Nouvelles formes et pratiques de l’écriture de soi : l’autothéorie et la transbiographie (revue Studia Universitatis Babeș-Bolyai. Philologia)
Appel à contributions :
« Nouvelles formes et pratiques de l’écriture de soi : l’autothéorie et la transbiographie »
Numéro 1 /2025, Studia Universitatis Babeș-Bolyai. Philologia
Coordonnateurs :
Andrei Lazar (Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca) et Diana Mistreanu (Université de Passau)
Les dernières décennies ont vu émerger de nouvelles formes d’écriture autobiographique, accompagnées d’une réflexion critique qui se fixe pour objectif de les interroger et les théoriser, s’efforçant de proposer des pistes de réponse aux questions qu’elles soulèvent concernant le rapport entre œuvre et biographie. Ainsi, dans un champ théorique dominé jusqu’à récemment par les notions d’autobiographie (Lejeune 1975) et d’autofiction (Colonna 1989, cf. Doubrovsky 1977), plusieurs fois remaniées depuis leur théorisation dans la seconde moitié du XXe siècle, l’apparition de nouvelles pratiques d’écriture de soi a exigé la nécessité de repenser le vocabulaire de la théorie littéraire, explorant des concepts à même de rendre compte de ces mutations. Deux de ces notions nous intéressent en particulier, à savoir l’autothéorie (Fournier 2022) et la transbiographie (Mistreanu 2021 et 2022 ; Freyermuth 2023), ce numéro se proposant d’interroger leur portée théorique et leur pertinence dans la production littéraire de langue française du début du XXIe siècle (2000 - à présent).
Forgée dans l’espace critique anglo-saxon, l’autothéorie désigne un genre se trouvant à mi-chemin entre la création autobiographique, les arts visuels, la réflexion philosophique et la critique sociale. Comme le montre l’écrivaine, enseignante et artiste Lauren Fournier dans l’ouvrage qu’elle a consacré à l’autothéorie (2022), il s’agit d’une approche (mais aussi « impulsion », « pratique », « force générative ») enracinée dans l’activisme féministe qui fait écho aux mouvements de justice sociale, utilisant la mémoire et l’expérience individuelles comme vecteurs de réflexion sur les aspects politiques, sociaux et culturels de notre monde. L’autothéorie est une pratique par excellence transgressive, mettant en évidence la porosité des frontières, souvent illusoires, entre l’art et la vie et entre la théorie et la pratique. En outre, proposant une revalorisation et une reconceptualisation du biographique, dans le sillage des Fragments d’un discours amoureux (1977) de Roland Barthes, l’autothéorie constitue également la manifestation d’un virage épistémique selon lequel l’expérience individuelle sort du cadre de l’anecdotique et du négligeable pour devenir un outil de réflexion sur le monde et un instrument de critique sociale. Parmi les œuvres autothéoriques, nous pourrions placer l’essai du philosophe espagnol Paul B. Preciado, Testo yonqui. Sexo, drogas y biopolítica (2020), dans lequel l’auteur met en scène une expérience faite avec son propre corps (l’application de testostérone précédant sa transition de genre), insistant notamment sur les dimensions pharmacologique et
politique de celle-ci. Ce type de réflexion sur les relations entre écriture, corps, sexualité et capitalisme à l’époque contemporaine serait à retrouver aussi, à des degrés et dans des configurations différentes, chez Hélène Cixous, Annie Ernaux, Sophie Calle, Chantal Akerman, Édouard Louis, etc.
Ces questionnements sont constitutifs aussi pour la transbiographie, terme désignant une création littéraire qui relève à la fois du registre de la fiction et de l’écriture de soi. Se passant du pacte lejeunien de la triple identité nominale, condition sine qua non aussi bien de l’autobiographie et de l’autofiction, l’écriture transbiographique consiste à inscrire le biographique dans le fictionnel. La notion de transbiographie reposera plutôt sur l’acception de l’identité développée dans les travaux de Lisa Feldman Barrett (Feldman Barrett 2017 ; Hoemann et Feldman Barrett 2018), qui adopte une perspective neurophénoménologique selon laquelle l’identité ne consiste pas principalement dans ce que la sociologue allemande Gabriele Rosenthal appelle « les données biographiques » (2018 : 168) telles que le nom, la date de naissance et la dimension factuelle d’une existence, mais dans les éléments que Feldman Barrett considère comme « pertinents pour soi » (self-relevant) et qui englobent les concepts (personnes, récits, croyances, idées, etc.) que l’on associe à sa propre personne. Les textes transbiographiques – on peut penser à l’œuvre d’Andreï Makine ou à celle de Jean Rouaud (Freyermuth 2023), à la première partie du roman Nirliit (2015) de l’écrivaine québécoise Juliana Léveillé-Trudel ou à certains passages de l’œuvre de Shumona Sinha ou de Raymond Queneau – encodent le biographique dans le fictionnel en le faisant passer par celui-ci, exigeant ainsi au critique un travail de décryptage pour analyser le rapport entre les deux. Comme dans le cas de l’autobiographie, la pratique précède sa théorisation, Jean-Pierre Martin ayant intégré dans cette catégorie l’œuvre de Proust, dont il cite l’aveu fait à Gide : « Vous pouvez tout raconter ; mais à condition de ne jamais dire : Je. » (Martin 2006, 173).
À la lumière de ces observations, le présent numéro se propose d’explorer ces deux nouvelles formes d’écriture de soi en se fixant un double objectif. Il s’agit, d’un côté, de tester l’applicabilité de ces notions à la production littéraire contemporaine de langue française, en identifiant des ouvrages autothéoriques et transbiographiques pour analyser leurs stratégies discursives, esthétiques et narratives, la mise en scène du moi, le rapport entre la vie et l’œuvre et entre l’œuvre et les dimensions politiques, culturelles et sociales du monde, à travers le prisme de ces pratiques scripturales. Le second objectif consiste à interroger, critiquer et approfondir la dimension théorique de ces deux notions, en questionnant leur pertinence, leurs spécificités, les critères utilisés pour les définir, les directions dans lesquelles elles peuvent être approfondies ou repensées, la manière dont elles englobent, rejettent ou reprennent à nouveaux frais des formules comme celles de posture littéraire (Meizoz 2007), d’automédialité (Dünne & Moser 2008), de narratologie transmédiale (Baroni 2017) ou même d’autobiographie intermédiale (Lazar 2021), afin de mener à une meilleure compréhension du fait littéraire dans notre monde contemporain.
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Les articles seront rédigés en anglais ou en français et seront accompagnés d’un résumé en anglais de 250 mots maximum, de 5 mots-clés et d’une brève présentation biobibliographique des auteurs. Tous les détails concernant la mise en page des articles sont disponibles au lien suivant :
http://studia.ubbcluj.ro/serii/philologia/index_en.html.
La revue Studia Universitatis Babeș-Bolyai. Philologia est répertoriée dans plusieurs bases de données internationales : ERIHPLUS, EBSCO Host, CEEOL, PROQUEST et Web of Science ESCI. Cf. : http://studia.ubbcluj.ro/serii/philologia/philologia_indexari_en.html.
Calendrier de soumission :
• 20 juillet 2024 – date limite pour l’envoi des propositions d’articles (résumé de 200
mots, 7 mots-clés, minimum 5 références théoriques, notice biographique de l’auteur
de 150 mots) ;
• 30 juillet 2024 – notification de l'acceptation de la proposition ;
• 1 octobre 2024 – soumission des articles complets (les consignes pour les références
bibliographiques se trouvent sur le site web de la revue : http://studia.ubbcluj.ro/serii/philologia/pdf/Instructions_En.pdf) ;
• 31 mars 2025 – publication du numéro thématique.
Prière d’envoyer les résumés et les articles aux adresses suivantes :
• philologia.studia@ubbcluj.ro
• lazar_andrei_ioan@yahoo.fr
• diana.mistreanu21@gmail.com.
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Ouvrages cités :
BARONI, Raphaël. « Pour une narratologie transmédiale », Poétique, 182/2017, p. 155-175.
BARTHES, Roland. Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977.
COLONNA, Vincent. L’Autofiction, essai sur la fictionalisation de soi en littérature, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), 1989, [en ligne] : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00006609/document, document consulté le 20 mars 2023.
DOUBROVSKY, Serge. Fils, Paris, Galilée, 1977.
DUÜNNE, Jörg et MOSER, Christian. « Automédialité. Pour un dialogue entre médiologie et critique littéraire », Revue d’études culturelles, 4/2007, « L’automédialité contemporaine », p. 11-20.
FELDMAN BARRETT, Lisa. How Emotions Are Made. The Secret Life of the Brain, Boston-New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2017.
FOURNIER, Lauren. Autotheory as Feminist Practice in Art, Writing, and Criticism, Cambridge (MA), MIT Press, 2022.
FREYERMUTH, Sylvie. « Une brève lecture du Cycle “La vie poétique” à travers l’étude de la constitution de la mémoire autobiographique chez Jean Rouaud », in Sylvie Freyermuth et Diana Mistreanu (éds.), Explorations cognitivistes de la théorie et la fiction littéraires, Paris, Hermann, 2023, p. 129-150.
HOEMANN, Katie et FELDMAN BARRETT, Lisa. « Concepts dissolve artificial boundaries in the study of emotion and cognition, uniting body, brain and mind », Cognition and Emotion, octobre 2018, [en ligne] : 10.1080/02699931.2018.1535428, document consulté le 20 mars 2023.
LAZAR, Andrei. L’Autobiographie entre le texte et l’image, Cluj-Napoca, Casa Cărții de Știință, 2021.
LEJEUNE, Philippe. Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
LEVEILLE-TRUDEL, Juliana. Nirliit, Chicoutimi, La Peuplade, 2015.
MARTIN, Jean-Pierre. La Honte. Réflexions sur la littérature, Paris, Seuil, 2006.
MEIZOZ, Jérôme. Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.
MISTREANU, Diana. Andreï Makine et la cognition humaine. Pour une transbiographie, Paris, Hermann, 2021.
MISTREANU, Diana. « Littérature et sciences cognitives : quels enjeux pour les rapports entre œuvre et biographie ? », Acta romanica, 24/2022, « Paradigmes en littérature, la littérature comme paradigme. Dés-essentialiser la littérature : apports et enlèvements », sous la direction de Timea Gyimesi, p. 25-44.
PRECIADO, Paul B. Testo Yonqui. Sexo, drogas y biopolítica, Barcelona, Anagrama, 2020.
ROSENTHAL, Gabriele. Interpretive Social Research. An Introduction, Göttingen, Göttingen University Press, 2018.