Séminaire « Les visages de l’eau : Dialogue France-Chine »
2024-2025
Organisatrices : Oriane Chevalier (Université Clermont Auvergne), Leanne Rae Darnbrough (KU Leuven)
Avec le soutien du Pôle de recherches sur l’eau, de l’Ecole doctorale LLSHS, du CELIS et de la KU Leuven
« L’eau : Dialogue France-Chine » est un séminaire en format hybride, coanimé par l’Université Clermont Auvergne et l’Université de Louvain, KE Leuven. Ce séminaire, comparatiste et transdisciplinaire, s’articulera en cinq sessions tout au long de l’année 2024-2025. Il fera intervenir différent.e.s chercheur.ses en sciences humaines ainsi que des artistes et écrivain.es, afin de comparer et penser les représentations de l’eau en France et en Chine.
Les propositions de communication pourront porter sur l’eau comme pensée, en se penchant en particulier sur le motif de l’eau dans les traditions philosophiques taoïstes, confucéennes, bouddhistes et occidentales. Dans le Dao de jing 道德经, Laozi explique ainsi : « L’homme d’une vertu supérieure est comme l’eau. L’eau excelle à faire du bien aux êtres et ne lutte point. Elle habite les lieux que déteste la foule. C’est pourquoi le sage approche du Tao »[1]. De même, l’eau peut être appréhendée comme un miroir métaphorique du gouvernement et de la société : dès lors, comment cette pensée philosophique, religieuse et sociétale de l’eau épouse-t-elle l’écriture ? Pensons par exemple au roman allégorique La ville flottante (Fucheng 浮城), rédigé en 1991 par Liang Xiaosheng (梁晓声), qui décrit la dérive d’une ville chinoise, détachée du continent, la dérive maritime se faisant le miroir critique de la société[2]. Élément insaisissable par excellence, l’eau peut néanmoins être pensée à travers le motif de l’empreinte qu’elle laisse sur son passage : cette empreinte peut aussi bien être celle de l’irrigation, principe vital, ou encore celle de la catastrophe, principe destructeur[3]. Il y a quatre millénaires, le légendaire Yu le Grand œuvrait déjà à la maîtrise les eaux des lacs et rivières en mettant en place des systèmes d’irrigation[4]. Depuis la dynastie Xia, la littérature chinoise ne cesse de décrire les aléas des crus et des sècheresses, qui rythment la vie et les déplacements du peuple et qui sont régulièrement interprétées comme un blâme du ciel envers le souverain. À ces enjeux politiques et sociétaux, se surimposent également des enjeux écologiques notamment liés à la pollution des eaux, qui peuvent faire l’objet de communications faisant dialoguer la littérature contemporaine française et chinoise.
De même, quel rapport entretiennent la France et la Chine avec l’espace maritime, symbole de l’immensité, de l’inconnu et de tous les possibles ? La mer apparaît tout d’abord comme un espace stratégique, commercial voire interlope, au sein duquel naviguent marchands et pirates, occidentaux et chinois. Comme le souligne Wang Yuanfei dans Writing Pirates: Vernacular Fiction and Oceans in Late Ming China[5], la littérature chinoise de la fin des Ming offre un regard ambivalent sur l’Autre, venu de la mer. L’espace maritime permet ainsi la rencontre avec l’étranger, que ce soit pour la France et la Chine, et c’est souvent dans les villes portuaires qu’ont lieu les premiers contacts avec la présence étrangère et coloniale. Il serait ainsi intéressant de confronter les récits viatiques des voyageurs chinois vers la France et, réciproquement, des voyageurs français vers la Chine. Les communications pourraient ainsi s’inscrire dans le sillage de la thèse de Qiao Xi, intitulée Imaginaires de l'immense : Représentation des océans et du lointain à l'époque des grandes navigations chinoises et européennes[6], qui compare les voyages maritimes européens et chinois des XVe et XVIe siècles.
Il conviendrait également de réfléchir à une « aquapoétique » dans une approche comparatiste entre la France et la Chine : comment fixer l’eau, par essence insaisissable, dans l’écriture ? Quelle forme cet élément prend-il dans l’écriture ? L’eau est en effet un motif central dans la tradition poétique chinoise, notamment à travers le concept de « qing jing 情景 » (littéralement « sentiment paysage ») qui fait dialoguer les sentiments du poète avec les éléments naturels environnants[7] et au sein duquel le motif du reflet dans l’eau occupe une place importante. Dès lors, que pourrait faire émerger une comparaison de ce concept de qing jing avec celui de paysage état d’âme[8] en France ? Songeons par exemple au poète Yang Wanli 楊万里 (1127-1206) qui s’efforce dans son œuvre à entrer en dialogue avec le son de la pluie : « toute ma vie j’ai écouté la pluie et maintenant ma tête est blanche / pourtant je n’ai pas encore compris le son de la pluie, la nuit, sur la rivière printanière »[9]. Le rapport entre le monde terrestre et aquatique pourra également faire l’objet d’études à l’angle de la sociopoétique, notamment à travers la figure du pêcheur et le motif de la barque. L’hybridité des esprits de l’eau, principalement représentés en Chine sous les traits du Shui gui[10] (水鬼), pourrait également être pertinente pour appréhender ces interactions entre mondes terrestres et aquatiques d’une part, et mondes corporels et spirituels d’autre part : songeons par exemple aux « filles de l’onde » sous la plume du poète Xie Lingyun qui se révèlent être des esprits de l’eau[11]. De même, il conviendrait d’interroger la place de l’eau dans les littératures chinoises d’outre-mer, puisque ce motif revient souvent sous les plumes transculturelles pour décrire une identité à la confluence des mondes. Ainsi, l’écrivaine sino-canadienne francophone Ying Chen ne cesse d’exploiter le motif de l’eau dans son œuvre pour symboliser une identité et une mémoire mouvantes[12].
Les approches écopoétique et zoopoétique peuvent également s’avérer fécondes dans le cadre de ce séminaire qui invite à explorer les représentations de la vie aquatique en littérature française et chinoise. Dès lors, comment la rivière, le lac et la mer sont-ils habités dans ces deux traditions littéraires ? Alors que les plantes et matières végétales représentent plus de 90% de la biomasse mondiale[13], la grande majorité d’entre elles sont terrestres[14]. Cela signifie que le plant blindness, biais cognitif qui nous conduit à ignorer la présence environnante de plantes dans la pratique quotidienne et académique[15], devient presqu’inévitable lorsque l’on aborde la littérature associée à la végétation marine. Les plant studies, de par l’approche transdisciplinaire qu’elles adoptent, permettraient d’étudier la place des fleurs et plantes aquatiques présentes en littérature chinoise et française. Il conviendrait également d’explorer le bestiaire associé à l’eau (poissons, insectes, oiseaux, reptiles) tout en s’interrogeant sur le point de vue adopté par le poète, à travers une démarche zoopoétique ou posthumaniste. Que deviennent néanmoins cette faune et cette flore au prisme de la traduction ? En effet, il ne faut pas négliger les différentes charges symboliques associées au monde animal et végétal en poésie chinoise et française, et il convient alors de s’interroger sur les choix de traduction opérés pour faire voyager ces plantes et ces animaux d’un monde culturel à l’autre.
Enfin, les propositions pourront s’interroger sur la façon de donner forme à l’eau dans les arts visuels, architecturaux et performatifs. Il pourrait, par exemple, être intéressant de comparer les représentations de l’eau dans la peinture française avec la tradition picturale du Shan shui 山水 (littéralement « Montagne eau »). Une approche intermédiale permettrait également de penser le lien entre écriture et image, notamment au prisme de la calligraphie ou encore de la poésie visuelle. De même, les propositions pourront porter sur les réflexions architecturales menées pour penser la cohabitation avec l’eau ou encore sur l’utilisation de l’eau dans la conception des jardins en Chine et en France. On peut songer au Yuanye 园冶[16](Traité du jardin, 1634) du célèbre jardinier Ji Cheng, qui souligne l’importance culturelle et esthétique de l’eau dans l’art du jardin chinois. Nous encourageons également les approches comparatistes sur les représentations de l’eau dans le théâtre et le cinéma : quelle forme prend ce spectacle de l’eau en France et en Chine ? Il peut, enfin, être intéressant de se pencher sur le rythme de l’eau au prisme de la danse, de la musique et du temps[17].
Les propositions peuvent aborder, mais ne sont pas limitées aux thèmes suivants :
- L’eau comme pensée : motif de l’eau en philosophie
- L’eau comme miroir de la société et de l’exercice du pouvoir
- L’empreinte de l’eau : de l’irrigation à la catastrophe
- Symbolique de l’eau dans tous ses états (pluie, neige, glace, rivière, lac, mer, océan)
- L’espace maritime : l’immensité de l’inconnu et des possibles
- L’eau : à la confluence des mondes, des cultures et des langues
- L’eau en dialogue avec le poète
- La vie aquatique : perspective écopoétique et zoopoétique
- Hybridité et interaction entre le monde terrestre et aquatique (barque, pêcheur, esprits de l’eau)
- Donner forme à l’eau : arts visuels, architecturaux et performatifs
- L’eau dans les cinémas français et chinois
- Le rythme de l’eau : musique, danse et temps
—
Les propositions de communications (environ 250 mots) accompagnées d’une notice bio-bibliographique sont à envoyer d’ici le 1er septembre 2024 conjointement à : oriane.chevalier@doctorant.uca.fr et à leannerae.darnbrough@kuleuven.be
Calendrier
Session 1 : Mercredi 9 octobre 2024
Session 2 : Mercredi 4 décembre 2024
Session 3 : Mercredi 5 février 2025
Session 4 : Mercredi 2 avril 2025
Session 5 : Mercredi 5 juin 2025
—
Bibliographie indicative
CHENG François, L’écriture poétique chinoise, Paris, Ed Seuil, Coll « Points-Essais », 1996.
CRUVEILLE, Solange, « La ville flottante (Fucheng 浮城) de Liang Xiaosheng 梁晓声 : de la dérive d’une ville à une société à la dérive », Impressions d'Extrême-Orient, 2022.
ESCANDE, Yolaine, Montagnes et eaux. La culture du Shanshui, Paris, Hermann, 2005.
GAFFRIC, Gwennaël, “Do Waves Have Memories?”, TRANS-, 2013-08.
JI, Cheng, Yuanye, le traité du jardin (1634), (trad. Che Bing Chiu), Besançon, Éd. de l'Imprimeur, 1997.
LOPEZ-CALVO, Ignacio; De Wolff, Kim; and Faletti, Rina C. (eds), Hydrohumanities. Water Discourse and Environmental Futures, Oakland, University of California Press, 2021.
MAEDA, Robert J., “The "Water" Theme in Chinese Painting”, Artibus Asiae, Vol. 33, No. 4, 1971, pp.247-290.
MARDER, Michael, Critical Plant Studies. Philosophy, Literature, Culture, Leyde, BRILL, 2013.
MAYER, Sophie. “Dirty Pictures: Framing Pollution and Desire in ‘new New Queer Cinema’, in Anat Pick & Guinevere Narraway (eds), Screening Nature: Cinema Beyond the Human, NED-New Edition, 1, Berghan Books, 2024, p.145-61.
MORTON, Timothy, Hyperobjects. Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013.
NEALON, Jeffrey T., Plant Theory: Biopower & Vegetable Life, Stanford, Stanford University Press, 2015.
OPPERMAN, Serpil, Blue Humanities: Storied Waterscapes in the Anthropocene, Cambridge, Cambridge University Press, 2023.
QIAO, Xi, Imaginaires de l'immense : Représentation des océans et du lointain à l'époque des grandes navigations chinoises et européennes, Thèse en Littérature comparée, soutenue à l’Université de Limoges en 2015.
WANG, Yuanfei, Writing Pirates: Vernacular Fiction and Oceans in Late Ming China, Ann Arbor: University of Michigan Press, 2021.
YANG Wanli, Le son de la pluie, Millemont, Moundarren, Coll. Les grands poètes chinois, 2017.
—
Notes
[1] Laozi 老子, Dao de jing 道德经 I. 8. (Trad. Julien) [上善若水。水善,水利万物而不争,处众人之所恶,故几于道。].
[2] Voir CRUVEILLE, Solange, « La ville flottante (Fucheng 浮城) de Liang Xiaosheng 梁晓声 : de la dérive d’une ville à une société à la dérive », Impressions d'Extrême-Orient, 2022.
[3] Laozi expliquait ainsi au sujet de l’eau : « Parmi toutes les choses du monde, il n’en est point de plus molle et de plus faible que l’eau, et cependant, pour briser ce qui est dur et fort, rien ne peut l’emporter sur elle », Dao de jing 道德经, II, 78 (Trad. Julien) [天下莫柔弱于水,而攻坚强者莫之能胜,以其无以易之。]
[4] Voir la légende chinoise : « Yu le Grand contrôle les Eaux » (Da Yu zhi shui 大禹治水).
[5] WANG, Yuanfei, Writing Pirates: Vernacular Fiction and Oceans in Late Ming China, Ann Arbor: University of Michigan Press, 2021.
[6] QIAO, Xi, Imaginaires de l'immense : Représentation des océans et du lointain à l'époque des grandes navigations chinoises et européennes, Thèse en Littérature comparée, soutenue à l’Université de Limoges en 2015.
[7] Dans le Shi pin 詩品 (De la poésie), Sikong Tu (837-908) explique ainsi que la beauté est « le résultat d’un processus » et « d’une rencontre opportune de divers éléments qui composent un « paysage » certes, mais aussi entre ce « paysage » et l’homme qui le contemple, qui l’intériorise et qui, de fait, en est partie intégrante, mû qu’il est par les mêmes souffles » [Cité par CHENG François, L’écriture poétique chinoise, Ed Seuil, Coll « Points-Essais », 1996, p.89-90.]
[8] L’approche comparatiste ne vise néanmoins pas à confondre la tradition poétique chinoise avec le Romantisme français. Il faut garder à l’esprit que le paysage-état d’âme chinois n’est pas le fruit d’une simple projection des sentiments du poètes sur ce qui l’entoure : d’une part, le poète peut faire appel à un élément de la nature pour figurer son sentiment, ce qui correspond au « bi » 比 (comparaison) ; d’autre part, il arrive qu’un paysage éveille chez le poète un souvenir ou un sentiment, ce processus étant appelé « xing » 兴 (incitation).
[9] YANG Wanli, Le son de la pluie, Millemont, Moundarren, Coll. Les grands poètes chinois, 2017. [一生听雨今头白,不识春江夜雨声]
[10] Les Shui gui, littéralement « fantôme de l’eau », sont les esprits des personnes mortes noyées qui cherchent à noyer d’autres personnes pour prendre possession de leur corps, un processus appelé ti shen (替身). On pourrait également songer aux représentations des dieux associés à la mer, tels que Qianliyan (离娄) et Shunfeng'er (顺风耳).
[11] Voir MARTIN, Francois, « Le poète, les grues, les filles de l'onde : Xie Lingyun entre folklore et littérature », Etudes chinoises (Paris), 2000, Vol.19 (1-2), p.271-310.
[12] Voir YING Chen, La mémoire de l’eau, Arles, Actes Sud, Coll. Babel, 2006 ; YING Chen, Le Champ dans la mer, Paris, Seuil, 2002.
[13] Voir JORGENSEN, S. E. & SVERIZHEV, Y.M. Towards a Thermodynamic Theory for Ecological Systems, Amsterdam et.al, Elsevier, 2004.
[14] Voir BAR-ON, Yinon; PHILLIPS, Rob; et Milo, Ron, « The Biomass Distribution on Earth », Proceedings of the National Academy of Sciences, 2018, Vol. 115 (25).
[15] Voir WANDERSEE James H. et SCHUSSLER, Elisabeth E., « Preventing Plant Blindness », The American Biology Teacher (California), Fev. 1999, Vol. 61 (2), p.82, 84, 86.
[16] JI, Cheng, Yuanye, le traité du jardin (1634), (trad. Che Bing Chiu), Besançon, Éd. de l'Imprimeur, 1997.
[17] Songeons ici aux horloges hydrauliques chinoises.