Lettres Modernes-Minard
(Série Jean Genet)
Ce que Jean Genet savait de la littérature
On sait peu de choses des livres et des auteurs que Jean Genet avait lu et dans quelles conditions. Longtemps, il a préféré mettre à l’avant-plan une littérature mineure : les romans d’aventure de Paul Féval, la revue Détective ou Mon Musée criminel de Gustave Macé, ancien chef de la Sûreté de Paris, auquel il emprunte plusieurs passages dans son roman Querelle de Brest. En somme, Genet préférait se tenir loin des grands noms de la littérature, auquel, par ailleurs, il a toujours voulu se mesurer. Les poètes Villon, Baudelaire et Rimbaud, surtout, mais aussi Stendhal, Proust et Dostoïevski, qu’il admirait. On sait aussi qu’il était peu impressionné par Balzac qu’il jugeait « trivial ». À la fin de sa vie, il lisait Nietzsche et Mallarmé en rêvant de la poésie la plus exigeante, en même temps que des révolutions ; révolutions politiques et poétiques. Quoi qu’il en soit, il apparaît que Jean Genet a eu des rapports tout à fait personnels et complexes avec les écrivains qu’il lisait. Ceux qu’il décidait de retenir, parce qu’ils lui importait de s’en souvenir, et ceux qu’il préférait refuser en bloc. Stendhal, mais pas Balzac. Beckett, mais pas Céline.
Surtout, Genet a fait jouer devant la littérature le savoir de l’écrivain qu’il a été. Un savoir fait de convictions intimes, et donc un savoir tranchant. Il ne lisait jamais Rimbaud ou Dostoïevski sans énoncer un jugement qui pouvait sembler définitif, une loi poétique ou une intuition majeure. On se souviendra de l’énoncé énigmatique auquel il est arrivé après la lecture attentive des Freères Karamazov : « Il me semble après cette lecture, que tout roman, poème, tableau, musique, qui ne se détruit pas, je veux dire qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l’une des têtes, est une imposture. » Comme devant les œuvres et les personnalités artistiques de Giacometti et de Rembrandt, l’intelligence littéraire de Genet semble avoir viser l’extrême singularité de l’écrivain. Celle qui fait tenir en un énoncé complexe et difficile toute la logique interne de l’œuvre. Pour cela, il lui fallait détacher son propre regard, désenlacer le familier et l’étranger, les choses connues et les choses nouvelles, et marquer la distance entre ce qu’il savait — ce qu’il avait appris à savoir — et le savoir de l’autre, capable de surmonter le temps et la distance. Chaque fois, il ne s’agissait pas seulement de saisir ce que l’autre avait su voir, mais de lui prendre quelque chose (geste du voleur) qui est une vérité intime, un regard sur l’existence. Mais ce savoir, comment l’a-t-il compris ? Et qu’en faisait-il ? Que devenait la littérature sous l’angle de son regard ?
Se demander ce que Jean Genet savait de la littérature, c’est au fond prendre au sérieux les lectures qu’il a fait et qui ont été pour lui des événements au sens le plus décisif du terme. Les lectures qui se sont imposées et qui ont fatalement tracé des lignes de référence et des lignes de certitude. C’est aussi se demander ce que Genet savait en écrivant, alors que chacune des œuvres qu’il a terminées ou qu’il a laissées inachevées, celles qu’il a reconnues ou celles qu’il a abandonnées, était un geste en direction de sa propre vérité poétique. Apparaissent alors toujours plus radicalement la complexité et la richesse d’une œuvre qui ne craint pas la difficulté de ses propres énoncés. Car il y a bel et bien, chez Genet, quelque chose comme des énoncés qui révèlent une logique parfois retorse, sinon subtile. Entendons par « énoncés » ce que la philosophie définit comme une connaissance et un jugement de vérité, mais aussi le produit, ou le résultat, de ce que Deleuze appelait les devenirs, les affects et les événements qui se retrouvent en quelque sorte compactés dans des phrases énigmatiques : « C’est seulement ces sortes de vérités, écrivait Genet, celles qui ne sont pas démontrables et même qui sont "fausses", celles que l’on ne peut conduire sans absurdité jusqu’à leur extrémité sans aller jusqu’à la négation d’elle et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’œuvre d’art ». Ou encore : « Il y a, il semble, mais je ne peux pas le démontrer, chez tout homme, tout homme, poète ou pas, poète ne veut pas dire grand-chose, mais chez tout homme comme, à un moment donné, quelque chose qui ressemble à un don prophétique sur soi, que lui-même ne voit pas. »
Les énoncés de Genet sont parfois isolés de l’expérience qui les a vu naître, comme entés à une intuition poétique qui touche à une vérité essentielle ; une vérité qui était pour lui agissante, produisant des effets, et faisant autorité. Lire Genet à partir de ces énoncés, c’est en somme chercher à le lire à partir de lui-même ; en faisant de l’œuvre de l’écrivain le lieu de sa question et le lieu de sa réponse ; c’est chercher à prendre la mesure d’une vérité singulière que l’œuvre traverse, aggrave ou surmonte en aménageant des voies secrètes qui sont toujours celles que seul l’écrivain peut emprunter. Lire Genet à partir de ses énoncés, c’est aussi être attentif au pluriel de son texte, en prenant appui sur autre chose qu’une vision d’ensemble ; c’est chercher des ouvertures qui sont dissimulées par la densité et la luxuriance de ses textes ; c’est faire d’un énoncé une occasion critique susceptible de mettre en valeur une difficulté plutôt que de la solutionner tout de suite. C’est, en somme, chercher à saisir l’art difficile de certains énoncés, la portée des moments de ruptures et des retournements, des paradoxes et des discontinuités qui fracturent l’œuvre de Genet, et qui révèlent souvent des tentions internes qui sont des tensions éthiques et poétiques.
La Revue des lettres modernes (Édition Lettres Modernes-Minard) souhaite recevoir des propositions d’articles susceptibles de constituer le premier volume d’une série consacrée à l’œuvre de Jean Genet, sous le thème : Ce que Jean Genet savait de la littérature. Le comité de rédaction s’attend à recevoir des propositions d’au minimum 500 mots, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, avant le 31 janvier 2025, pour une publication prévue en 2026 dans la Revue des lettres modernes (Série Jean Genet).
Les propositions doivent être envoyées à l’adresse suivante : lussier.alexis@uqam.ca
Le comité prévilégiera les propositions qui offrent un éclairage inédit sur la problématique du dossier ; par exemple, sur les rapports que Genet a pu entretenir, de près ou de loin, avec les œuvres de Villon, Ronsard, Stendhal, Balzac, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Dostoïevski, Proust, Valéry, Gide, Cocteau, Céline, Artaud, Beckett, etc.
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Comité de rédaction (série Jean Genet) :
Alexis Lussier (dir.)
Melina Balcázar Moreno
Albert Dichy
Mairéad Hanrahan
Martin Hervé.