« Postures pileuses »
Colloque organisé par Christophe Meurée, Anne Reverseau et Émilien Sermier
Maison de la Francité (Bruxelles), 3-4 avril 2025
La Barbe bleue et Riquet à la houppe, Le Barbier de Séville, Poil de carotte, La Cantatrice chauve, La Moustache ou encore La Tresse : nombre d’œuvres littéraires font allusion à l’apparence capillaire ou pileuse. À la fois éléments de description et objets de fétichisation, les indices pileux servent avant tout à caractériser les personnages. Mais qu’en est-il des cheveux et des poils de l’écrivain et de l’écrivaine ?
Dans les littératures de langue française des deux derniers siècles, la pilosité a acquis un capital symbolique sur deux plans au moins. D’une part, parce que la nature transformable du poil participe de la singularisation des artistes, dans une époque post-révolutionnaire qui voit disparaître parmi les milieux cultivés la perruque au profit d’une chevelure plus naturelle (Diderot ayant été à cet égard précurseur). D’autre part, parce que la médiatisation de l’écrivain va croissant tout au long du XIXe siècle et le pousse à faire de son corps une marque, jouant de postures qui se manifestent jusque dans certains choix capillaires et pileux. L’écrivain est alors reconnu par quelques traits distinctifs dont Félix Vallotton a bien traduit l’importance au sein du Livre des masques de Rémy de Gourmont (1896-1898), où les arrangements capillaires sont volontiers caractéristiques, telle la chevelure indéfinissable de Rachilde, hésitant entre la coupe courte et le chignon, comme inachevée. L’apparence pileuse participe pleinement de la posture et de l’ethos de l’écrivain. Comme pour de nombreuses marques, la constance de l’apparence est essentielle pour permettre au public de reconnaître l’écrivain et de s’attacher à sa personne. Hormis quelques calvities involontaires, rares sont d’ailleurs les auteurs qui changent radicalement de style pileux, même si certains se laissent pousser barbe et/ou moustache (Hugo, Verlaine, Frankétienne) ou alors les laissent tomber (Maeterlinck, Gide) ou se laissent pousser les cheveux en avançant en âge (Aragon, Robbe-Grillet, François Emmanuel) ou encore font varier la couleur ou l’agencement avec une inconstance délibérée (Chloé Delaume, Lisette Lombé, Laura Vazquez).
Le plus souvent, l’apparence de l’écrivain répond aux normes socialement acceptables de son époque. Ainsi, les écrivains masculins du XIXe siècle arborent volontiers cheveux mi-longs, moustaches, voire rouflaquettes accentuant parfois l’aspect « artiste » ou « dandy » (Balzac, Barbey d’Aurevilly, Flaubert, Huysmans, Villiers de l’Isle Adam, etc.). Dès la Première Guerre mondiale, le rasage s’impose peu à peu tout au long du XXe siècle – en particulier parmi les avant-gardes qui s’inscrivent volontiers dans le sillage juvénile et glabre de Rimbaud (Breton, Éluard, Desnos, Tzara, Radiguet), mais aussi parmi les existentialistes (Sartre, Camus) ou plus tard chez Genet, Beckett, Barthes, Le Clézio, Michon ou Volodine, malgré la vogue de la barbe de trois jours et des cheveux en bataille qui, depuis les années 1990, permet aux auteurs d’osciller entre allures au fil de leurs apparitions (Mauvignier, Senges, Wauters, etc.)
Chaque choix trichologique recèle cependant ses propres déclinaisons : aux moustaches imposantes de Verhaeren ou de Mallarmé répondent celles, plus discrètes mais tout aussi travaillées, de Proust, de Valéry, de Ramuz ou de Jouve. Sachant qu’il n’y a pas de décision strictement cosmétique, pourquoi Sarraute, Duras, Sagan, Cixous ou Angot portent-elles les cheveux courts, alors que Yourcenar, Kerangal, Montalbetti ou NDiaye les portent-elles longs ? S’agissant des autrices, l’alternative se joue-t-elle entre, d’une part, l’exposition d’une féminité traditionnelle qui adhère aux canons d’une époque et, d’autre part, la caricature ou la rupture vis-à-vis de ces mêmes canons ? La pilosité est assurément affaire d’époque et de mode, mais le choix de céder au goût du jour – ou d’y résister – relève d’une inscription au sein d’un imaginaire spécifique ou d’un geste politique. En témoignent les réflexions sur la pilosité féminine de Monique Wittig ou celles de Virginie Despentes sur l’épilation. L’évolution d’une chevelure peut suivre les évolutions d’un positionnement sociétal, particulièrement au sein de minorités dites visibles. Ainsi, les chignons ouvragés de Beauvoir semblent représenter à la fois la complexité et la discipline d’une « jeune fille rangée » devenue une grande figure d’intellectuelle. La pilosité affirme ou infirme la différence de sexe ou de genre, au même titre que sa domestication (ou un refus de domestication) puisse représenter un positionnement politique ou une lutte contre l’aliénation (voir les analyses de Bromberger et de Sméralda) : les cheveux lâchés de George Sand au XIXe siècle, les cheveux courts de Mireille Havet et de Colette, le crâne rasé de Claude Cahun au début du XXe siècle, les cheveux gris de Sophie Fontanel et de Mona Chollet, ou encore le passage d’extensions lisses à une coupe courte résolument crépue pour Maryse Condé en sont autant d’exemples. De même, au XIXe siècle, Alexandre Dumas n’a pas hésité à laisser pousser ses « cheveux crépus », bravant ainsi les attaques racistes qu’ils ont pu lui valoir.
Si toutes les personnalités publiques (politiques, acteurs, sportifs, etc.) sont conscientes et soucieuses de l’image qu’elles renvoient, l’écrivain négocie son apparence avec les ressources imaginaires et idéologiques de son époque et de son milieu. Tout auteur est en quelque sorte tenu de se positionner, qu’il choisisse de s’inscrire dans ou contre le règne de l’image ou parfois, surtout à notre époque hypermédiatique, tout contre… Les tignasses hirsutes de Cocteau ou de Perec semblent faire la nique aux calvities de Mauriac, de Simon ou de Guyotat… mais les uns et les autres en ont fait des signes distinctifs qui permettent de reconnaître leur silhouette sur les plateaux de télévision aussi bien qu’au sein de leurs œuvres. Ces dernières peuvent alors fonctionner comme un miroir dans lequel l’écrivain vient réfléchir sa propre apparence. Que penser des remarques sur la virilité de la moustache dans « Toine » de Maupassant ou dans le roman de Carrère portant précisément sur cet attribut ? Le dialogue entre l’ethos pileux de l’écrivain, sa biographie et son œuvre peut s’avérer fécond. Les affaires de poils peuvent même s’infiltrer dans les questions de style : l’on se souvient d’Aragon qui, dans Le Paysan de Paris, ironisait sur les « ondulations Marcel », manière d’imposer un traité du style par le biais de la référence à certaines coiffures datées.
Les modifications de l’apparence peuvent également fournir une matière de choix à l’élaboration d’un mythe personnel : les écrits autobiographiques ou autofictionnels regorgent ainsi de notations relatives à la pilosité (apparente ou non). Marguerite Duras affirme dans L’Amant avoir adopté les cheveux courts à l’âge de 23 ans, telle une initiation qui la coupe littéralement de l’enfance ; Annie Ernaux met en scène la chute des cheveux consécutive au cancer dont elle immortalise le processus dans L’Usage de la photo ; Jean-Philippe Toussaint insiste, dans Football et dans L’Échiquier, sur le signe de prédestination littéraire que représente la calvitie qu’il a héritée de son grand-père maternel. Calvitie et dépigmentation, en tant que signe de vieillissement assumés, connotent également la maturité, alors que nombre d’écrivains refusent obstinément les signes de l’âge ou de la maladie en choisissant d’arborer teintures ou postiches : entre la fougue de la jeunesse et la sagesse de l’écrivain, il faut sans doute choisir… ou s’abstenir de choisir.
La dimension pileuse est dès lors constitutive de légendes littéraires, comme en témoigne avec ténacité l’image punk d’un Baudelaire aux « cheveux verts », forgée par Maxime du Camp et reprise à l’envi depuis. Plus globalement, la figure archétypale du poète apparaît très souvent associée à des chevelures rebelles ; et si Arthur Cravan sera représenté à contre-courant comme « le poète aux cheveux les plus courts du monde », Julien Gracq raillera dans Préférences « le cheveu long et hirsute […] des poètes ». Voilà qui invite également à interroger non seulement d’éventuelles généalogies ou proximités capillo-littéraires (Cocteau-Colette) dans ce qu’on pourrait appeler le « champ pilaire » des lettres, mais aussi les représentations pileuses d’écrivains – réels ou imaginaires – au sein de diverses productions fictionnelles, à l’écran (Un jeune poète de Damien Manivel en 2014 ou The French Dispatch de Wes Anderson en 2021) ou ailleurs. De fait, les chevelures et les mèches d’écrivains occupent une place symbolique particulièrement marquante en termes de réception, contribuant à leur iconisation et faisant l’objet de patrimonialisation voire de fétichisation au sein des maisons d’écrivains ou des institutions muséales (ainsi des mèches de George Sand exposées au Musée de la Vie romantique).
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Le colloque se propose ainsi d’étudier l’ensemble de ces questions, au croisement des approches littéraires, sociales, gender et intermédiales, à travers des études de cas aussi bien que des contributions plus transversales. Les propositions de communication (500 à 1000 caractères ou 150 mots environ) sont à adresser conjointement à Christophe Meurée (christophe.meuree@aml-cfwb.be), à Anne Reverseau (anne.reverseau@uclouvain.be) et à Émilien Sermier (emilien.sermier@unil.ch) pour le 1er septembre 2024 au plus tard (une réponse sera fournie dans les six semaines qui suivent).
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Comité scientifique
Laurence Brogniez (Université libre de Bruxelles), Tanguy Habrand (Université de Liège), Mathilde Labbé (Université de Nantes), Michel Lisse (UCLouvain), Jérôme Meizoz (Université de Lausanne), Christophe Meurée (Archives & Musée de la Littérature, Bruxelles), Magali Nachtergael (Université Bordeaux Montaigne), Marie-Clémence Régnier (Université d’Artois), Anne Reverseau (FNRS-UCLouvain), Émilien Sermier (Université de Lausanne), David Vrydaghs (Université de Namur).
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Bibliographie indicative
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Bulteau, Michel, Le Club des Longues moustaches [1988], Paris : Quai Voltaire, 2004.
Butler, Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe » [2009], trad. Charlotte Nordmann, Paris : Amsterdam, 2018.
Chollet, Mona, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2018.
Chollet, Mona, Beauté fatale : les nouveaux visages d’une aliénation féminine [2012], Paris : La Découverte, « Poche », 2015.
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