Contexte et problématique
En prenant le contrepied des discours qui décrivent la démocratie comme le régime où les conflits d’opinion sont institutionnalisés, Philippe Breton proposait de définir l’ordre démocratique comme un « régime du convaincre », c’est-à-dire comme un régime où, malgré les divergences d’opinions qu’elle accueille en son sein, la société cherche à trouver une entente, à se rassembler autour d’un ensemble de vérités partagées (l’« accord préalable » Breton 2006 : 53). Les démocraties occidentales actuelles s’accommodent-elles d’un régime de communication de ce type ? Rien n’est moins sûr. Le débat public y est devenu conflictuel, âpre, violent (Salmon 2019), la communication se morcelle en une multitude d’opinions divergentes, tranchantes et radicales (Aroufoune 2023, Aroufoune et Durampart 2022), qui tentent de légitimer une cause au détriment d’une autre sans jamais envisager la possibilité d’une entente.
La rupture avec le paradigme consensuel et rassembleur du « convaincre » est à la mesure de l’indifférence grandissante que notre société démocratique manifeste à l’égard de la vérité (Revault d’Allonnes 2018). Le régime de communication dans les démocraties libérales (ou se revendiquant comme telles) pourrait désormais être celui de la « post-vérité » (Keyes 2004, Joux 2023), les « vérités de fait » (Arendt 1972) ne doivent plus informer les discours, le principe classique de l’adaequatio rei et intellectus est devenu caduc et inopérant (Muhlmann 2023). La manipulation gagne ainsi du terrain, le processus d’argumentation est remplacé par la persuasion à grand renfort de pathos et d’émotions. Par conséquent, la méfiance devient le mot d’ordre (Wolton 2021).
Dans un autre registre, la question de la place des réseaux et des plateformes numériques se pose. Ces derniers peuvent orienter via leurs algorithmes les choix des citoyens en les enfermant dans des bulles d’information (Abiteboul et Cattan 2022, Durampart 2013), ce que la psychologie sociale et les neurosciences confirment à travers les biais cognitifs (Bronner 2013). Dans ce contexte, il n’est plus nécessaire que le contenu d’un énoncé corresponde à ce qu’il représente, l’important c’est qu’il soit conforme à ce que l’énonciateur croit être la vérité (Charaudeau 2020). Comme le disait déjà Francis Bacon, « plus l’homme souhaite qu’une opinion soit vraie, plus il la croit aisément » (Novum Organum, XLIX, 1620).
Remise en cause du caractère essentiel de la vérité, abolition de sa valeur normative, brouillage de la frontière entre vrai et faux, entre vrai et vraisemblable, entre fait et fiction (Leiduan 2014), les récits médiatiques en régime de « post-vérité » (Joux et Pélissier 2018) paraissent s’émanciper de la réalité pour verser cavalièrement dans le mensonge, la manipulation, le complotisme, la fictionnalisation du réel.
La crise de l’« utopie de la communication », un « miroir renversé » ?
Afin de passer de l’analyse des données étudiées à leur explication, nous proposons comme angle d’orientation potentiel d’interpréter le phénomène de la post-vérité en régime médiatique comme une sorte de « miroir à l’envers » de l’utopie qui a présidé à la naissance de la « société de communication » (Breton 1995). Théorisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par le cercle cybernétique (Wiener 2014 [1950]), cette utopie promettait à l’humanité d’en finir définitivement avec la guerre, par la grâce d’une libéralisation de la communication, dissipant toute sorte de secret et rendant la société transparente à elle-même (Breton 1995 et 2000). La société de communication illimitée, a pu écrire à ce sujet le philosophe italien Gianni Vattimo, « est une société transparente qui, par la liquidation des obstacles et des opacités, parvient à réduire radicalement les motifs de conflit » (1990 : 33). Dans un contexte où les « grands récits » du XXe siècle (le socialisme et le libéralisme) commençaient à battre de l’aile, l’utopie de la communication s’est ainsi imposée, à l’aube du XXIe siècle, comme l’idéologie de référence de la société 2.0. (Breton 1995).
Or, l’avènement de la « post-vérité » dans la communication médiatique contemporaine ne témoigne-t-il pas d’une crise de cette utopie politique ? N’assistons-nous pas aujourd’hui, non seulement à un dysfonctionnement de nos pratiques de communication, mais aussi à l’effondrement de l’illusion politique qui sous-tendait la mise en place de la « société de communication » ? Les conditions d’une régulation du débat public sont-elles encore définies en fonction d’un idéal de rationalité (Habermas 1978) ? Le régime de « post-vérité » qui accepte ou tolère toute forme d’expression et d’argument n’est-il pas aussi le berceau du populisme (Alonso Aldama 2018) et des autres manifestations de l’agonie « post-démocratique » (Crouch 2013) de l’Occident actuel ? Ne sommes-nous donc pas entrés dans l’ère de la « post-politique » (Laine 2009) justement parce que nous sommes devenus indifférents à la vérité ?
Nous invitons les participants à ce colloque à se pencher sur la dimension politique du phénomène de la « post-vérité » et ses enjeux info-communicationnels, afin de jeter les bases favorisant une relecture critique des récits médiatiques contemporains.
Critères de sélection du corpus
Nous proposons d’élaborer une typologie des modalités de mise hors circuit de la valeur de vérité (dissimulation, cryptage, déni, révisionnisme, manipulation affective, fictionnalisation des données du réel...) à travers le traitement médiatique des conflits qui déchirent le monde actuel (émeutes urbaines, actes de terrorisme, dérives radicales, violences en tout genre...).
Les communications exploreront les domaines de communication suivants :
fake news et deep fake
théories du complot
fictions politiques
récits négationnistes
propagande
storytelling médiatique
world-building et autres formes d’engagement qui brouillent la frontière entre réel et imaginaire
Les communications pourront aussi mettre en perspective les processus et les démarches qui tentent de répondre à cette situation comme le fact-checking, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) en prenant comme angle d’approche la notion de « post-vérité ». Quatre grands axes thématiques accueilleront les travaux pluridisciplinaires attendus :
Axe 1. Média et journalisme
Axe 2. Communication politique, institutions et organisations
Axe 3. Opinion, réception, participation. Le public mis à l’épreuve
Axe 4. Art, création, narration
Les propositions de maximum 5 000 signes sont à adresser à Alessandro Leiduan (alessandro.leiduan@univ-tln.fr) et Billel Aroufoune (billel.aroufoune@univ-tln.fr) avant le 30 septembre 2024. Elles présenteront l’objectif, la problématique, le cadre théorique, le terrain, la méthodologie et les premiers résultats. En outre, elles seront accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique.
Calendrier prévisionnel
30 septembre 2024 : date limite d’envoi des propositions
15 novembre 2024 : avis aux auteurs des propositions
30 avril 2025 : diffusion du programme détaillé
22-23 mai 2025 : dates du colloque franco-roumain, 27ème édition, Suceava
30 août 2025 : envoi des articles complets pour expertise septembre-octobre 2025 : navettes avec les auteurs
15 janvier 2025 : réception des versions définitives des textes Juin/juillet 2026 : publication de l’ouvrage collectif
Comité scientifique international
Sanda-Maria Ardeleanu (Université Stefan cel Mare de Suceava), Alexandra Bardan(Université de Bucarest), Cristina Bleorţu (Université Stefan cel Mare de Suceava), Cristina Bogdan (Université de Bucarest), Mălina Ciocea (École nationale d’études politiques et administratives, Bucarest), Laurent Collet (Université de Montpellier), Camelia Cușnir (Université de Bucarest), Michel Durampart (Université de Toulon), Jeanne Ferrari-Giovanangeli (Université Paris Nanterre), Galli Galli (Avignon Université), Tourya Guaaybess (Université de Lorraine), Alexandre Joux (Aix-Marseille Université), Olivier Koch (Université Côte d’Azur), Mirela Lazăr (Université de Bucarest), Alessandro Leiduan (Université de Toulon), Joanna Nowicki (Université de Cergy- Pontoise), Bogdan Oprea (Université de Bucarest), Maud Pélissier (Université de Toulon), Franck Renucci (Université de Toulon), Constantin Sălăvăstru (Université Al. I. Cuza, Iaşi), Mariana Şovea, (Université Stefan cel Mare de Suceava), Romina Surugiu, (Université de Bucarest), Anca Velicu, (Institut de Sociologie de l’Académie roumaine), Ionna Vovou (Université Panteion, Athènes).
Présidents d’honneur : Prof. Ioan Dragan (Université de Bucarest)
Prof. Nicolas Pélissier (Université de Côte d’Azur)
Conception scientifique et direction du programme
Billel Aroufoune (Université de Toulon), Camelia Beciu (Université de Bucarest), Camelia Cusnir (Université de Bucarest), Michel Durampart (Université de Toulon), Alessandro Leiduan (Université de Toulon), Mirela Lazăr (Université de Bucarest), Nicolas Pélissier, Mariana Şovea (Université Ștefan cel Mare Suceava).