L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a été perçue par beaucoup comme la fin d’une époque : les espoirs d’une démocratisation de la Russie, de leur essor dans les années 1990 à leur progressive érosion durant l’ère poutinienne, appartiennent désormais au passé. En littérature également, le renforcement de la censure depuis le 24 février 2022 et la vague d’émigration massive qui l’a suivi sembleraient annoncer un retour à la tripartition soviétique : littérature censurée (officielle et autorisée), non-censurée (samizdat et tamizdat), émigrée, avec toutes les nuances qu’il faut apporter à une telle division. Toutefois, sans nier le bouleversement que constitue le 24 février, on peut s’interroger sur la pertinence d’une périodisation aussi tranchée. Le régime se durcit de façon graduelle au moins depuis 2011, et le milieu littéraire russe a réagi à cette évolution. On pourrait ajouter, comme le note Galina Youzéfovitch, que la littérature est un « art à réaction lente » (искусство медленного реагирования) et que l’onde de choc de la guerre en Ukraine (et peut-être même de celle qui a commencé en 2014) n’est pas perçue par tous les écrivain.es comme devant remettre en question leurs pratiques.
C’est pourquoi ce colloque vise à donner une vue d’ensemble de la vie littéraire de la fin des années 1990 à nos jours, en remettant en perspective les bouleversements contemporains à la lumière de la guerre : qu’est-ce donc qu’être écrivain.e sous Vladimir Poutine en 2024, par rapport à 1999, à 2011, à 2014 ? Il s’agit de redonner un contexte et une histoire aux positionnements littéraires russes suscités par le début de la guerre : le 24 février 2022, vécu à juste titre comme une rupture majeure, tend à masquer le fait que la question de l’engagement ou du désengagement, personnel ou institutionnel, s’est posée en réalité, après la liberté des années 1990, pendant la totalité de la période poutinienne, celle-ci se caractérisant par la coexistence d’une pression croissante vis-à-vis de la liberté d’expression et d’une diversification de la production littéraire.
Sont suggérées ci-dessous quelques pistes de réflexion.
Une littérature témoin de l’Histoire post-soviétique
– Mémoire littéraire du passé russe récent
– Réécritures de l’histoire, histoire alternative de la Russie et de l’URSS
– Echos entre parcours personnels/récits du quotidien et grande histoire
Si la mémoire des répressions soviétiques dans la littérature contemporaine a fait l’objet de plusieurs études (Jurgenson, Platt) et si ses représentants sont désormais des classiques contemporains (Lebedev, Yakhina, Alexievitch), souvent traduits dans plusieurs langues et largement récompensés, la question de la mémoire de la période post-soviétique, des « folles années 1990 » (лихие девяностые), de la crise constitutionnelle de 1993, de la figure d’Eltsine, des guerres de Tchétchénie, de l’arrivée au pouvoir de Poutine et des attentats de 2000 est beaucoup moins abordée, même si elle constitue la toile de fond de récits intimes où la violence publique et la violence domestique se font écho (Bogdanova, Vassiakina), ou encore le sujet même de l’intrigue dans les romans conspirationnistes et conservateurs d’Alexandre Prokhanov. La représentation des différentes guerres post-soviétiques qui ont précédé ou accompagné la présence au pouvoir de Vladimir Poutine (Guélassimov, Prilépine, Sadoulaïev) mérite également étude.
Nouvelles politisations et dépolitisations de la littérature
– Prises de position politiques en littérature (dans les textes/hors des textes)
– Évolution idéologique/politique d’écrivain.e.s
– Refus explicites ou implicites de se positionner
– Réseaux de sociabilité (revues, librairies) littéraires et politiques
Après la forte polarisation politique des revues littéraires au tournant de la perestroïka, de larges pans de la littérature postsoviétique se sont ostensiblement dépolitisés : la diversification et l’explosion d’une littérature de masse vient faire contre-point à la captation de la culture par l’idéologie durant la période soviétique. Cependant, dans les années 2000 de nouvelles politisations émergent dans le champ littéraire : le courant néoconservateur s’affirme, tandis que des auteurs du camp que l’on appelle en Russie « libéral » (Akounine, Bykov) prennent position dans le débat public. Dans les années 2010, une première vague d’exils a vu des auteurs comme Akounine ou Sorokine quitter le pays, témoignant de nouveaux rapports conflictuels entre intelligentsia littéraire et pouvoir politique. On pourra donc s’interroger sur ces modes de (dé)politisations de la littérature postsoviétique, notamment dans la perspective de 2022, qui a clairement repolarisé le champ.
Nouveaux thèmes, nouveaux acteurs, nouvelles formes ?
– Formes littéraires et récits d’expériences « minoritaires »
– Réflexions sur l’identité collective en littérature
– Hétérolinguisme au sein de textes écrits en russe
– Circulations littéraires entre la Russie et l’étranger
Alors même que le régime va en se durcissant, le monde littéraire semble, lui, se diversifier et accueillir de nouveaux thèmes et à de nouveaux acteurs/actrices (Mélat), souvent issus des jeunes générations (générations Y et X) : le développement de l’autofiction et de formes autobiographiques moins monumentales que celles des générations précédentes favorise la représentation en littérature d’expériences minoritaires : Ekaterina Manoïlo, Islam Khanipaev, Egana Djabbarova évoquent ainsi ce que c’est que d’être respectivement kazakhe, daghestanais et azerbaïdjanaise dans la Russie contemporaine ; des recueils comme Petites histoires sur la sexualité féminine (Маленькая книга истории о женской сексуальности, No Kidding Press, 2019) et la poésie de Galina Rymbu décrivent la vie des corps féminins. On voit également apparaître une littérature homosexuelle qui ne se limite pas aux quelques grands noms des années 1980, qui s’organise et devient visible. Une place notable est faite également aux langues dites minoritaires au sein de l’État russe.
Ces nouveaux territoires de la prose russe contemporaine gagneraient à être cartographiés et décrits, de façon à mettre en évidence continuité historique et ruptures.
Institutions officielles et alternatives : nouveaux lieux de la littérature
– Stratégies éditoriales individuelles (écrivain.es) et collectives (maisons d’éditions)
– Discours institutionnels (universités, bibliothèques, musées) sur la littérature et le rôle de l’écrivain, associations professionnelles (Российский книжный союз) et nouvelles formes de la censure
– Vers un nouvel underground ? lieux et institutions littéraires alternatifs
Enfin, on aimerait également contribuer à enrichir les études sur la littérature contemporaine russe en abordant le versant institutionnel de la question, qui est celui où le face-à-face avec le pouvoir est le plus constant. La reconfiguration du paysage éditorial russe dans la période post-soviétique puis sous Poutine a déjà été étudiée (Ostromooukhova, Mélat) : la diversification des années 1990 s’est suivi d’une consolidation autour de deux géants, Eksmo et AST, qui ont fusionné en 2012. Malgré cela, les années 2010 ont vu l’apparition de nombreuses petites maisons d’édition, parfois adossées à des librairies (Все свободные à Saint-Pétersbourg) ou à des organismes de presse (Такие дела).
On peut également s’interroger sur les positions prises par les bibliothèques, les musées littéraires, les départements de lettres, qui sont des lieux où la question de l’adhésion ou de la résistance au pouvoir se pose de façon très concrète. L’apparition d’institutions littéraires alternatives, spécifiquement en ce qui concerne l’enseignement de l’écriture littéraire (Write like a grrrl, Школа литературных практик) en parallèle du très établi institut Gorki, est également un phénomène singulier des années 2010.
Enfin, la circulation numérique des textes littéraires a connu un développement considérable depuis le 24 février 2022, mais s’inscrit dans une histoire plus longue : les plates-formes personnelles et collectives, les pages Facebook, Instagram ou Telegram d’auteur.es constituent un tiers-lieu de la littérature russe du 21ème siècle qu’il importe d’explorer à la suite de quelques études pionnières (Vejlian, Lipovetsky).
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Calendrier
Envoi des propositions (entre 300 et 500 mots) avec courte biographie à l’adresse suivante : etre.ecrivain.sous.poutine@gmail.com avant le 1er septembre 2024.
Les langues du colloque sont le français, le russe et l’anglais.
Une prise en charge des frais de transport et d’hébergement est envisagée.
Une sélection d’articles issus du colloque sera publiée dans un numéro de la revue Slavica Occitania.
Comité d’organisation :
Sylvia Chassaing (Inalco, CREE)
Antoine Nicolle (Inalco, CREE)
Comité scientifique :
Isabelle Després (Université Grenoble Alpes)
Sarah Gruszka (EHESS / Sorbonne Université)
Hélène Mélat (Sorbonne Université)
Bella Ostromooukhova (Sorbonne Université)
Dany Savelli (Université Toulouse Jean Jaurès)
Bibliographie indicative
Birgit Beumers, Alexander Etkind, Olga Gurova, Sanna Turoma (éds.), Cultural Forms of Protest in Russia, New York, Routledge, 2017.
Marijeta Bozovic, Avant-Garde Post–: Radical Poetics After the Soviet Union, Cambridge, Harvard University Press, 2023.
Isabelle Després, « Peut-on écrire l’histoire du postmodernisme russe ? » in Revue des études slaves, vol. XCIII, n°2-3, 2022, p. 301-316.
Evgeny Dobrenko, Mark Lipovetsky (éds.), Russian Literature since 1991, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
Aleksandra Konarzewska, Anna Nakai (éds.), Voicing Memories, Unearthing Identities: Studies in the Twenty-First-Century Literatures of Eastern and East-Central Europe, Wilmington, Vernon Press, 2023.
Lena Jonson, Andrei Erofeev (éds), Russia – Art Resistance and the Conservative-Authoritarian Zeitgeist, New York, Routledge, 2018.
Ilya Kukulin, « Cultural Shifts in Russia since 2010: Messianic Cynicism and Paradigms of Artistic Resistance » in Russian Literature, vol. 96-98, 2018, p. 221-254.
Mark Lipovetsky, Postmodern Crises: From Lolita to Pussy Riot, Brookline, Academic Studies Press, 2017.
Hélène Mélat, Le premier quinquennat de la prose russe, Paris, Institut d’études slaves, 2005.
Hélène Mélat (éd.), La littérature russe à l’aube du XXe siècle, Paris, Institut d’études slaves, 2005.
Hélène Mélat, « Vingt ans après : que sont nos espoirs devenus ? Le contexte socio-littéraire postsoviétique : 1992-2012 », in Petra James et Clara Royer (éds), Sans faucille ni marteau. Ruptures et retours dans les littératures européennes postcommunistes, Peter Lang, 2013.
Boris Noordenbos, Post-Soviet Literature and the Search for a Russian Identity, New York, Palgrave Macmillan, 2016.
Bella Ostromooukhova, « Être un petit éditeur engagé dans la Russie d'aujourd'hui : Le cas de la maison d'édition Ad Marginem » in Bibliodiversity : Publishing and Globalization, n°4, 2015, p. 34-41.
Bella Ostromooukhova, « Négocier le contrôle, promouvoir la lecture. Éditeurs indépendants face à l'État dans la Russie des années 2010 » in Bibliodiversity : Publishing and Globalization, Alliance des éditeurs indépendants, 2019.
Aleksei Semenenko (éd.), Satire and Protest in Putin’s Russia, New York, Palgrave Macmillan, 2021.
Евгения Вежлян (Воробьева), «Современная поэзия и проблема ее “нечтения”: опыт реконцептуализации» in НЛО, n°143, 2017.
Анна Голубкова, « Роль и значение «толстых» журналов в литературном процессе второй половины 2010-х годов » in Artikuliatsia, n°18, 2021, http://articulationproject.net/13874
Галина Юзефович, « Невозвращенцы » in Знамя, n° 11, 2004, URL : https://magazines.gorky.media/znamia/2004/11/nevozvrashhenczy.html
Галина Юзефович, « Литература по имущественному признаку: что читает средний класс » in Знамя, n° 9, 2005, URL : https://magazines.gorky.media/znamia/2005/9/literatura-po-imushhestvennomu-priznaku-chto-chitaet-srednij-klass.html