux actions prêtées au roman, elles sont si nombreuses qu’il paraît difficile de les enclore sous une seule entrée. Parle-t-on de la même chose quand on considère que le roman permet de comprendre une situation spécifique, de panser les blessures de la vie, d’éduquer à une vie bonne ou de s’évader hors du monde ? Critiquer le roman comme mauvais exemple, est-ce la même chose que de craindre son style séducteur ? Supposer que le roman encode un traumatisme familial (Marthe Robert), est-il comparable avec l’identification que produiraient certaines narrations ? Il y a là autant d’actions différentes que de modes d’action, car ce qui est cause dans ces exemples désigne tour à tour une action rhétorique, un déterminisme sociologique ou une pensée performative de l’acte de parole. Et que dire, bien sûr, des contextes culturels ? L’agir du roman est-il comparable dans un système culturel où les œuvres circulent peu et où le roman peine à trouver sa place dans la hiérarchie des genres (17e) et à une époque où le roman devient le symbole de la massification culturelle (19e) ? Pourrait-on tant espérer du roman aujourd’hui si, hégémonique dans le champ littéraire, il n’était pas concurrencé, dans sa fonction de divertissement, par des artefacts à la légitimité culturelle discutée comme les séries ou les jeux vidéo ?

L’objectif de ce numéro est de prendre de la distance sur l’universalisme théorique en envisageant la transitivité romanesque comme un fait historique. Si le roman agit, ou si on lui prête une action, c’est en référence à un espace culturel spécifique qui détermine autant un langage (une écriture) qu’une manière de lire et d’user du roman. Il s’agit dès lors de recentrer le discours de l’action sur une poétique des formes romanesques, pensée de façon historique et pragmatique : une poétique qui pense l’écriture comme fait culturel total, engageant aussi bien la mise en forme linguistique que la structure de communication qui soutient le langage. Il s’agira moins, dès lors, d’interroger l’action ou les actions accomplie(s) par le roman que l’imaginaire de l’action, inscrit dans un environnement culturel particulier, et sa manière d’influer sur une écriture. Ou, pour le formuler en une question synthétique : comment le roman s’écrit-il dans l’imaginaire de son pouvoir ?

Ces questions pourront être abordées de façon théorique ou à partir d’un corpus romanesque incluant des œuvres en langue française ou étrangère. Parmi les pistes de réflexion possibles, on peut envisager celles-ci :

  • Les spécificités de l’agir romanesque au regard du pouvoir prêté au théâtre ou à la poésie.
  • Une comparaison entre différentes théories sur la transitivité du roman.
  • Le rôle de la rhétorique dans l’imaginaire agissant du roman.
  • Le rapport entre morale et roman, entre droit et littérature.
  • Le rôle des supports de diffusion dans l’agentivité du roman, et la manière dont les écrivains anticipent la circulation du roman dans leur écriture.
  • Les différents genres romanesques au regard leur agentivité présumée.
  • La manière dont le romanesque, en tant que catégorie trans-générique, est pensée comme agentif, etc.

Les propositions d’article (une page maximum) sont à envoyer à Jérémy Naïm (jeremy.naim@u-picardie.fr) jusqu’au 10 janvier 2025 et seront transmises, pour examen, au comité de lecture de la revue Romanesques. Les articles au complet sont attendus pour le 15 septembre 2025 au plus tard.

Bibliographie indicative

Anne Besson, Les Pouvoirs de l’enchantement. Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction, Vendémiaire, 2021.

Jean-Christophe Cavallin, Valet noir. Vers une écologie du récit, Paris, Corti, 2021.

Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental [1997], Paris, Seuil, « Points Histoire », 2001, p. 145-156.

Roger Chartier, « Du livre au lire », dans Roger Chartier (dir.), Pratiques de la lecture [1985], Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 81-117.

Yves Citton, « L’ambivalence du romanesque. Contagion de l’inexpérience et machination médiatique », Romanesques, n° 5, 2013, p. 73-88.

Camille Esmein-Sarrazin, Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques du 17e siècle sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, 2004.

Camille Esmein-Sarrazin, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au 17e siècle [2008], Paris, Honoré Champion, 2018.

Victoire Feuillebois et Anthony Mangeon, Fictions pansantes. Bibliothérapies d’hier, d’aujourd’hui et d’ailleurs, Paris, Hermann, 2023.

Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au 21e siècle, Paris, José Corti, 2017.

Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.

Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg. La genèse de l’homme typographique [1967], Paris, CNRS éditions, 2017.

Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, Paris, Gallimard, 2016.

Jérémy Naïm, « L’agir du roman (1795-1925) », Romanesques, n° 16 « Politique du roman romanesque » (à paraître).

Martha Nussbaum, L’Art d’être juste. L’imagination littéraire et la vie publique [1995], Paris, Flammarion, 2015.

Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988.

Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman [1972], Paris, Gallimard, 2004.

Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014.

Sylvie Servoise, Démocratie et roman. Explorations littéraires de la crise littéraire de la représentation au 21e siècle, Paris, Hermann, 2022.

Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle-Époque, Paris, Le Chemin vert, coll. « Le Temps et la Mémoire », 1984.

Alain Vaillant, « Pour une histoire de la communication littéraire », RHLF, 2003/3, p. 549-562.

Pierre Vinclair, De l’épopée et du roman. Essai d’énergétique comparée, Rennes, PUR, 2015.

Aude Volpilhac, Scènes de lecture de Saint Augustin à Proust (textes choisis et présentés), Paris, Gallimard, 2019.

Aude Volpilhac, « Le secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au 17e siècle, Paris, Honoré Champion, 2015.