La dissidence dans l’aire littéraire arabophone. Engagement, autonomie du champ et circulation internationale (revue Remmm)
Dans la majorité des études qui portent sur la dissidence dans les littératures arabes contemporaines, cette question a longuement été appréhendée en lien direct avec ce que l’on appelle la « trinité de l’interdit » (al-thālūth al-muḥarram) des mondes arabo-musulmans, à savoir le sexe, la religion et la politique. Autant en Europe et aux États-Unis (Allen, Kilpatrick, de Moor, 2001 ; Elimelekh, 2014 ; Mehta, 2014) que dans les pays arabes (Kanafānī, 1967 ; Munīf, 1991 ; Boustani, El-Enany, Hamarneh, 2016), ces recherches ont été produites à partir de conceptualisations bien précises de la dissidence, qui ont contribué à romantiser une telle notion, autant que celle de résistance (Abu-Lughod, 1990). Au-delà des pays arabes, il faut relever que si la catégorie de la dissidence a d’abord émergé au xviie siècle pour qualifier l’attitude de tout individu professant une religion différente du culte officiel de son pays, ses significations se sont ensuite élargies afin d’inclure la contestation de l’autoritarisme des régimes communistes à l’époque de la Guerre froide, pour devenir, finalement, un synonyme de « contre-culture ». De manière générale, cet élargissement de sens a permis de libérer la notion de dissidence de ses significations strictement idéologiques, ouvrant à l’analyse diverses formes d’opposition et de contestation dans le cadre des sciences humaines et sociales (Kuperty-Tsur, 2013). Néanmoins, dans le domaine des études littéraires arabes, les interprétations et les approches du fait contestataire demeurent limitées, et sauf rares exceptions, ces travaux ont de surcroît négligé les formes de médiation qui peuvent exister entre l’espace social et le champ de production littéraire.
Dans le prolongement des recherches présentées à Tunis en septembre 2022 lors d’un atelier du Congrès Insāniyyāt/Insaniyyat, intitulé « Formes de dissidence dans le champ littéraire arabophone : écritures, postures, éditions », nous sollicitons des contributions sur la question de la dissidence, entendue de manière large, qui interrogent la relation complexe reliant littérature et société à l’époque contemporaine. Cette relation, que l’on pourrait qualifier d’imbrication, n’est jamais directe, mais plutôt le résultat de ce que Pierre Bourdieu considérait conformément au paradigme critique qu’il a élaboré au début des années 1990 comme un effet de « réfraction » du champ ; autrement dit, comme le résultat d’un processus par lequel ce dernier traduit des logiques externes (sociales, économiques, politiques) pour les rendre compatibles avec son fonctionnement interne (1992). Du fait de cette réfraction, des logiques externes, les oppositions et les luttes qui animent le monde social se trouvent au fondement d’oppositions et de luttes plus proprement littéraires, épousant les logiques et les enjeux spécifiques du champ. Qu’advient-il dès lors de la notion de la dissidence lorsqu’elle s’inscrit dans un paradigme agonistique de la littérature tel le paradigme bourdieusien ? Ce paradigme peut-il nous aider à renouveler, à interroger, voire à dépasser une telle notion ?
Les expressions littéraires et culturelles du fait contestataire ont déjà été considérées au prisme de la « théorie des champs » dans le cas égyptien, par Richard Jacquemond (2003) et Samia Mehrez (2008) ; pour le Liban, par Felix Lang (2016) ; pour la Palestine par Sbeih Sbeih (2017) et, pour l’Algérie, par Tristan Leperlier (2018). Nous souhaitons élargir ces questionnements à l’échelle de l’aire littéraire arabophone, au-delà de chaque contexte national et en incluant sa dimension diasporique. Nous sollicitons également des contributions portant sur des espaces de cette aire, dont par exemple l’Irak, la Mauritanie ou le Soudan, qui sont moins étudiés ou même délaissés par les chercheur·se·s. Cela permettrait de faire ressortir non seulement les similarités, mais aussi les différences entre ces contextes, à la manière d’Alexa Firat et Rebecca Shareah Taleghani (2020), qui ont exploré ce sujet dans les productions culturelles d’autres pays arabes et du Moyen-Orient. Tout en partageant la perspective comparative et interdisciplinaire de leur ouvrage, nous visons à réunir des contributions qui portent davantage sur le fait littéraire, que l’on entend aborder dans sa dimension nationale, internationale et transnationale. Par ailleurs, il convient de rappeler qu’à la différence des recherches sur la dissidence dans le cinéma, la musique ou le journalisme, les études menées sur les textes littéraires demeurent particulièrement réfractaires vis-à-vis d’approches ayant émergé en Europe et aux États-Unis dès les années 1990 et qui considèrent le fait littéraire comme un ensemble de pratiques culturelles pouvant être saisies au prisme des sciences sociales. De telles approches, qu’elles relèvent des Cultural Studies anglophones ou s’appuient sur la « théorie des champs » bourdieusienne, n’ont pas encore fait une véritable entrée dans les analyses produites en langue arabe, qui restent centrées sur la dimension textuelle de la littérature (Pacifico, 2020). Pourtant, selon les partisan·e·s de ces approches, la littérature peut être analysée, elle aussi, par des lectures qui sont à la fois « internes » et « externes » aux textes, ainsi que par tout ce qui relève de la « sociologie de la réception », ou mieux, « de la consommation des biens culturels » (Jacquemond, 2015).
Il est attendu des contributions proposées pour ce numéro de la REMMM qu’elles mobilisent ce type d’approches. Au plan thématique, elles pourront s’inscrire dans l’un des trois axes suivants, sans s’y limiter :
Axe 1 – Dissidence et rôle des acteur·ice·s littéraires
Si, en sociologie de la culture, les liens que la dissidence entretient avec la question de la responsabilité et de l’engagement des acteur·ice·s littéraires (écrivain·e·s ; éditeur·ice·s ; agent·e·s ; critiques ; traducteur·ice·s) ont déjà fait l’objet de nombreuses études (Sapiro, 1999, 2018), rares sont les analyses ancrées dans cette même perspective portant sur l’aire arabophone, où, depuis les révolutions de 2010-11, l’accent est plutôt mis sur les productions artistiques (Jacquemond et Lang, 2019 ; Larzillière, 2023 ; Perspectives El Amel Ettounsi, 2024). Ce type d’analyse est encore plus rare lorsqu’il s’agit des formes et des modes d’intervention politique développés par les dernières générations d’acteur·ice·s littéraires, et dans les contextes nationaux les moins explorés de cette aire. Comment faut-il alors entendre le rôle oppositionnel des acteur·ice·s littéraires dans ce(s) contexte(s) ? Est-il toujours à envisager par rapport à la décolonisation, au nationalisme panarabe ou à la position hégémonique occupée par les idées de gauche au cours du siècle dernier (Di-Capua, 2018 ; Klemm, 2000) ? Ou encore, est-il lié à une fonction de « contre-pouvoir » face aux abus de l’État et des régimes en place dans plusieurs pays arabes, comme cela a été le cas pendant les trois dernières décennies (Pannewick, Khalil, Albers, 2015) ? De ce point de vue, la question de la dissidence pourrait également être explorée par rapport à celle, plus large, du rôle public des acteur·ice·s littéraires. Ce rôle découle-t-il toujours de l’ancien « paradigme nahdawi », basé sur la domination d’une élite proche des appareils idéologiques d’État, tel qu’il a été noté par Richard Jacquemond (2003) dans le contexte égyptien ? Ou bien sommes-nous en train d’assister à son dépassement ?
Axe 2 – Dissidence et autonomie du champ
Les contributions pourront aussi s’interroger sur le rapport entre la dissidence et la question de l’autonomie du champ littéraire. Qu’en est-il des formes d’opposition qui visent plus directement ce dernier afin d’en bouleverser les équilibres et les hiérarchies internes ? Dans quelle mesure un·e acteur·ice peut-il ou elle faire preuve de résistance face à d’autres acteur·ice·s du champ, qui sont dominants sur le plan symbolique et/ou matériel ? S’agit-il, dans ce cas, de « contre-récits » ou de « contre-narrations », tels que l’on a tendance à définir tous les autres types de dissidence dans la grande majorité des études littéraires ? Ou bien, y aurait-il autre chose ? Qu’en est-il par ailleurs du nouvel espace de liberté offert par les blogs et les plateformes numériques ? Quel est l’impact de ces nouvelles pratiques d’écriture et d’édition (Pepe, 2019) ? Quelles sont les conséquences des formes de dissidence qui s’y développent, dont la portée s’étend au-delà des frontières du champ, à une époque où l’inclusion d’écrivain·e·s arabes reconnu·e·s dans des réseaux transnationaux est désormais la norme plutôt que l’exception (Lang, 2019) ? Sur un autre plan, qu’en est-il du lien entre l’accumulation de capital économique et celle de capital symbolique au sein du champ littéraire arabophone à l’heure actuelle ? En 1992, Bourdieu soulignait déjà dans son Post-scriptum [aux] Règles de l’art, « l’interpénétration de plus en plus grande entre le monde de l’art et le monde de l’argent » (Bourdieu, 1992 : 544). Dans quelle mesure ce constat s’applique-t-il à la condition des acteur·ice·s littérair·e·s au sein de l’aire arabophone et se trouve-t-il au fondement de certaines formes d’opposition ? Ces acteur·ice·s, se révoltent-il·elle·s toujours contre les mêmes forces hétéronomes qui se sont manifestées au cours du siècle dernier ? En quoi leur rôle de dissident·e permet-il aujourd’hui de renforcer l’indépendance du champ littéraire vis-à-vis des autres champs qui constituent l’espace social arabe (Benchenna, Marchetti, 2022) ?
Axe 3 – Dissidence et circulation internationale des œuvres et des acteur·ice·s
Depuis les années 1970, on assiste également à une circulation accrue des œuvres et de leurs producteur·ice·s, du fait de la mondialisation, des nouveaux modes de production et de distribution de la culture qu’elle a engendrée (Sapiro, Pacouret, Picaud, 2015), des migrations forcées et d’autres phénomènes diasporiques (Sapiro, 2023). Comment explorer la question de la dissidence face à cet affaiblissement des logiques de clôture nationale ? Comment aller au-delà du « nationalisme méthodologique » (Wimmer, Schiller, 2002) qui a caractérisé une grande partie des études sur la dissidence jusque-là ? Alors que plusieurs outils épistémologiques permettent aujourd’hui d’interroger les formes de confrontation qui visent de manière plus directe les hiérarchies présentes au niveau international (Casanova, 1999, 2015 ; Brahimi, Leperlier, Sapiro, 2018 ; Leperlier, 2021), les contributions pourront explorer les formes de dissidence qui visent les hiérarchies produites par la critique et le champ académique international vis-à-vis des œuvres et de leurs producteur·ice·s issue·s des pays arabes (Bianco, 2024). Comment se révoltent-il·elle·s face à ces « catégorèmes » (Bourdieu, 1992, 570) ou à quelles stratégies recourent-il·elle·s pour les exploiter à leur avantage ? Mais surtout, sont-il·elle·s vraiment en mesure de les dépasser ? A une autre échelle, comment peut-on étudier les réactions des acteur·ice·s face aux rapports de pouvoir qui existent au sein même de l’aire arabophone ? Qu’en est-il des formes de résistance menée par les acteur·ice·s littéraires des champs périphériques de cette aire vis-à-vis de ses centres et des nouvelles formes d’hégémonie que les pays du Golfe tentent d’établir par leurs politiques culturelles ?
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Calendrier
Les propositions d’article (4000 signes maximum), accompagnées d’une courte notice biographique, sont à envoyer le 15 décembre 2024 à :
Annamaria Bianco annamaria.bianco@univ-amu.fr et Antonio Pacifico antonio.pacifico@univ-lyon3.fr.
Les auteurs seront contactés avant la fin du mois suivant.
Les articles, rédigés aux normes de la revue en français ou en anglais, et d’un volume maximal de 45 000 signes, devront être soumis au plus tard le 1er mai 2025. Pour plus d’informations concernant les normes de rédaction de la revue et le processus éditorial, voir : https://journals.openedition.org/remmm/3004
La parution du numéro est prévue pour l’automne 2026.