Pour une approche mythologique de la transition énergétique
Colloque international
Université de Liège, 17-18 octobre 2024
Parmi les discours et les pratiques qui tentent de répondre à la crise écologique, l’idée de transition énergétique domine : elle consiste à chercher des solutions technologiques permettant de réduire la consommation d’énergie et de remplacer les énergies fossiles par des ressources dites durables. À la suite des travaux de Cara New Daggett, ce colloque postule que les techniques sont inséparables de cadres narratifs qui les justifient et les inscrivent dans des histoires et des rapports de force particuliers (Daggett 2023). En ce sens, la transition énergétique s’appuie autant sur des techniques et des objets que sur des récits, qui ouvrent ou referment le champ des possibles, façonnent des imaginaires et activent des affects. Nous proposons d’envisager ces récits comme autant de mythes, qu’il s’agira d’identifier et de décrire.
Dans ses Mythologies, Roland Barthes définissait le mythe comme « un mode de signification », « un usage social qui s’ajoute à la pure matière » (Barthes 1957 : 181). Considérés dans cette perspective, les objets de la transition énergétique sont vecteurs de récits qui les valorisent (vert, recyclable, neutre en CO2,…), les qualifient comme solutions et façonnent concrètement nos expériences d’usagers et de consommateurs d’énergie. Depuis Barthes, toutefois, de l’eau a coulé sous les ponts des sciences humaines et sociales. Sans parler du fait que ses Mythologies ont parfois inspiré des formes de description complaisantes ou dépolitisantes, deux questions au moins nous semblent devoir être adressées à l’approche de Barthes. La première est de savoir si la définition barthésienne du mythe, qui présuppose une séparation entre la « pure matière » et le monde social reconduisant tacitement le partage moderniste entre nature et culture, n’exige pas d’être réélaborée, dans le sillage des travaux contemporains qui visent à pluraliser les régimes de sémiose et à les réinscrire dans la fabrique de mondes indissociablement naturels-et-culturels, matériels-et-sémiotiques (Ingold 2013, Kohn 2017, Haraway 2018). La deuxième question concerne l’attitude à adopter face aux mythes et la façon de les valoriser. Si les sciences sociales envisagent souvent les mythes comme autant d’écrans idéologiques, qui appellent en retour un geste de démystification, cette acception péjorative n’est pas la seule envisageable. Dans le sillage des travaux de Donna Haraway, et notamment du Manifeste Cyborg, nous nous proposons d’envisager les mythes comme des lieux d’élaboration collective de significations, dont la valeur émancipatrice ou normalisatrice n’est pas fixée a priori mais fluctue suivant les conjonctures et les formes d’appropriation et de réappropriation, parfois conflictuelles, qu’ils suscitent (Haraway 1991).
Plusieurs travaux ouvrent aujourd’hui des voies fécondes pour une approche mythologique de la transition énergétique. Dans Pétromasculinité, Cara New Daggett met en lumière et critique la dimension performative de ce qu’elle nomme le « mythe fossile », tout en s’attachant à relayer d’autres types de récits, susceptibles d’ouvrir d’autres possibles et de cultiver des modes d’attention que le bon sens extractiviste laisse couramment en friche (Daggett 2023). Dans Le Consumérisme à travers ses objets, Jeanne Guien étudie dans une perspective matérialiste les configurations narratives dans lesquelles s’inscrivent plusieurs objets de consommation courante, tout en élaborant une méthodologie qui vise à prendre ses distances avec la sémiologie de Barthes et les approches post-situationnistes (Guien 2021). Dans le sillage de ces travaux, et de quelques autres (Lopez 2022, Mateus & Roussilhe 2023, Fressoz 2024), l’objectif de ce colloque est d’identifier et de décrire la configuration mythologique que construisent (et qui soutient en retour) l’exhortation à la transition énergétique et ses objets.
Quels sont aujourd’hui les récits qui qualifient et confèrent un droit de cité à des objets techniques en tant que solutions énergétiques ? Comment récits, techniques et objets s’articulent-ils ? Quelles sont les tensions qui les traversent ? Les contributions au colloque pourront s’inscrire, sans exclusive, dans les axes de travail suivants, qui sont évidemment complémentaires :
− questions de méthode : pourquoi, et comment, étudier la transition énergétique d’un point de vue mythologique ? quels types d’enquête inventer, tant dans les approches de terrain que dans les formes de restitution ? quelles postures analytiques et critiques adopter, qui puissent rendre compte à la fois de l’hétérogénéité matérielle-sémiotique des mythes et des appropriations plurielles dont ils font l’objet ?
− expériences d’objets : le panneau photovoltaïque, la borne de recharge électrique et l’imprimante 3D apparaissent comme de bons candidats à l’approche mythologique ; quelles premières pistes d’analyse peut-on dégager à leur endroit ? comment enrichir cet inventaire, en étant notamment attentifs aux dispositifs plus larges (la maison passive, la voiture électrique, le fablab, etc.) et aux sphères d’expérience sociales (le domicile, le transport, le milieu professionnel, la sphère académique, etc.) qui sont associées à ces objets ?
− ouvertures de possibles : y aurait-il des objets disqualifiés en tant que réponses pertinentes aux enjeux énergétiques, non pas en raison de leurs caractéristiques techniques, mais parce qu’ils débordent ou ne s’ajustent pas entièrement au cadre mythologique dominant ? et comment transformer ces présences à bas bruit en densités mythologiques désirables ?
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Bibliographie
Barthes (Roland), Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
Daggett (Cara N.), Pétromasculinité. Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministes, Marseille, Éditions Wildproject, 2023.
Fressoz (Jean-Baptiste), Sans transition : une nouvelle histoire de l'énergie, Paris, Seuil, 2024.
Guien (Jeanne), Le Consumérisme à travers ses objets. Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants, Paris, Éditions Divergences, 2021.
Haraway (Donna J.), Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.
Haraway (Donna), Manifeste des espèces compagnes, Paris, Climats, 2018.
Ingold (Tim), Marcher avec les dragons, Bruxelles, Zones Sensibles, 2013.
Jarrige (François) & Vrignon (Alexis), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, Paris, La Découverte, 2020.
Kohn (Eduardo), Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Bruxelles, Zones Sensibles, 2017.
Lopez (Fanny), À bout de flux, Paris, Éditions Divergences, 2022.
Mateus (Quentin) & Roussilhe (Gauthier), Perspectives low-tech. Comment vivre, faire et s’organiser autrement ?, Paris, Éditions Divergences, 2023.
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Modalités de soumission
Envoyer un titre et un résumé compris entre 200 et 500 mots aux trois adresses suivantes :
Julien.jeusette[at]khk.uni-saarland.de
Julien.Pieron[at]uliege.be
Francois.Provenzano[at]uliege.be
Spécifier en objet du courrier : Mythologies de la transition.
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Calendrier
- 30/06/2024 : date-limite de réception des propositions d’interventions
- 08/07/2024 : notification de l’acceptation des propositions d’interventions et établissement du programme
- 17-18/10/2024 : tenue du colloque
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Organisation
Julien Jeusette // Université de la Sarre, Centre de recherche Käte Hamburger sur les pratiques culturelles de réparation
Julien Pieron // ULiège, Département de Philosophie
François Provenzano // ULiège, Département de Langues et littératures françaises et romanes.